AKM ou les voix à peine audibles des trépassés

Auteur et metteur en scène né à Mayotte, fondateur de la compagnie de théâtre IstaMbul, Alain-Kamal Martial est sans doute l’auteur le plus joué à l’extérieur de l’archipel. Il est actuellement chargé de la culture au Conseil général de Mayotte[1].

Pour définir son travail dramaturgique, il parle du « théâtre des énergies ». Ces pièces se construisent autour de thématiques historiques telles que la domination, la violation ou encore la dépossession de l’espace. Pour Alain Kamal Martial, l’auteur de théâtre reste un passeur, construisant une parole là où elle est devenue impossible. Le langage est cru. L’auteur use des corps pour exprimer la violence : corps fusillé dans Zakia Madi ou corps noyé dans Epilogue des noyés.

Dans Zakia Madi/ La Chatouilleuse[2], une pièce de théâtre publiée en 2004, l’auteur réclame justice pour la mort d’une militante du Mouvement Populaire Mahorais (MPM), fusillée lors d’une manifestation en 1969. « ZAKIA a été assassinée pour les droits de l’Homme mais le pays des droits de l’Homme n’a jamais su lui rendre ses droits de mort ». Erigée en martyr par les hommes politiques mahorais, elle symbolise tout autant le débat sur « Mayotte française » que les tensions entre les îles sœurs. Dans la pièce, Zakia, ainsi que d’autres « chatouilleuses »[3] reviennent d’outre-tombe et dressent un état de lieu de Mayotte après 1975.

L’image en noir et blanc est extraite d’un document de la compagnie Notoire, lors du spectacle adapté de L’Epilogue des noyés de Alain-Kamal Martial (© Notoire).

Elles dénoncent les inégalités sociales, la mise en place d’une nouvelle forme d’apartheid, une ségrégation spatiale qu’elles assimilent à une forme d’oppression coloniale. L’expropriation de l’espace est symbolisée par la destruction de leur cimetière au profit d’un projet de lotissement en construction. Les « chatouilleuses » crient leur désillusion face à « une France de la colonisation, de la corruption et de la spoliation, la France de l’injustice » alors qu’elles se sont battues pour rester françaises et « être libres ». Elles disent leurs maux : « nous ne céderons pas notre terre une deuxième fois ». L’impression d’une trahison de la tutelle française. Un non-dit d’outre-tombe à peine audible…

Une question également posée avec les morts en kwasa. Car la parole d’un revenant n’a de valeur que pour ceux qui l’entendent. Dans Epilogue des noyés [4], théâtre-récit publié en 2008, Alain Kamal Martial donne effectivement la parole à un trépassé. Le rythme est haletant, suffocant. Il y dénonce l’indifférence, la violence faite aux « clandestins » par « la flicaille », les autorités en place : « montrez-nous votre haine de nous celle qui vous anime lorsque vous ouvrez le ventre […] sodomisez mes pères vieux avec vos matraques […] flics et flicaille, ne vous arrêtez pas, enfoncez vos matraques ». L’expression d’une critique contre les exactions de l’institution policière française dans l’île.

Ce qui n’implique pas une remise en cause de la relation de tutelle en elle-même. Car si l’auteur aborde de façon plus ou moins claire la dépossession de l’espace mahorais dans Zakia Madi, il évite de soulever la question du territoire et de son intégrité. Elle est quasi absente dans Epilogue des noyés. L’auteur y décrit avec beaucoup de violence « le crime de la haine » commis contre le noyé, sans s’attacher non plus à l’incongruité du qualificatif attribué à celui-ci, à savoir le mot « clandestin », sur une terre qui est pourtant la sienne, au regard du droit international.  Un questionnement auquel l’auteur ne fait jamais référence dans le texte. Comme s’il ne s’attaquait qu’à moitié aux débats de fond…

Fathate Hassan


[1] Article initialement paru dans le magazine Al-Watwan de décembre 2013.

[2] L’Harmattan.

[3] Référence à l’épisode des milices de femmes travaillant à défendre le projet français à Mayotte.

[4] Frictions.