Récemment apparu sur la scène politique comorienne, Nkarobwe incarne une figure inattendue dans l’imaginaire des années 2000. Pieds nus, cheveux et barbe hirsutes, boubou blanc propre. De village en village à Ngazidja, Nkarobwe distille sa vision critique des hommes au pouvoir, donnant l’impression de vouloir défier la force publique. Récemment, le zèle d’un officier indélicat l’a fait kidnapper et torturer. Ce qui a eu pour avantage de lui donner encore plus de visibilité auprès du citoyen, qui le pensait « fou », au départ.
Il y a plus de 100 ans, l’anglais Gilbert Keith Chesterton écrivait : « Le fou n’est pas l’homme qui a perdu la raison. Le fou est celui qui a tout perdu, excepté la raison ». Aujourd’hui, Maître Nkarobwe se définit comme « un fou qui raisonne ». Est-ce là la rencontre fortuite de deux esprits éclairés ? Il est en tout cas certain que le second, qui a certes reçu un enseignement de base à l’école, n’a pas lu, et encore moins rencontré, le premier, célèbre écrivain du 19e siècle. Nkarobwe est-il alors le fou que l’on croit ? En tout cas, il semble bien assumer, malicieusement, son statut ambivalent de va-nu-pieds, d’« idiot du village » et de « maître » (fundi).



Nkarobwe et son public à Ntsudjini.
Il n’y a pas si longtemps encore, Maître Nkarobwe avait élu domicile à la mosquée de Djomani, à Moroni, dispensant ses conférences magistrales sur la situation du pays à la mosquée Al-Qasm, tous les vendredis. Son auditoire devenant de plus en plus nombreux, il a décidé de courir les villages de Ngazidja, pour prêcher sa doctrine politique et religieuse, après la grande prière. Il dit même avoir créé un mouvement, dont on ne connait qu’un seul membre : lui. Il a cependant précisé, lors de son passage à Mitsudje, que son combat, il le mène avec le peuple. Sauf que le cœur dudit peuple lui apparaît insensible en tous points : « yembwana yinu yahangu nanyi, sha ndapvo mwafa zeroho ». A-t-il pété les plombs, le fou, a-t-on envie de dire, ou est-il en train de devenir cet « homme fou », par qui nous devons passer, selon Michel Foucault, pour atteindre la vérité ?
« De l’homme à l’homme vrai, le chemin passe par l’homme fou », écrivait le philosophe. Mais peut-être qu’il faut cesser d’observer le doigt de Nkarobwe, et se concentrer plutôt sur la direction vers laquelle il pointe ! Lors de ses conférences, Nkarobwe diffuse, oralement et par écrit, ce qu’il dit être le programme de son mouvement, dans lequel il veut ressusciter la défunte « République fédérale islamique ». Il parle de religion, de justice, d’économie, d’éducation, de société, notamment. Il y défend un certain nombre de choses. Discutables, certes, mais entendables ! Des choses que ne discutent pas les pros de la politique comorienne. Ceux qui aspirent à présider aux destinées du pays, du moins. Généreux, le « fou » se risque à lancer un appel, pour qu’ils le rejoignent, d’autant qu’il dispose de ce dont ils ne se réclament pas : un programme. On en rigole, presque. On le trouve osé, pour ne pas dire audacieux. Mais personne ne se pose la question de savoir de quoi il est le révélateur.



Nakarobwe à Ntsudjini en juillet 2021.
