La littérature comorienne écrite d’expression française apparait souvent comme une réalité extérieure à cet espace. Comme un greffon qui peine à prendre dans le corps archipélique. Le décalage entre la production existante et l’absence de lectorat interroge. Les éditeurs et libraires comoriens le disent[1].
L’histoire de la littérature comorienne d’expression française ne peut être dissociée de celle de l’école française dans ces îles. Or, cette école est marquée par une double anomalie à la naissance. Limitée au départ aux enfants issus des milieux privilégiés, elle entretint, en premier lieu, son décalage par rapport aux valeurs culturelles du pays. Ce n’est que beaucoup plus tard qu’elle connut le succès, avec l’influence des indépendances africaines, l’emprise des idéologies de gauche et le bref passage du régime du Président Ali Soilih. Les jeunes Comoriens l’abordèrent alors comme un moyen d’émancipation. En cours, la lecture devint une arme pour s’ouvrir à d’autres univers culturels. Et même si ces lectures parurent, par moments, orientées, jamais textes en français ne furent autant lus dans l’archipel que durant les années 1960-70. Nos premiers auteurs naîtront de cette grande période. Mais cette dynamique connaîtra un léger essoufflement à la fin des années 1980, l’école se réduisant vite aux principes de réussite et de compétition imposées par les lois du marché.
Les promoteurs des lettres ne peuvent faire l’économie de cette perception, sublimant ou non l’aspect extérieur et fantasmé de l’école. La constitution d’un espace littéraire d’expression contemporaine y est profondément liée. C’est dans ce contexte que se mène, en tous cas, la bataille pour les premières publications de littérature comorienne en langue française. En l’absence d’un lectorat constitué, le livre n’est effectivement pas accueilli dans nos quotidiens comme un idéal de nourriture spirituelle et d’accomplissement de soi. La circulation du livre emprunte les canaux de la rumeur, les relations de cousinage et de copinage. Les gens achètent un livre en raison d’une relation intime établie avec un auteur donné, et non en fonction de son contenu ou de son intérêt. Le livre se retrouve ainsi détourné de sa fonction originelle. Car son acquisition relève d’une logique étrangère aux pratiques connues de la lecture.

Des élèves lisant à Passamainty, lors de l’opération esprit des lunes, organisée par le collectif Djando la Waandzishi.
Parfois, l’économie du livre se limite à l’achat des ouvrages inscrits sur la liste des fournitures scolaires, en début d’année. Rien à voir avec le désir d’intégrer un univers littéraire donné. Au nom d’un esprit de clocher, nos villes, nos villages et quartiers respectifs érigent des bibliothèques inondées de livres scolaires hors-programme, récupérés sur le principe du don humanitaire, sans intérêt réel pour le paysage qui nous occupe. Difficile de susciter un goût pour la lecture dans un tel contexte. Mais croire que ce désintérêt n’affecte que les seules œuvres d’auteurs comoriens serait injuste. Une erreur commise par nombre d’auteurs, lorsque, en mauvais critiques, ils montrent du doigt l’absence de leurs textes dans les programmes d’enseignement. Le Bal des mercenaires de Aboubacar Saïd Salim l’illustre assez bien. Enseigné, au même titre que Les Justes de Camus, il se vendrait moins que lui, en librairie. Comme si d’appartenir à cet espace en tant qu’auteur générait de la méfiance. Il y a des professeurs, certes, qui s’essaient à transmettre leur intérêt pour le texte littéraire comorien. Mais si l’enseignement des œuvres est nécessaire, il faut savoir qu’il ne garantit en rien un intérêt accru pour le livre. D’être dans le programme ne force pas l’intérêt chez les lecteurs potentiels.

