Le scout Ngome sur les traces de Mtsala et Masimu

L’association de Ntsudjini a lancé un chantier sur les tombes des deux héros mythiques de la résistance à la colonisation, morts en 1915 dans le Dimani. Cet article est initialement paru dans le journal Kashkazi du 21 septembre 2006.

« Ils ont fait la guerre ». « C’est… Je sais pas comment dire. Des archives ». « Pourquoi vous leur fabriquez un monument ? Ils étaient si importants ?- Ils ont fait beaucoup de choses pour nous. Ils voulaient gagner ce village.- C’était… il y avait la liberté… enfin, ils voulaient la liberté.- On était colonisés par la France.- Bob Denard !- Non, c’était pas encore Bob Denard ! » Quand les garçons de Scout Ngome, l’association scout de Ntsudjini, à Ngazidja, essaient d’expliquer, entre deux coups de pelle, deux rythmes de tambour et trois grosses vannes pourquoi ils travaillent sur les tombes de Mtsala et Masimu, les mots leur manquent et les périodes se mélangent. Parlez à ces ados de « devoir de mémoire » et ils prendront l’air vague de celui à qui l’on s’adresse dans une langue inconnue.

Pour eux la mémoire, c’est du concret : les sacs de ciment emmenés jusqu’à Bandamadi ( ?), ce tout petit hameau perdu sur la route reliant le Dimani au Washili, à quelques mètres du carrefour désert où sont tombés les deux héros mythiques de la résistance à la colonisation. Les briques empilées pour former une clôture autour des deux tombes de cailloux, le portail métallique, les petites pierres enfoncées dans le ciment, devant l’édifice, pour décorer le tout.Le devoir de mémoire, ils le pratiquent aussi au quotidien, ce qui ne manque pas de les faire réfléchir sur ce que les adultes leur proposent en guise de référence au passé : « Avec les scouts, on cherche les histoires, les archives, on fait des danses, des activités comoriennes, nos coutumes », explique un lycéen qui s’insurge : « A l’école, on nous enseigne Louis XIV et Louis XVI, l’histoire de France. Il faut d’abord connaître notre histoire ! L’histoire des Comores, on l’apprend en 3e », se reprend-il après consultation de ses camarades. « Mais ce n’est pas assez ! »

Un timbre à l’effigie du scout Ngome, leur logo et un membre du scout au départ pour un « camping ».

S’ils n’avaient jamais parlé de Masimu et Mtsala à l’école, ils avaient en revanche tous entendu leur nom dans le cadre familial ou villageois. « Toutes les grand-mères les connaissent ! » s’exclament-ils. Les deux meneurs de la révolte de 1915 symbolisent en effet par excellence le décalage entre l’histoire « officielle » – si histoire officielle il y a aux Comores – et la mémoire telle qu’elle est véhiculée dans la tradition orale. Quasiment absents des livres d’histoire, les deux personnages font partie des références culturelles et même morales à Ngazidja. « On jure souvent par Masimu et Mtsala », observe Mohamed Adinane, l’un des responsables de l’association. « Ou les parents disent à leurs enfants : « Je voudrais que tu sois comme eux. » Dans la plupart des chants traditionnels, il y a Msafumu[1], Masimu et Mtsala. Mais la plupart des gens sont enterrés, d’où ils viennent ».Au cours de leur séjour (« camp ») dans la région, les scouts ont tenté de rassembler des informations sur les deux héros. « On nous a dit que leur armée était composée de gens de la région du Dimani, et que toutes les autres régions avaient capitulé », rapporte Mohamed Adinane. « Masimu et Mtsala sont allés voir un voyant qui leur a dit de construire un barrage en pierres, et que personne ne devait aller au- delà. Mais des gens n’ont pas respecté ça et se sont rendus un peu plus loin. C’est à cause de ça qu’il y a eu beaucoup de morts, à ce qu’on nous a dit. Il y a eu un autre mort, Hamadi Patiara, qui est enterré un peu plus loin. On les a enterrés là où ils sont morts. »