Et s’il était la goutte d’eau susceptible de faire déborder le vase ? Mon sentiment est que Nkarobwe comble un vide. Ses prises de position publiques révèlent la sécheresse du champ politique comorien. A priori, l’avancée d’un pays requiert au moins trois conditions chez un politique. Avoir de l’ambition, c’est-à-dire savoir ce que l’on veut ; déterminer des projets solides et réfléchis pour y parvenir ; se mettre en mouvement pour les réaliser, avec des plans d’actions cohérents. Si on prend le cas du régime au pouvoir, Azali nous chante une partition de l’« Emergence ». Mais rien n’est clair sur la manière et les moyens d’y parvenir. L’union de l’opposition, par ailleurs, n’est unie que contre sa personne. Et encore ! Nul en ses rangs n’est capable de produire un élément programmatique. Pis ! Beaucoup parmi les opposants déclarés contre le régime Azali sont intimement convaincus de ne pouvoir accéder au pouvoir qu’avec l’aide de la France. Autant dire que raha karidja pvona…
Nkarobwe apparaît comme le symptôme d’une société dépassée par sa propre réalité. On pourrait, par exemple, s’interroger sur notre rôle à tous face au désastre. Personnellement, j’ai l’impression qu’après la parenthèse swalihiste, un processus de lobotomisation s’est mis en place à notre encontre, et va crescendo. Cela touche à tous les milieux, intellectuels, politiques, culturels. On dirait qu’on est conditionné à ne plus penser « pays », mais à seulement nous occuper, chacun dans son coin, des petits avantages que nous pouvons arracher aux circonstances, au nom de notre petit confort ! Et adieu au patriotisme des années de lutte pour l’indépendance ! Le citoyen n’a plus goût à rien. Il s’est transformé en pense-miettes/ gagne-miettes, profitant au possible de l’aide internationale détournée ici ou là, bénéficiant de petits contrats sans plus de consistance, ni perspective. Fini les grands débats sur la souveraineté. Comment comprendre, en effet, que l’on puisse acter le retrait de la question de Mayotte à l’ONU, sans qu’aucune indignation ou soulèvement populaire ne se soit manifesté ? Comment peut-on laisser écrire et dire officiellement que l’Union des Comores se compose de trois îles, voire signer des documents officiels auprès d’organisations internationales, portant cette mention, sans aucune protestation, ne serait-ce symbolique ?
Nkarobwe, lors d’une prise de parole à Ntsudjini en juillet 2021.
Nous sommes tous témoins de cette dérive au sommet de l’Etat, tous acteurs de cette histoire en pleine déréliction. Ngasi djo waremwe ye sindanu. Nous attendons simplement le tour du prochain « bouffeur de cerveaux », pour l’acclamer, de surcroit, s’il est de notre région, de notre île ou de notre clan. C’est là que le phénomène Nkarobwe trouve toute son importance. Qu’il puisse contribuer à faire chavirer le navire azaliste n’est pas sûr. Mais certains l’espèrent, sans trop oser l’affirmer. Tout comme ils espèrent que Mze Militera et Agwa fassent tomber les baobabs depuis deux ans. En même temps, cette geste du va-nu-pieds vient réveiller les bisounours. Elle vient clairement leur signifier que ce n’est pas la peine de pousser Azali hors du champ pour reprendre les mêmes et reproduire les mêmes erreurs. De là à penser que les conseils de Nkarobwe vont pousser au crime, il n’y a qu’un pas. Mais il est permis de penser que le phénomène panique certains au sein du régime, au point qu’ils en arrivent à imaginer le pire.
Ils ont ainsi commis la bêtise d’ordonner le kidnapping de l’homme par qui s’annonce le scandale. Ils l’ont fait prendre en otage, comme dans une vulgaire série B. Un acte symboliquement dangereux, qui nous mène sur une pente raide et glissante. Hama ntsi ilo ipasidjuu ! Avec toutes les conséquences que cela induit. Le kidnapping politique, ainsi banalisé, supposerait que personne n’est désormais à l’abri. Le citoyen, comme le policier, le militaires, le juge, voire le ministre. Aucun responsable digne de ce nom ne souhaiterait voir une telle pratique s’établir dans le pays. « Ye mdjuzi wandrongoo nde udjuwo omwiso wa hazo, sha tsinde ya djuwa omwando », dit l’adage. Prions donc pour que cela n’arrive jamais ! Prions pour que ce qui est arrivé à Nkarobwe – kidnappé – n’arrive pas à d’autres ! Prions pour que ces autorités chargées de gérer la force publique reviennent à la raison. Il est d’autres moyens de calmer un citoyen trop agité dans une société aspirant à la démocratie. S’il contrevient à la loi pour ses opinions, les forces de l’ordre doivent pouvoir l’interpeller, suivant une procédure des plus légales. On doit ensuite lui offrir la possibilité de se défendre. Une condition indispensable pour cette paix civile tant saluée par le président et son gouvernement (« ye amani inu neema »), et qui ne peut pas cohabiter avec le sentiment d’injustice permanente (mbiho kumbi).
Abdou Ahmed