Bob Denard en double-face dans une BD

Bob Denard le dernier mercenaire, la BD d’Olivier Jouvray et Lilas Cognet aux éditions Glenat, aurait pu choquer dans l’Afrique anciennement colonisée ou encore sous tutelle, si ce n’est qu’elle s’inscrit dans une tradition ancienne de réécriture de l’histoire de la part du camp dominant.

Denard pour les nuls ? Il est difficile de faire mieux ! Les auteurs misent sur l’histoire de l’affreux jojo. Du p’tit gars rêveur, qui finit par s’arranger avec le réel : « Je sais pas si ça s’est exactement passé comme ça, dit-il. Je sais pas si ça s’est vraiment passé, d’ailleurs (…) J’aime bien penser que ça s’est passé comme ça ». Un mantra qui sonne telle une devise de bande dessinée au regard biaisé, transformant l’un des pires chiens de guerre français en gentil toutou égocentrique, conversant avec la mort.

Denard jeune est un romantique qui chouine à l’idée de ne plus revoir le rivage de son enfance, tout en ayant envie de s’échapper de sa Gironde . Le ton faussement naïf (et volontiers ironique) de la BD laisse croire à l’histoire du bon gars qui se lamente, alors qu’apparaissent des tas de questions en arrière-plan. Sur sa fascination pour l’uniforme. Sur ses envies de maquis (« trop jeune »), son attrait fantasque pour les terres exotiques, où il compte « faire le héros qui va sauver des populations en péril ». On n’échappe pas à un certain cynisme. Sur l’Indochine : « Les conditions de travail des indigènes sont très dures. Mais en Europe, nos voitures ont besoin de pneus, faut savoir ce qu’on veut ».

Une littérature décomplexée sur le décolonial ? On est loin en tous cas de L’art français de la guerre d’Alexandre Jenni. On est plutôt du côté du temps béni des colonies sardouzien. A chacun ses références. Le second degré laisse planer le doute. Sauf qu’une bd n’a rien d’innocent… Surtout si cette histoire de « pré carré » s’y noie dans des raccourcis. Au lecteur de se débrouiller, sans doute, pour dérouiller la vieille mécanique des bons mythes condescendants de l’Occident triomphant. A la guerre, Denard et les siens dézinguent du « rat » sous les tropiques : « C’est viril, sauvage, comme dans les films de pirates ».

Denard rêve de sensations fortes. D’adrénaline et de grandeur aussi : « défendre le territoire français, ça veut dire quelque chose, c’est pas du vent. Et je veux bien flinguer (…) si ça sert mon pays ». La guerre en Indochine, c’est pour faire des feux de joie, en traquant de l’indigène, sans discernement (« pas le temps ») _ Voir la description qu’on y fait des « opérations de maintien de l’ordre ». Des bidasses au sang chaud se complaisent (« mission accomplie ») dans  une Indochine à feu et à sang. Denard, lui, ne s’en plaint pas, d’autant qu’il y coule sa petite vie, avec « sa » petite chose (une femme indigène), qu’il emmène voir Tarzan au cinoche, avant d’en jouir comme d’un bol de nouille ( ?).

Il y a de l’humour crasse dans l’air. Le bidasse français est raciste en Indochine (« c’est le souci avec les viets : les gentils, les méchants, ils ont tous la même tête »). Jovial et Coignet sont-ils critiques ? On ne sait pas trop. Le ton en apparence décalé sous-entend plutôt qu’on peut rire n’importe comment de la violence coloniale. De quoi perturber le lecteur averti. On nous parle d’un attentat raté au Maroc contre Pierre Mendès France comme d’une mauvaise blague d’ultras à laquelle souscrirait Denard, sans trop de convictions. On se raconte surtout la colo en mode « débridée ». La mise au pas des souverainetés africaines. De Gaulle qui pompe les autres pour s’offrir ce que la France ne peut trouver sur son sol : minerais, uranium ou encore pétrole.

