Auteur, slameur et fondateur de la Sound Musical School B-Vice à Marseille, Mbaé Tahamida Soly vient de présenter Kwasa-kwasa pour le paradis ou même pour l’enfer au festival Afropea Nomade en France. Entretien.
Que raconte le spectacle en cours de création ?
« Kwasa-kwasa pour le paradis ou même pour l’enfer » raconte, entre autres, la tragédie d’un comorien, contraint de s’exiler sur l’île de Mayotte avec sa femme enceinte. Au terme d’une pénible traversée nocturne, leur embarcation, chargée a ras bord, fait naufrage. Dans l’attente de son expulsion, il est enfermé en compagnie d’autres rescapés au Centre de Rétention (CR) de Pamandzi[1].
« S’exiler » ? Est-ce le terme pour un Comorien se rendant à Mayotte ?
Non, le terme « s’exiler » n’est pas du tout approprié, s’agissant d’un Comorien qui se rend à Mayotte. Je souligne d’ailleurs dans la pièce que « de par son histoire, sa langue, sa religion, sa culture et sa géographie, l’île hippocampe est bel et bien comorienne ». Que les comoriens circulaient librement dans tout l’archipel, même pendant la colonisation, avant l’instauration du Visa Balladur. Hélas, force est de constater qu’aujourd’hui, Mayotte est devenue un département sous administration française, et cela, malgré les condamnations de l’ONU (ainsi que la ligue Arabe, l’OUA). Le droit de véto de la France au sein du Conseil des Nations Unis lui a permis jusqu’ici de pisser sur toutes les résolutions qui condamnent cette colonisation. Mayotte jouit même du statut de Région Ultrapériphérique (RUP) comme la Martinique, la Guadeloupe, la Guyane et la Réunion, et jouit de ce fait du soutien de l’Union Européenne. Bref, c’est un jeu de dupes où les grandes nations comme la France peuvent s’asseoir sur toutes les résolutions internationales quand les petites sont sommées de les appliquer sous peine de sanctions.
Ce projet vous tient à cœur depuis longtemps ?
Bien sûr que oui ! Les premiers vers de cette pièce remontent en 2003, après l’incendie du village de Hamouro[2] ordonné par le maire de Bandrele à Mayotte. A l’époque, mon petit frère Salim Hatubou (que Dieu ait son âme) et moi avions décidé d’écrire ensemble un livre entre conte, slam et poésie sur ce drame et la situation des sans-papiers dans cette île. Hélas, contraint par mes nombreuses activités professionnelles et artistiques, je n’ai pas pu suivre le rythme imposé par Salim. Je lui ai demandé de poursuivre seul ce projet d’écriture. Et en 2005, Salim Hatubou publie l’un des meilleurs romans : « Hamouro ». Il s’agit d’un livre poétiquement engagé qui dénonce le drame des kwasa-kwasa, ainsi que la balkanisation de l’archipel des Comores.
Pourquoi ce titre ? « Un kwasa-kwasa pour le paradis ou même pour l’enfer ».
Je crois que ce titre résume tout simplement l’état d’esprit des candidats au voyage pour Mayotte. Ils prennent les kwasa-kwasa, pensant fuir l’enfer dans les autres îles de l’archipel des Comores, pour l’eldorado mahorais, et cela en connaissance de cause des conditions infernales qui les attendent en tant que « clandestin » sur l’île-hippocampe, qui est aussi la leur. Comme je l’ai bien évoqué de façon ironique dans la pièce en disant : « Clandestin dans son propre pays ? Quelle ironie ! ».



Des images de la représentation à la Savine, Marseille (© Mélanie Reboul)
Mayotte est-il vraiment un « eldorado » ?
Non. Les sans-papiers sont harcelés, jour et nuit, par la police, exploités par des patrons, parce que sans titre de séjour, et qui, souvent, les dénoncent aux autorités pour ne pas avoir à les payer. Des enfants sont à la merci de pédocriminels pour leur subsistance, des femmes et des hommes obligés de se prostituer pour vivre. Ce n’est pas ce que j’appelle l’eldorado.
Qu’est-ce qui vous a le plus motivé dans ce projet ? Pourquoi l’avoir écrit, au final ?
Pour ne pas devenir fou, je crois. Drame après drame, jour après jour, ces naufrages sont devenus de simples chiffres, qui trouvent nulle place dans les rubriques « faits-divers » de nos journaux d’informations. Des femmes, des hommes, des enfants et des bébés meurent dans l’indifférence générale. J’étais fatigué de débattre tout le temps, encore et encore de ce sujet sur les réseaux sociaux. Je n’en avais plus, ni la force, ni l’envie. Je ne voulais pas non plus pleurer mon impuissance, mais trouver davantage le moyen d’être utile. J’en avais plus qu’assez des discussions stériles sur Mayotte française ou comorienne, pendant que des êtres humains périssent en mer sous silence. C’est un génocide à huis-clos, qui n’interpelle plus, ni les autorités françaises, ni les autorités comoriennes. Il y a un espace de normalisation de cette situation, qui me rend dingue et qui déchire mon cœur. C’est tout de même une colonisation de plus de 46 ans. Là-bas, la loi du plus fort fait environ près de 20.000 reconduites par an et plus de 12.000 morts depuis l’instauration du « Visa Balladur » en 1995.
