N’est-ce pas une folie que de vouloir vendre de la littérature dans un pays n’encoura-geant pas à lire. Nous avons posé la question à Isabelle Mohamed, fondatrices de deux librairies à Ndzuani et à Maore, la Bou-quinerie d’Anjouan et celle de Passamainty.
Evidemment oui, deux fois oui ! Et tant mieux car si la « folie » signifie risque et décourage-ment, elle conduit aussi au dépassement des limites et peut devenir un vrai stimulant.
Vendre de la littérature ! Par tradition, la noblesse de la création ne fait pas bon ménage avec la trivialité du commerce. Le métier de libraire porte donc en lui-même une contradiction. Ce n’est pas exactement celui d’un commerçant. Ainsi par les temps qui courent, y compris en terre de grande tradition du livre, le libraire est un « fou » qui se bat pour faire vivre son activité, tout en préservant le sens de son métier. En France, les libraires bravent des contraintes nommées rentabilité, charges, crédibilité, et travaillent sans retour financier équivalent à leur effort. Vendre de la littérature c’est par définition être un peu fou !
A fortiori, dans un contexte n’encourageant pas à lire, entendons dans nos espaces insulaires fragiles, distants des centres de production, sans moyens et sans politique culturelle, vendre de la littérature devient pure folie ou plus simplement mission impossible. Car vendre, exige de s’inscrire pleinement dans le circuit de la distribution du livre, afin d’obtenir délais de règlement, remises commerciales et conditions préférentielles de transport. Si ces paramètres sont satisfaits, il devient possible d’acheminer les livres assez rapidement, de proposer un choix d’ouvrages d’actualité et de qualité, de traiter des commandes, bref de faire un vrai travail de libraire.
Or, obtenir toutes ces conditions commerciales implique crédibilité auprès des fournisseurs, qui exigent des garanties sans concession. Quelles garanties fournir quand l’espace lui-même, déjà trop éloigné, garde, suivant leurs critères impitoyables, réputation de pauvreté et d’instabilité ? Quelles garanties fournir quand les livres restent sur les rayons pendant plusieurs années avant de rencontrer preneurs ? L’entreprise librairie cherche alors matière à bénéfices et à bilan comptable satisfaisant grâce aux livres scolaires, et surtout, dans d’autres domaines que celui du livre. L’énergie est mise au service d’activités plus rentables ; la littérature est oubliée, le livre lui-même finit par passer au second plan et, parfois, disparaît.

Isabelle Mohamed à la Bouquinerie de Passamainty, lors de l’opération Esprit de lune en mouvement, rassemblant des auteurs comoriens.
Alors, il n’est plus question de vendre de la littérature. Les librairies meurent ou ne sont plus des librairies. Les politiques de soutien à la culture à travers le monde proposent des plans ou des actions qui supposent adhésion, montage de dossier, homologation, le plus souvent au nom de la promotion de la francophonie. Des stratégies particulières s’imposent, mais elles ne suffisent pas. Aux Comores, d’un point de vue commercial, la littérature ne se vend pas ; on peut seulement prétendre à la faire exister. En imaginant que le libraire parvienne à surmonter tous les obstacles, il reste la question du prix du livre, taxé à son entrée sur le territoire. Même si certains soutiennent ce dossier depuis longtemps, les Comores n’ont pas encore ratifié les accords qui les engageraient à ne pas appliquer de droits de douane ou autres taxes sur le livre.
L’objet livre, pas forcément très abordable sur son marché d’origine, doit payer son voyage jusqu’à un hypothétique lecteur sans pouvoir d’achat, pour finir par être taxé. Il devient produit de luxe. Sans taxes, l’opération commerciale est déjà très complexe et improbable. Après cela, elle devient suicidaire.
Alors pour vendre de la littérature, soyons fous ! Car la chance peut sourire aux fous enclins à prendre des risques inconsidérés. Et les fous rencontrant d’autres fous lecteurs font ainsi vivre l’impensable dans un défi permanent aux contraintes de la réalité.
Propos recueillis par S. Elbadawi
Ce texte est paru initialement dans le spécial du magazine Al-Watwan de décembre 2013. L’image en Une figure Isabelle Mohamed. En arrière-fond, on voit la silhouette de l’écrivain de Mohamed Nabhane.