Le héros de la France libre fait appel à Foccart – son pote de maquis – pour garantir aux entreprises françaises l’accès aux matières premières et pour tirer les ficelles des Etats nouvellement indépendants sur le Continent. C’est le temps venu du SDECE (services français), des magouilles d’Elf Aquitaine, des chiens de guerre, dont Denard demeure l’un des pires clichés. Jouvray (et sa maudite tête d’ange de la mort) transforment le bordel organisé au Congo  en un sandwich indigeste pour quiconque en connaît l’histoire, tout en sacralisant Denard le mercenaire (« fameux », « légendaire »). Il nous conte gentiment les limites de cette Afrique, qui, en tentant de relever la tête, ne peut s’empêcher de dégainer le coupe-coupe. Une Afrique qu’il faut à chaque fois raisonner. D’où l’intérêt (peut-être) d’un Denard, qui, au Katanga en 1961, continue à « raisonner » du bon sauvage.

Autant se l’avouer ! Tous ceux qui ont subi les foudres du Denard en Afrique ne peuvent qu’être scandalisés par les angles morts de cette BD, prétendument documentée. Avoir un cousin trépassé sous les balles du mercenaire ou appartenir à un Etat qui se plie à son bon vouloir vous change de perspective. Le propre de ces récits tronqués est qu’ils vous dépossèdent de votre mémoire, en plus de travestir votre souffrance. « On fait de la pacification, pas de l’extermination. On est une unité de soldats, pas une boucherie-charcuterie », s’exclame un Denard habité,  qui précise, aussitôt : « évidemment, on n’est pas des danseuses (…) Si les gars d’en face comprennent pas, on les carbonise ». Le narrateur (La mort ? Son double possible dans les abysses de l’histoire ?) admet que de « nombreuses années de pillage, d’exploitation et de domination infantilisante des nations colonisées » ont pu se finir en désastre (« une cocotte minute »), mais trouve quand même le moyen d’en rire : « pour notre cher Bob, c’est tout benef, comme on dit ». On est loin du portrait acide et sans concession. On est limite dans le besoin de transformer un personnage sulfureux en objet de fascination. On appréciera le dessin de Coignet, dont les couleurs chatoyantes rendent tout l’exotisme d’une telle approche. « Ah, ce bon regard condescendant des Occidentaux sur le reste de la planète », parvient-on à lire, sans rire, entre deux planches.

Désolé, cependant, d’avoir à l’écrire, mais le scandale de la Françafrique n’a rien de fascinant, ni de même de sympathique. Dans le cas des Comores, dernière destination connue du mercenaire français, on manquerait de s’étouffer, en découvrant cette BD. Les raccourcis sur Mayotte déroutent. Le paternalisme d’un Denard, exigeant une docilité exemplaire de la part du président Abdallah, pareil ! «  Faudrait pas que j’aie à vous dégager une deuxième fois ». Il est certes écrit que les Comores représentent « une base arrière sur une île exotique au milieu de l’océan indien. Un passe-droit… » – mais cette envie de boire à la « santé » du « corsaire Denard » pétrifie. La relecture des événements y est hallucinante. L’attaque de la présidence en 1978 renforce le « dit » du dictateur déchu dans le stupre. Une fiction bien française ! Une attaque à Beït-Salam, au lieu de Mrodju, pour un intérêt scénaristique quelconque, fait ressortir des inexactitudes. Mais on ne se trompe pas seulement de palais. On fait aussi croire qu’Ali Soilih a fini flingué par les siens.

