Une histoire du héros empêché

Dans l’archipel, l’opinion s’inquiète, ces jours-ci, de savoir qui a tort ou qui a raison, quant au soutien à apporter à une juste cause, portée par les Mabedja, ce mouvement de jeunes issu de la diaspora. La nuance voudrait que l’on s’interroge sur les angles morts de ce moment d’histoire collective.

Ndzinyo bo ndzinyo ! Ndzinyo kulimba dene ! Ndzinyo kulimba tsala ! Ehadisi itsike mndu, itsike mhono ! Wala itsi tsalise eluha ! Aux Comores, tout le monde est à  l’affut d’une belle histoire. Les citoyens comme les forces adverses ont besoin de se projeter dans un « ailleurs », où la transformation sociale et politique est possible. Chacun ses raisons, plus ou moins avouables, bien sûr. Aucun des camps en faction n’arrive de toutes manières à incarner l’utopie d’un archipel, libéré de toutes ses chaînes. La situation n’est pas non plus assez claire pour que l’on saisisse la complexité des enjeux en cour. Amma narambe uka si udjwa usoma baruwa yats’waribulwa, owakati wehidja. Le discours des Mabedja sonne juste, foncièrement juste. Il fait appel au peuple qui manque. Mentirait celui qui prétendrait le contraire. Leur combat, cependant, est une autre affaire. Car il ne suffit pas de hisser la grande voile pour que le bateau remonte son encre et prenne le large.

La jeunesse comorienne de France, mobilisée contre les propos de Macron, sur les kwasa, Mayotte et les poissons en 2017. Une colère qui ne se limite plus à dénoncer depuis le pays d’accueil. Ils veulent à présent ouvrir un front de lutte au pays de leurs parents. Farhan et Chamoun, les deux leaders des MAbedja liberés, il en reste un en prison : Massound.

Il en faut – du temps – pour faire une guerre. L’étau se resserre, en effet, et il s’agit bien là d’une guerre. Une guerre contre la loi, non pas du plus fort, mais du plus malin. A l’endroit où sombre le pays, aujourd’hui, s’annonce un péril, immense, aussi grand que l’endroit où se concentrent les espérances tues de ce pays. On ne parle plus de Goliath, mais d’une puissance fourbe, qui joue à brouiller les consciences. A faire croire que le pays est maudit. Et que le vin peut se transformer en eau bénite ! Ntrembo la zaima hari kalinukia/ shilindroni ! Wantru kia tu/ lehimo leza litrengwe ! L’ivresse se noie dans le désir même de se maintenir debout. Or ce pays a besoin de se sentir libre, désormais. Le trop-plein de chaînes l’empêche de sentir la vitesse du vent fouetter son visage, surtout lorsqu’il s’épuise à mouliner dans le vide, en réponse aux bourdonnements du temps présent. Les Mabedja ont ouvert la brèche, là où le citoyen semblait résigné et démuni. Le pays a plus que jamais besoin de croire en une fable de la victoire face à ses propres démons.

Mais la révolte intérieure n’est pas synonyme de révolution ! Ce feu intérieur, qui s’allume à chacun des gestes des Mabedja, ne disant pas sa source – personne n’en voit le foyer originel – on spécule ! On spécule sans savoir où l’on range les mauvais et les médiocres ! Y compris, parmi les ennemis de la démocratie. Ces derniers jouent à faire peur, invoquent la menace terroriste, brandissent des armes dans la rue, arrêtent le citoyen, le mettent en cage. Puis il y a ceux qui spéculent sur la défense des droits sociaux et des libertés fondamentales, en rappelant que la liberté d’expression est une denrée de l’époque, qui a servi à démonter les mécanismes internes, propres à toutes les sociétés dominées, dans leur lente remontée du fournil. Et quand est-il de la liberté de penser ? Dire que les Comoriens ont du mal à nommer l’orage soulevant leurs cœurs ne gratifie d’aucune victoire. Cela part d’ailleurs d’un constat terrible. Celui de l’aveuglement de tous, des frustrations contenues, et du silence qui va avec. La colère ainsi assourdie ne génère que de la tétanie dans les moments de lutte, ensuite.

Lors d’une élection aux Comores, au temps de Sambi, que l’on présentait comme le candidat de la jeunesse. Un processus dans lequel cette même jeunesse a du mal à miser sa confiance, aujourd’hui.

