Des tessons d’argile de la mémoire

Une histoire condensée de la tradition orale. De la figure du mbandzi aux poésies guerrières des temps anciens, en passant à la littérature courtoise des périodes les plus récentes, l’importance du chant dans la geste du poète, la perpétuation du legs par les jeunes générations, le génie oublié de Midjindze, des limites de la recherche comorienne. L’historien et traditionaliste Moussa Saïd Ahmed rend hommage à cette oraliture dans La poésie orale chantée des Comores (1883-1982). Paru aux éditions Coelacanthe, l’ouvrage, qui ne traite cepen-dant que du patrimoine de l’île de Ngazidja, est le fruit d’une recherche, menée au début des années 1980.

Ce travail questionne le rôle de la mémoire collective.

Naturellement. Je rappelle que nous vivons dans une société à traditions orales, et la mémoire collective est au début et à la fin de notre civilisation. Les sociologues, les historiens, etc. ont beaucoup écrit à ce sujet et nos lecteurs trouveront des références saillantes dans le livre.

Vous vous intéressez à la figure du mbandzi, qui traverse tous les champs d’expression de la culture comorienne…

Le mbandzi est le véhicule vivant de la communication sociale. Ce fut l’un des moyens incontournables de diffusion du savoir, des décisions des chefs traditionnels (Fe et Sultans), de l’éducation culturelle, etc. Son témoignage lui vaut souvent des ennuis, quand il met les comportements des autorités publiques en cause. Les satires de mbandzi devenaient alors une source de conflits sociaux aigus. Pour fuir les représailles, notamment à l’avènement de la colonisation, le mbandzi  colportait ses messages, de cité en cité, d’où le nom de mbandzi mwendedji (poète itinérant), qu’on lui a donné. D’autres wapvandzi[1] s’étaient inféodés aux maisons princières et chantaient des louanges aux princes et princesses.

Si l’on en croit vos recherches, le poème accompagne le Comorien, de la naissance à la mort ?

Cette poésie orale rythme la vie des Comoriens de la naissance à la mort. La société comorienne est une société bantoue d’idéal islamique (Sultan Chouzour, 1989). Le mbandzi, comme les Comoriens, grandit collectivement. On peut parler d’une poésie engagée, qui assoit les règles, assiste la parturiente, lors de l’accouchement, fixe dans la mémoire les événements socio-culturels et politiques du moment et accompagne le défunt dans sa maison éternelle.

Vous esquissez une théorie autour des rapports entre cette oralité littéraire et l’histoire nationale.

Cela fait partie intégrante des témoignages oraux et je dirai même que grâce à la poésie, on peut remonter l’Histoire des Comores jusqu’aux temps anciens. J’ai travaillé sur la poésie guerrière du temps des Fe et des Sultans (Ve-XIXe siècles)[2], connu sous le nom de Nyandu.

Dans une époque plus récente, les wapvandzi ont donné l’impression d’être souvent  instrumentalisés par le politique ? Du temps du président Ahmed Abdallah, par exemple.

Cela fait partie de la tradition de wupvandzi. Aux temps des sultanats, chaque souverain possédait ses propres trouvères. Ils étaient inféodés au Palais des princesses (djumbe) et chantaient des louanges quotidiennement, et aux moments des grandes réjouissances populaires. Aux temps de Saïd Mohamed Cheikh et d’Ahmed Abdallah, par exemple, Kole Mwandze, Maabadi Mze Mohamed, incarnaient cette philosophie poétique, que je qualifie de littérature courtoise. La tradition continue encore de nos jours. Des poètes chanteurs n’hésitent pas à flatter l’amour propre des candidats aux élections, pour espérer recevoir en retour un bahashishi[3].

Maabadi Mze Mohamed, un des plus grands maîtres du cette poésie chantée, consacré par mi les plus grands poètes de l’archipel des Comores, auteur de Boboni.

La place du chant dans la perpétuation de cette tradition d’oraliture ?

Là, je vais sans doute me répéter. Le chant reste le cœur de la civilisation comorienne. Les autres genres littéraires sont récités dans des contextes particuliers. Il n’y a que le chant qui est pérenne. Cette tradition, avec quelques variantes, continue à se perpétuer.

Vous parlez d’une hégémonie des wapvandzi, qui aurait connu une forme de déclin à la fin des années maboto

Oui ! Sans doute parce que, avec l’avènement de la radio, les échanges réguliers, d’abord avec le monde arabo-swahili, et ensuite avec le monde européen, ont beaucoup contribué aux mutations culturelles des années 1960-1980. Les instruments de musique moderne, la batterie notamment, introduits par les jeunes générations, se sont substitués, peu à peu, au tambourin, au luth et au gros tambour à membranes. Depuis, le chant, tout en véhiculant les traditions ancestrales, s’ouvrent aux apports du modernisme. Pierrot, Jean Mangal, Salima Ali Amir, etc. constituent aujourd’hui les héritiers d’Ipvesi Bungala, Mchinda Mtimbo, etc. Le fonds est resté plus ou moins intact. Quant au style, il a beaucoup évolué.