Le spectacle a connu plusieurs étapes depuis que vous avez commencé à y travailler ?
Absolument. C’est en assistant à une interprétation des quatre premiers textes de la pièce par le collectif Art 2 la plume à l’American Corner de Moroni que j’ai eu le déclic en 2012. Ecrire une pièce musicale pour informer, sensibiliser le monde sur ce drame, illustrer et expliquer ses causes, faire de la prévention… Lorsque j’ai fini son écriture en 2017, j’ai tout de suite monté le spectacle, après une résidence de création au centre de création artistique des Comores (CCAC), à Mavuna à Moroni, avec le collectif Art 2 la plume, et je suis allé à la rencontre d’établissements scolaires, de l’Université des Comores et de villages, sur l’île de Ngazidja. Pour financer cette dynamique, j’avais préalablement lancé un appel aux dons sur un site de collecte de fonds. L’opération nous avait hélas rapporté trop peu, pour nous permettre d’aller aussi à Anjouan, d’où partent les kwasa-kwasa vers Mayotte.
La première version de ce spectacle a donc été présentée en 2017 aux Comores. Qu’est-ce qui a changé depuis ?
Ce qui a changé depuis, c’est uniquement la forme. Aux Comores j’ai pu compter sur l’implication sans faille de 10 membres du collectif Art 2 la plume et sur le partenariat du CCAC. Malgré de faibles moyens et des conditions assez difficiles, nous avons, en une vingtaine de jours, fait beaucoup d’actions de sensibilisation, et réalisé une belle mise en scène de théâtre, mélangeant slam, chant et musique.


L’affiche du spectacle. Un panneau sur la tragédie à Mutsamudu.
Quelles ont été les réactions du public à l’époque ?
J’ai eu des très bons, très bons retours du public. Surtout ceux qui ne connaissaient pas la situation. Après la présentation, j’ai pu parler avec quelques spectateurs et on a eu de très bons échanges.
Vous êtes un artiste évoluant et résidant principalement en France. Est-ce que vous avez l’impression que ce drame interpelle en Europe ?
Pas du tout. Le monde se fout de ce drame qui se joue depuis 26 ans sur ce petit bras de mer de 70km de long, séparant Mayotte de ses îles sœurs.
Est-ce qu’on n’aurait pas tendance à le confondre avec ce qui se passe dans les eaux méditerranéennes ?
Absolument pas ! Le drame des kwasa-kwasa est très spécifique à l’archipel. Il est inconnu du grand public. Mayotte n’est pas Lampedusa. Là-bas, il n’y a pas des bateaux pour secourir les sinistrés, mais au contraire une Police de l’Air et des Frontières (PAF) pourchassant les djapawa (kwasa-kwasa). Ces course-poursuites sont d’ailleurs souvent la cause des naufrages. Mais il est vrai aussi que depuis peu ces départs vers Mayotte sont également amplifiés par une immigration clandestine, mortifère des natifs de la Grande-comore, d’Anjouan et de Moheli, vers l’Europe, passant entre autre par la Méditerranée centrale (via la Lybie et l’Italie), la Méditerranée orientale (via la Turquie et la Grèce) et par la méditerranée occidentale (en traversant le Maroc pour l’Espagne).
Est-ce que les Comoriens, qui, comme vous, résident en France, s’en soucient ?
C’est tellement loin. Au pays ou dans la diaspora, il n’y a pas une réelle prise de position. Il faudrait plus de voix pour sortir cette tragédie du silence.
Comment s’articule la version que vous présentez en France en ce moment ?
En France, une telle machine coûte plus cher. Il faut chercher des moyens de réduire les coûts au maximum. C’est comme ça que nous avons monté avec mon petit frère Oumarou Aboubacari Bétodji alias Béto[3] une lecture musicale en 2020, pendant une résidence de création au théâtre des Bains Douche à Elbeuf en Normandie, dans le cadre du festival Afropéa Nomade. C’est Nissou Mizen[4], qui a accompagné les textes avec ses musiques. La version que nous proposons cette fois-ci, toujours dans le cadre de ce même festival, s’articule autour intègre aussi de la danse et de la comédie avec quatre autres jeunes de Elbeuf.
Propos recueillis par Ansoir Ahmed Abdou
[1] Commune de Mayotte située sur la partie Sud de l’île de petite terre. Pamandzi est l’une de deux communes de cette île avec une superficie totale de 4,29km2.
[2] Village de la commune de Bandrele à Mayotte
[3] Comédien et metteur en scène nigérien
[4] Multi instrumentaliste algérien