Mais il faut plus que du storytelling pour enjamber les angles morts de cette réalité politique. Le pouvoir – le vrai – reste l’ennemi. Les pouvoirs successifs ont failli sur leurs missions de service public, n’ont pas su garantir l’Etat de droit, empêchant le citoyen dans son aspiration à plus  de liberté. L’impasse n’est pas loin. Le pouvoir à la verticale a toujours travaillé à d’autres intérêts, au détriment du peuple. Qui dit pouvoir dit aussi police, territoire, prison. Ce pays est ainsi devenu cette vaste prison, où chacun se laisse mourir dans sa cellule, en se pensant surveillé et empêché. Or ce pouvoir-là, qui n’a qu’un visage, celui du baiser de la mort, d’où qu’il vienne, peut engloutir tout le monde dans un même mouvement, emportant les audacieux au front, comme les malotrus en face, gouvernants, comme gouvernés, tout en préservant – ô mystère – le socle des intérêts ennemis. Mais  qu’est-ce que l’ennemi, s’interrogeait un enfant dans Un dhikri pour nos morts ? Est-ce le voisin, le cousin, le frère, ou bien celui qui vient de loin pour nous bouffer le foie (mtowa nye/mla nye), en sachant le miracle de la résurrection possible.

« Ari mwezi na nye sawa/ zo utsangaa/ ze hipulwa pengwa », écrit le poète Anssoufouddine Mohamed. Telle la lune, le foie a cette vieille réputation de pouvoir effectivement se régénérer, après la perte. La seule manière de nuire au processus est de broyer l’organe de l’intérieur. Et c’est peut-être ce que le pays est en train de vivre en ce moment. Mais qui perdra au change, une fois ce processus mis à mal ? Et qui incarnera l’organe ainsi broyé ? Les trafiquants de la liberté ? Ils ont la foi, mais cela, seul, ne suffira pas. Beït-Salam ? Une appellation qui n’a rien d’une réclame de paix dans un palais gagné par l’angoisse et l’arrogance à la fois. Ses détracteurs, peut-être ? Ils n’ont que la fureur de leur verbe en cette terre de servitude accomplie. Mais que charrient leurs mots ? Et si l’on se représentait, enfin, cette ombre tapie sous le béton ? _ lequel béton n’engendre que du béton, froid et dur. Le sang du béton a cette odeur âcre de la poudre, les jours de défection collective.

Le 6 juillet, lors de la fête de l’indépendance. Cette jeunesse au destin suspendu…

Faut-il céder à la parano et crier au complot ? Et si ledit complot se confondait avec une aspiration à plus de justice? Le pays est-il prêt à apprécier une telle complexité ? Où se situe l’esprit critique ? Dans cette seule liberté d’applaudir qui est offerte sur les réseaux sociaux ou dans la mise en question de ce qui ne se comprend pas encore ?  Et qui se frotte à l’écorce qui brûle, en attendant ? Ces seuls jeunes venus de la diaspora ? Soigner sa parano dans un pays assiégé n’est pas facile. Un matin, des hommes descendent du navire, avec de la pacotille dans des sacs à demi rembourrés. Qui est cet agent qui ouvre les sacs au poste de douane, et pourquoi ne sent-il pas la puanteur du cadavre, qui y est prétendument enfoui ? Pourquoi s’insurge-t-il contre la porteuse des sacs, qui, elle, n’est venue là qu’en villégiature, si l’on en croit son discours, afin se sentir exister, au moins une fois dans sa vie ? Pourquoi l’agent ne la croit-il pas, lorsqu’elle avoue ne pas être courant de la poche secrète, qui se trouverait dans ces mêmes sacs ? Derrière le guichet, s’engouffre un homme, dont on ne dira pas le nom. Il ressemble à des tas d’autres hommes postés là avant lui.

Regard méprisant, mais étrangement serein, l’homme mesure le temps que l’aiguille de la colère mettra dans sa course pour arriver à « l’heure juste », là où ses amis et lui fomentent un nouveau rêve de soumission indocile pour tous. L’agitation autour veut que l’on se demande qui a raison ou qui a tort dans la ferveur des ébats qui interpellent l’habitant de ces îles, au nom d’une souveraineté depuis si longtemps déchue. Qui a raison, qui a tort ? Le juste, comme cela se doit dans toutes les bonnes vieilles fables ou le renégat ? Ce peut être aussi le gardien du temple des horreurs. Qui sait s’il ne s’en prend pas à lui-même, débordé par le remord, à l’heure du déluge annoncé. On pourrait pencher pour l’homme à la pipe, à présent bien assis derrière le guichet. Celui-là attend que s’exprime le volcan de la déchirure ultime, depuis le cratère avec lequel il dégage sa petite fumée aux lèvres. Il est le Ciel qui éclaire dans le silence des morts. Il est aussi le bois qui prend feu dans les reins du citoyen démuni. A la fin, il remuera, comme toujours, cette terre, de fond en comble, histoire de nourrir sa volonté de puissance. Mais est-on en droit de dire « pouce ! », comme le font les gosses, qui en ont marre de courir dans la cour du maître, après avoir longtemps joué aux policiers contre les voleurs entre eux ? Peut-être que nous aurions ainsi le recul nécessaire pour deviser, ensemble.

