En France se joue Tropiques de la violence, adapté du roman de Natacha Appanah, paru chez Gallimard, il y a cinq ans. Surfant sur le succès de cet objet en rupture manifeste avec la violence coloniale entretenue dans l’archipel, le spectacle de la compagnie Camara Oscura, mis en scène par Alexandre Zeff, déjà présenté à la Cité internationale à deux reprises (septembre 21), a l’air de vider la réalité de Mayotte de toute sa complexité, pour mieux la vampiriser sous une forme théâtrale.
« C’est un peu racoleur » dit-elle. Cette spectatrice n’a peut-être pas tort, mais elle n’a pas, non plus, raison. Un bon spectacle suppose de réussir à marier un certain nombre de paramètres. Il lui faut du peps et des images, racoleurs soient-ils, pour triompher. Tropiques de la violence, adapté au théâtre par Alexandre Zeff de la Camara Oscura, en a quelques-uns à son actif. Il y a du bruit, de la fureur, des effets techniques et des bouts de réel remixés. Une histoire assez lointaine pour permettre de garder la distance avec sa source originelle. Assez proche pour avoir le sentiment d’un bout de France assiégé à l’autre bout du monde. Sans oublier le zeste d’exotisme nécessaire pour réveiller l’imagerie enfouie des Outremers dans une salle de théâtre française, où le citoyen a du mal à se positionner sur un archipel que son pays garde jalousement à l’ombre de sa puissance impériale. Qui irait poser les questions qui fâchent ? Un artiste français qui se gorge de chair sous les tropiques pour exister à 10.000 km de ce dont il parle, à l’heure où l’on reproche aux créateurs africains de ressasser les mêmes douleurs sur scène à chaque fois qu’ils appuient sur le bouton « colonie » ?
Zeff n’avait peut-être pas envie de parler de colonisation. Une belle histoire d’amour charcuté lui suffisait, amplement. D’où l’impression, parfois, d’une insincérité dans le ton. Il est vrai que son récit part d’un mauvais postulat, déjà contenu dans le roman originel et éponyme. Natacha Appanah, dont il se sert ici, avait déjà franchi un pas discutable. Mayotte la française, envahie par des hordes de clandestins, venus « de l’autre côté de l’eau », pour ne pas dire de l’autre versant d’un archipel mutilé, pourrait faire grincer des dents. Mayotte, où se situe Mamoudzou, « la plus grosse maternité de France ». Mayotte, où un flic se demande ce qu’il peut bien faire pour éviter des morts en mer, qui tentaient de rejoindre son propre territoire d’ancrage. Ce sont autant de clichés que le metteur en scène aurait pu mettre en question, à présent que la fièvre du roman est tombée. Sauf que non ! Zeff a plutôt choisi d’évacuer la complexité. Ce qui fait d’ordinaire fait le sel d’une histoire. « Zeff revivifie le texte d’Appanah avec des images fortes rapportées de l’archipel. Il est tellement précis dans ce qu’il emprunte à la tragédie des kwasa que ç’en en devient malhonnête. Qu’est-ce qui l’empêchait de questionner ces succédanés de carte postale qu’il magnifie tout au long de son spectacle ? » s’étonne un Comorien au sortir de la salle à Villejuif, où se jouait ce 9 octobre le spectacle dans le cadre des Théâtrales Charles Dullin.



Tropiques de la Violence au théâtre est un spectacle rude, qui ne bouscule rien de l’imagerie coloniale, tout en s’invitant sur un terrain miné, politique. La présence française est condamnée par une vingtaine de résolutions des Nations Unies. L’Etat français a été obligé de forcer la main aux autorités comoriennes pour qu’elles retirent la question qui les faisait condamner à l’assemblée générale des Nations Unies, chaque année. Le comble, c’est de voir le texte d’Appanah évoquer le quartier chaud de Gaza, en opérant malencontreusement un rappel malsain. Celui de l’oubli qui s’orchestre autour de la mémoire du vrai Gaza en Palestine. « Le problème réside dans le postulat politique que le choc des images produites par la théâtralité vont venir ici noyer. Ce travail de mise en scène est d’une efficacité terrible, servie par une technicité qu’aucun artiste de l’archipel ne pourrait se permettre. Dans un contexte de concurrence des mémoires, entretenue par l’Etat français dans et hors de l’archipel, Zeff prétend à un langage de vérité qu’aucun de ses spectateurs ne semble pouvoir remettre en cause, les médias français s’étant occupé d’enfumer tout le monde », avance Soeuf Elbadawi, metteur en scène dont le questionnement sur la colonialité était au programme des Théâtrales Charles Dullin, il y a trois ans. Le moins que l’on puisse dire est que le succès du roman, de la bd et du spectacle autour de ces « tropiques de la violence » dénotent d’un besoin de storytelling sur Mayotte qu’aucun esprit avisé ne chercherait à justifier.