Un moment, la BD évoque l’existence d’une centrale d’écoute au service des Sud-Africains, en oubliant de dire que la seule centrale connue à ce jour – les Badamiers à Mayotte – est française. En définitive, Pretoria pour Denard n’aura été qu’une œuvre maffieuse au service des seuls intérêts français. Au passage, Jouvray oublie de signaler que Denard, se prenant pour un sultan sous ces tropiques, n’a fait que répéter la geste grotesque des Humblot et autres Lambert. De là à le présenter comme un gentil monstre, qui se serait fait les dents seul dans la bouillabaisse coloniale, en étant plus malin que ceux qui lui donnaient le feu vert à Paris, il n’y a qu’un pas… Cette BD ne raconte rien des arrestations de 1985, ni des exactions de 1987. Mais est-ce le vrai projet ? Elle n’évoque pas le colonel Léonard, cet officier français venu remplacer Denard, après la destitution du président Djohar. Bonnet blanc, blanc bonnet ! Tour de magie magistrale de la Françafrique ! Jouvray et Cognet, qui ne prétendent pas au métier d’historiens, légitiment ici la fiction officielle sur l’assassinat de feu Abdallah par son garde du corps comorien.

Mais les faits les intéressent-ils, concrètement ? Nulle trace de l’empoisonnement du président Taki dans la villa du fils Denard (dont ils parlent de la naissance au Maroc, pourtant) à Marbella. Jouvray et Coignet consolident le mythe. « Le problème avec les grands bouleversements de l’histoire, est-il écrit quelque part dans ces pages, c’est qu’on ne peut vraiment les comprendre qu’une fois qu’ils sont passés ». Ces auteurs ont-ils saisi les limites de leur personnage ? Difficile de ne pas en douter, même s’ils donnent parfois l’impression de ne pas être dupes, grâce à quelques allusions grinçantes, semées ici ou là. En dernière page, le personnage, malgré sa névrose, adresse librement ces mots au lecteur – «  je ne sais pas ce que vous pensez de tout ça… mais pour moi ça valait le coup » – et on se dit qu’après tout ce n’est qu’une BD. Sauf que Denard, vu des Comores, n’a rien de cet « anti héros » qui fascine. Au risque du récit à thèse dégoulinante, les faits y restent têtus, alors que Jouvray et Coignet nous représentent un Denard audacieux, plutôt pris de court par les événements. Rien n’indique leur volonté de saisir la complexité d’un système de domination, dont les effets se font sentir encore, de nos jours.

De quelle étoffe sont faits les héros ? a-t-on envie de demander, après ces quelques pages parcourues la pantalonnade françafricaine. Du sel de l’histoire ? Celle de Robert Denard est surtout faite de malentendus et de non-dits, bien entretenus dans l’opinion. Mais Jouvray et Coignet – est-ce parce qu’ils ne sont pas liés directement aux événements ? –  n’ont pas l’air de vouloir s’engouffrer dans cette interrogation. Cette manière que Denard a d’asseoir son égo sur un Etat, un archipel, un peuple, n’avait rien du miracle en solo. C’est la conséquence terrible d’une logique de domination française, bien éprouvée dans le temps. Dépeinte par ceux qui ne l’ont point vécu, elle devient une simple fiction, à travers laquelle s’effondre la mémoire de tout un tas de peuples anciennement colonisés ou encore sous tutelle. Jouvray et Coignet ont probablement trouvé le Denard assez glamour pour en rire. Mais cela rappelle d’autres histoires qui courent sur ces tropiques sous tutelle, encore aujourd’hui.

Autour des Comores – et on a l’habitude – circulent d’autres fables, répandues depuis Paris. Il y a celle, par exemple, de la plus grosse maternité de France à Mamoudzou ou celle du pays aux mille coups d’Etat à pieds nickelés. Quand l’histoire est racontée du seul point de vue des chasseurs, dit-on, le lion et ses congénères ne peuvent que s’en plaindre, à défaut de peser sur la balance du récit. Ceci dit, la danse de Denard avec la mort en couverture pourrait se lire dans le cas des Comores – prénom macabre, s’il en est, donné par le colonisateur – comme la parfaite métaphore de la passion du mercenaire pour un pays défait. Des Comores ne subsisterait qu’un squelette dont il se joue à volonté dans sa propre chute aux enfers. Denard est mort alzheimé en décembre 2007. De quoi faire taire le sang de ses victimes une bonne fois pour toutes…

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