Jack Lavane, un des fondateurs du mouvement Watwania dans la diaspora, très impliqué sur la question française de Mayotte. A l’image, lors d’une manifestation contre le processus de départementalisation de Mayotte en 2009. En haut à droite, des membres de Watwania en pleine gungu performance sur la Place du Trocadéro à Paris. En bas, à droite : la branche comorienne des Watwania.

Ce qui se passe n’a rien du scénario inédit. A un appel à la désobéissance civile répond une accusation de conspiration. Dans un climat global, où la tendance est à la méfiance de la part des non-politisés, voire des plus investis en politique. Cela fait longtemps qu’on cherche à rabibocher l’habitant de ces îles avec la politique. Dans cette société où la pression sociale atteint des niveaux ingérables, avec des notables qui en imposent, toujours plus mais qui ne savent du monde que ce qu’ils ont appris de leur passé. Une société où la compétition et la médiocrité cheminent ensemble, mais où l’établi est rarement mis en question, et où la surenchère règne dans les discours, pendant que le citoyen se vit dans la dépréciation, permanente. Depuis près d’un demi siècle, les politiques comoriens se montrent incapables de mener le moindre rêve à quai. Devenus experts en co gestion de crise, ils ne travaillent qu’à garder la face sur les places publiques, en forçant l’adhésion du citoyen par une fausse générosité, faites de largesses inavouables, la plupart du temps. En dehors des egos en parade sur la scène publique, tout le monde s’accorde sur un principe de défiance chronique et nocive, qui vient nuire à toute forme de résistance. Mais qui des Mabedja dans ce contexte d’atrophie politique ? L’artiste Baco dans un de ses titres phares prophétisait un jour en ces termes, à propos des combats de souveraineté citoyenne à venir : « Vutsoka ntsoma/ Asibabu jana/ wawo watabu manga/ tsasi wasi wa lewo/ rihimi ripvono upanga ».

Dans une réponse faite au bloggeur Idriss Mohamed Chanfi, qui s’interrogeait sur la marche à suivre face à la dynamique des Mabedja, le journaliste Saindou Kamal’Eddine opérait, en ce qui le concerne, ce rappel, au-delà des surenchères politiques et des instincts de dépréciation collective, et en partant de cet activisme issu de la diaspora : « J’ai lu avec intérêt ton constat interrogeant le sens de l’action des Mabedja, un mouvement dont l’identité reste à définir. J’ai eu cette discussion hier avec une journaliste de la place. Et je notais que ce n’est pas la première fois qu’un tel mouvement, né de la diaspora, fonde sur le pays, pour tenter une ouverture politique. Rappelons nous le mouvement Watwania sur la question de Mayotte. Malgré une forte adhésion et un contexte politique plus favorable qu’actuellement, ce mouvement s’est évanoui, les militants pourchassés. Deuxièmement, nous oublions, parfois, que le Front Démocratique et même les mouvements indépendantistes des années 1960, sont des émanations de la diaspora. Leur destin est presque identique, c’est-à-dire éphémère. J’en vois deux explications. Une déconnexion avec les formes d’expression politique de l’intérieur qui mérite que l’on s’y attarde (il n’y a pas là de jugement de valeur. Moustoifa Cheikh a géré le pouvoir, dès lors qu’il s’est « adapté » aux réalités locales). Autre explication, la marge entre société civile et politique est trop étroite pour échapper à l’instrumentalisation par les politiques (pouvoir et opposition). Cette difficulté de créer un espace de l’action citoyenne est problématique. Car il enferme toutes les formes d’expression dans une logique de conquête du pouvoir. Cette absence de ligne de démarcation entre l’engagement social et la quête du pouvoir brouille la lecture de ces mouvements sociaux ». Si personne ne sait à quoi ressemblera la suite du mouvement dit des Mabedja, on peut en tous cas leur reconnaître ce fait : ils obligent (par leurs actes posés) à repenser le « politique » dans l’archipel, au-delà des spéculations…

Soeuf Elbadawi

L’image en Une figure la libération à Moroni de deux des représentants des Mabedja, ce vendredi 13 septembre 2021. Arrêtés et suspectés de vouloir atteindre à la sûreté nationale, ils étaient venus organiser des manifestations contre la vie chère. Un troisième membre du mouvement est encore entre les crocs du pouvoir.

L’interrogation de l’enfant évoquée provient du livre Un dhikri pour nos morts la rage entre les dents, paru aux éditions Vents d’Ailleurs en 2013, prix des lycéens, aprrentis et stagiaires d’Ile de France en 2014. La vers du poète Anssoufouddine Mohamed est extrait de Brisures comoriennes, publié aux éditions Komedit en 2014. La phrase de Baco vient de Tsoma, chanson que l’on trouve notamment dans l’album Rocking my roots (Baco Distrib.).