On peut donc s’interroger sur la finalité de l’entreprise ? « Le théâtre est le lieu de la complexité. Alexandre Zeff l’évacue pour s’inventer un ilot de violence théâtrale. Je comprends qu’on puisse applaudir à sa suite. L’esthétique est bluffante. Mais doit-on faire l’économie du réel dans un tel projet ? Le metteur en scène entame son récit avec un reportage à Anjouan, qu’il s’autorise au-delà des limites du roman, pour légitimer la charge anti clandestine contenue dans le récit. C’est un choix assumé de metteur en scène. Alors pourquoi ne s’inquiète-t-il pas de découvrir cette population rendue clandestine en son pays ? On parle d’un pays, où les natifs sont traqués par la PAF française. Peut-on y voir un choix, là aussi ? » s’inquiète Mourad, un spectateur. Sur scène, un personnage d’expatrié français exprime la nécessité de ne pas se positionner face à un contexte aussi miné. « Être à l’écoute, mais ne pas se mêler ». Mayotte se raconte ainsi telle une scène de ménage dans les bas-fonds de la coloniale. Pourquoi noyer le libre-arbitre du spectateur, alors même qu’on lui offre les moyens de jauger d’une invasion de migrants venus de l’autre côté de l’eau ? Pourquoi emboîter le pas au président Macron, affirmant il y a quatre ans, que « les kwasa rapportent du Comorien, et non du poisson à Mayotte » ? Il y a là comme un hiatus, contestable. Mayotte se situe dans l’archipel des Comores. Elle est donc comorienne, et ce ne sont pas les Comoriens qui le disent, mais la communauté internationale. Quelqu’un le précise au début du spectacle à l’écran, mais on ne le retrouve plus sur le plateau, par la suite.



Alexandre Zeff est comme libre sur son vaisseau, tout en restant entravé dans les rets du du déni colonial. Et tant pis pour ceux qui subissent cette histoire ! Zeff opère les choix qui l’arrangent. Et tant pis si une scène de viol fait penser aux blessures non rapportées de tout un peuple. Ce n’est certainement pas l’endroit de son questionnement. Et tant pis si une scène kaléidoscopique laisse entrevoir le drame des trois îles hurlant leur quête de souveraineté, pendant que la fratrie se déchire, sous les yeux d’un molosse que l’on pensait mort. « Alexandre Zeff fait penser à ces orientalistes, qui se passionnaient tellement pour leur sujet qu’ils en venaient à le réinventer de toutes pièces, sans accorder le moindre doute au réel. Après tout, ce n’est qu’un récit de plateau. Pourquoi en faire tout une histoire ? » s’essaie à dire une spectatrice. L’ennui avec les tranches de vie coloniale rapportées dans les pays du Nord, c’est qu’on en vient souvent à réduire les faits vécus à un tas de poussière. « On s’en fout presque. Rebaptisés « Comores » par les Français, l’archipel est de fait nié dans son existence depuis le début. Mayotte, qui n’est pas le vrai nom de l’île, viendrait, selon l’administration française, d’un mot arabe – maiti – signifiant une odeur de mort. Que voulez-vous qu’un artiste français d’un cadavre fumant, sinon le placer dans un cercueil ? Et ce n’est pas un jeu de mots. Zeff réussit là un bel enterrement. Ce qu’on reprochait déjà au livre de Natasha Appanah. A la différence qu’ici, ce n’est pas une mauricienne, voisine d’archipel, qui le fait, mais un bon français, droit dans ses bottes » analyse Baroini, comorien, qui, lui, a revu le spectacle à deux reprises, « afin de mieux comprendre ».
Un autre spectateur, « mahorais », tempère : « Demander au metteur en scène de ramasser les crottes de la France, après que la République ait chié sur ce bout de rocher, c’est peut-être un peu excessif. On peut aussi imaginer que son désir était de camper au même endroit que le livre. Je suis mahaorais et je sais ce que ce roman ne dit pas, même si je suis pour Mayotte française. Que Zeff surfe sur le succès du roman se comprend. Cela ramène des spectateurs en salle qu’il n’aurait jamais pu rencontrer avec une autre histoire. Vous voudriez le voir en porte-parole d’une histoire qui n’est pas la sienne, alors qu’il n’est que metteur en scène ? Ce n’est pas de sa faute si ceux à qui il raconte son histoire sont crédules » Mais pourquoi vient-il soutenir ce qui arrange la fable de l’Etat français sous ces tropiques ? On ne prend pas partie impunément dans un combat de chiens en terre coloniale. On est soit d’un côté de la rive, soit de l’autre, sachant que nous parlons bien là de deux versants de pays. Nous sommes entre la France et les Comores, et non, comme il a tendance à le suggérer durant le spectacle, dans une rixe entre « mahorais » et « comoriens », sous l’œil attristé d’un flic français, qui ne sait que faire pour apporter la paix aux morts en kwasa, qu’il compare abusivement aux morts de la Méditerranée. Le seul délit commis par ceux qui vont d’Anjouan à Mayotte (70 km de distance) est de vouloir circuler librement dans leur pays. Un détail que n’aurait pas dû négliger Alexandre Zeff, qui, pourtant réussit à enfouir les destins brisés de ses personnages dans une cage. Ce spectacle – on doit aussi le dire – nous enfonce en plein dans une nécropolitique des dominations. Comme une manière toute trouvée de vampiriser un espace et un vécu (les Comores) depuis un pays tiers (la France), en ajoutant du déni au déni.
Ruwe