Aboubacar Said Salim au Muzdalifa House, lors d’une rencontre littéraire.
A la suite de La République des Imberbes, le premier roman du pays à paraître, nous vîmes surgir, au fil des ans, des textes assez variés, signés Aboubacar Said Salim, Baco Abdou Salam, Abdallah Miftah ou encore Saindoune Ben Ali. Indépendamment de leur qualité littéraire, ces textes donnent à lire des auteurs habités par les chemins de l’écriture. La plupart de leurs œuvres ne surgissent pas d’un simple besoin d’écrire, mais constituent l’aboutissement d’un parcours, remontant, parfois, à l’adolescence des dits auteurs. A la fin des années 1960, Aboubacar Saïd Salim, lycéen, est primé par l’Alliance française de Moroni pour une nouvelle, Vingt quatre heures dans une île du Mozambique. A peine âgé de seize ou dix sept ans, Saindoune Ben Ali arrache un contrat d’édition à Présence africaine, qu’il décline. Ces auteurs ne publient donc pas sur un coup de tête, mais en prolongement d’un questionnement dans leur vie, sur le rôle notamment d’une écriture dans cette société.
Mais publier est devenu une religion, de nos jours. Car tout le monde veut publier. C’est à la limite de la mystification intellectuelle. La hâte de se voir dans une collection d’éditeur remplace le questionnement nécessaire à l’épanouissement d’une écriture. Ce qui n’a pas toujours été le cas. L’enjeu, par le passé, ne se situait nullement à l’endroit de la parution. La rumeur raconte ainsi que feu le père du romancier et nouvelliste SAST, Said Mohamed Said Tourqui, aurait un jour abandonné un contrat de publication dans les bureaux des éditions Albin Michel, faute de temps et de patience pour la correction des épreuves. Nous étions dans les années 1960. Le manuscrit a disparu du paysage, depuis. Plusieurs textes de Andhume Houmadi, auteur du roman Au Parfum des îles, publié à titre posthume, se seraient également perdus, l’auteur n’ayant pas eu cette frénésie du « publier vite » que partagent la plupart des acteurs de cette scène littéraire, aujourd’hui. Publier ne devait pas être une fin en soi pour ces auteurs. Publier vite, les motivait encore moins. Le problème étant qu’ils ont disparu, avant de voir leur signature en librairie.

Anssoufouddine Mohamed et Saindoune Ben Ali lors de l’opération Esprit des lunes dans une école à Nyuamdzaha.
Les auteurs de la première génération, pour leur part, étaient animés d’un autre désir. Ils s’imaginaient en pionniers, contribuant à l’émergence d’une certaine histoire littéraire. Ils étaient porteurs de convictions d’un autre genre et espéraient faire corps avec leur lecteur, au travers d’une voix, d’une langue, d’un « être-au-monde » particulier[2]. Un rapport à l’écriture qui n’est presque plus d’actualité. Les gens veulent plutôt se pavaner avec le livre. Ils veulent pouvoir dire qu’ils ont un titre en bibliothèque. En 2012, lors d’une tournée littéraire (Esprit de lune), organisée par notre collectif, Djando la Waandzishi[3], il nous a été donné de constater cet étrange engouement pour l’écriture. Partout où nous passions dans l’archipel, nous nous laissions interpeller, non pas pour notre travail, mais pour la présentation d’un manuscrit inédit en quête d’éditeur. Comme si nous étions dans un dialogue de sourds où chacun se mettrait à crier dans l’indifférence totale de ses semblables.
Quelle entente trouver entre ce jeu des lectures improbables et celui des publications du moment pour une littérature d’ancrage comme la nôtre, en ces heures de « frontières invisibles »[4] générées par une histoire politique douloureuse ? Telle est la vraie question.
Anssoufouddine Mohamed
[1] Texte paru initialement dans Al-Watwan Madgazine de décembre 2013.
[2] Cf. Isabelle Mohamed, Salim Habutou, écrire pour vivre et faire un espace, Interculturel Francophonies, N° 19, juin-juillet 2011.
[3] Collectif d’auteurs et de critiques.
[4] Cf. Aboubacar Mshangama, in Maandzish n°3, recueil collectif, Komedit.
L’image en Une du texte figure une lecture dans la cour de l’école Soirhane à Mirontsy.