Contre qui précisément se battaient Masimu, Mtsala et les autres ? Quand exactement ? « On ne sait pas, on n’a pas trouvé beaucoup d’explications », avoue Adinane. Dans les villages avoisinants, le récit donné est toujours le même : les hommes se battaient contre le colonisateur, à mains nues (des cailloux et peut-être des lances) face aux fusils. « La cérémonie de mariage de mon grand-père a été perturbée par cette guerre » » lance un vieil homme de Sambamadi. « Il y a quelqu’un âgé de 130 ans qui l’a vécue », ajoute un autre. Les livres d’histoire ne sont guère prolixes, mais apportent des précisions, notamment chronologiques. La mort de Masimu et Mtsala s’inscrit dans les révoltes de 1915, qui ont opposé la population de certaines régions de Ngazidja, menée par des notables, à l’administration coloniale. Parmi les causes avancées de la rébellion, la réunion des provinces en cantons sans consultation des notables, et l’implantation d’instituteurs, médecins et chefs de cantons malgaches. L’action des révoltés se focalisa sur les administrateurs chargés de lever les impôts.

Les tombes des deux héros mythiques, Masimu et Mtsala.

Après Djomani et Mitsamihuli à la fin du mois de juillet, le Washili et le Dimani commencèrent à s’agiter. « Teyssandier (l’administrateur, ndlr) voulut enquêter », écrit Jean-Louis Guébourg[2]. « Il engagea une escarmouche contre cent cinquante réfractaires, le 30 août à Sidju (Dimani). Il y eut deux morts, 949 Comoriens furent arrêtés, puis internés à Sainte Marie, Nosy Be, Nosy Lava et Mayotte. » L’historien français ajoute en note de bas de page que « les origines de l’enquête ne sont pas très claires. Selon les sources orales, citées dans divers mémoires de l’Ecole nationale supérieure de Moroni, deux révoltés du Mbude, Masim et Mtsala, se rendaient chez leur père en Dimani, pour pousser la population à la révolte. Lorsque le chef de canton malgache se rendit en fitako à Ngazidja, il fut malmené ainsi que ses bourzane. Sur plainte, Teyssandier déclencha l’enquête. » Jean Martin[3], qui s’appuie sur les rapports de l’administration coloniale, indique aussi que les « notables Massim, Mtsala et Ahmed Pattiar avaient fait incendier les bois environnants pour retarder l’avance des Français ».

« A Bahani, à mi-distance des villages de Sambamadi et Chamdro, trois dirigeants de l’émeute périrent au cours d’un accrochage avec la garde indigène. Le débarquement d’un détachement de Sénégalais, l’internement à Madagascar de quatre-vingt-huit manifestants, parurent ramener la tranquillité. Les origines de ce mouvement ont été mal cernées. L’on a voulu y voir une émeute antifiscale (…) Charles Legros, successeur de son beau-frère à la tête de la Société (coloniale), aurait menacé des villageois de les expulser de certaines terres qu’ils cultivaient à titre provisoire. » Et l’historien de conclure : « Ce petit soulèvement fermait pratiquement le cycle des révoltes dans l’histoire coloniale de l’archipel. »  Une histoire qui a ses stars – certains sultans et guerriers – et ses oubliés. « On ne venait pas se recueillir sur leur tombe », explique Mohamed Adinane, en sueur au bord de la piste qui mène, entre océan et montagne, au Washili. « A part les étudiants qui font le tour de la Grande Comore, on ne se recueille pas sur la tombe des gens quand il s’agit de guerriers ou de héros comme ça, mais seulement si ce sont des théologiens. C’est un manque de reconnaissance par rapport à ce qu’ils ont fait. Si on a lancé ce chantier, c’est pour faire renaître leur histoire. »

Lisa Giachino


[1] Sultan de l’Itsandra dans les années 1860’ à 1880’, connu pour son opposition farouche à Said Ali et à la France.

[2] Jean-Louis Guébourg, La Grande Comore des sultans aux mercenaires, 1993, l’Harmattan.

[3] Jean Martin, Comores, Quatre îles entre pirates et planteurs, tome 2, 1983, l’Harmattan.