Vous considérez Dafine Midjindze comme le dernier des wapvandzi œuvrant autour du bungala.

Dafine, comme la plupart des chanteurs itinérants de la fin du XIXème, est originaire du Dimani. Comme ses prédécesseurs il colportait ses chants de cité en cité et de maison en maison. Il n’hésitait pas à mettre à l’honneur les chants des anciens : Bawu Mgazidja,  Mchinda Mtimbo, Kari Dharura[4]… En prison dans les années 1960, il n’a pas hésité à se ridiculiser, rien que pour tourner en bourrique ses détracteurs et leur montrer que loin d’être assommé par cette décision, il restait debout avec un moral de fer :

« Henyi muyishiyao Dafine

Dafine ufana na hindri

Uso ufana na nkima

Dja mbuzahidi ya djivani

Hapuha dinyo lawuso

Lepengwa kalidja mwesa

Yekaza letrengwe uso

Hama Razida wanyumeni…

« Vous qui entendez parler de Dafine

Comment est-il

Son visage ressemble au maki

Il ressemble à une chèvre sauvage

Il a perdu une incisive

Mais cela n’a pas affecté son regard

Quand il regarde la foule

On dirait un nouveau Résident[5] »

Y a-t-il une autre figure de cette poésie, ayant la même fulgurance ou le même rayonnement dans l’histoire ici étudiée ?

Oui ! J’ai travaillé sur un grand nombre de wapvandzi. La plupart, comme je l’ai dit, étaient originaires du Washili et du Dimani. Ils ont beaucoup chanté contre les grands travaux coloniaux (Hazi za Mzungu ndziro)[6] et contre l’impôt par tête (lateti). Dafine et Ndjizi sont les derniers poètes itinérants de style bungala[7].

Votre étude porte sur 36 chansons. Qu’ont-elles de particulier ?

Elles  s’échelonnent de la naissance à la mort. Il s’agit là de l’intervalle fermée de ma théorie.

L’ouvrage paru aux éditions Coelacanthe. Moussa Saïd.

Vos recherches datent de 1982. Quelles sont les difficultés rencontrées sur le terrain ?

Des difficultés d’ordre matériel et idéologique. A l’époque, je n’étais qu’un jeune étudiant passionné de poésie. Je devais compter sur de maigres moyens personnels pour avancer dans cette recherche. C’était un rêve d’enfance. Enfant, ma mère passait tout son temps à nous chanter des berceuses et, jeune lycéen, je me produisais dans l’Association Musicale de Moroni (ASMUMO) et dans l’Aouladi Zamani d’Itsikundi.

Idéologique, sans doute parce que les Comores profondes ne comprenaient pas qu’un jeune comorien, étudiant en France, fasse des recherches sur des chants, des proverbes, des devinettes, des contes de bouffons, etc. Dans certains villages, je passais pour un fou. On se moquait de moi. J’ai reçu cependant le soutien précieux du CNDRS[8] naissant.

Vous dites que les textes posent un problème de traduction et d’interprétation. Est-ce dû à un phénomène d’opacité littéraire ou à l’absence d’outils dédiés à l’étude de ces objets littéraires dans le monde des chercheurs comoriens.

Cet aspect est universel. La traduction des textes d’une langue à une autre est un véritable casse-tête. Il y a des énigmes, des métaphores, qui n’ont pas leur équivalent en français. C’est pourquoi j’ai gardé, dans beaucoup de cas, la terminologie comorienne, expliquée en note.

Parmi les chercheurs, il en est qui pensent qu’ils leurs manquent une certaine culture, à la fois sur le rapport à la tradition et sur l’approche globale du fait littéraire. Vous soulignez le fait dans votre livre d’une certaine manière, puisque que vous dites cette étude réalisée par des non-spécialistes.

Effectivement, c’est le début d’une recherche qui mérite d’être soutenue et approfondie. Beaucoup de faits littéraires ou autres n’ont pas encore été abordé.

Pour dire les choses autrement, qu’est-ce qui fait que la génération actuelle des artisans de la littérature comorienne se désintéresse autant de ce patrimoine, au point de noyer l’ancrage même de leur création, pourtant issu de l’imaginaire culturel de cet archipel ?

Vous avez raison de le souligner. Mais il ne faut jamais oublier que le Comorien est esclave de ses traditions. Julio Iglesias avait lui aussi raison en chantant les « traditions qui nous enchaînent ». La génération actuelle ne peut en aucune façon s’écarter éternellement du patrimoine matériel et immatériel de l’Archipel. Ce ne sont que des parenthèses de l’Histoire. Regardons l’ASEC. Nous chantions à cette époque « glorieuse » Marx, Lénine, Mao et Staline. De retour aux Comores, nous sommes tous devenus les champions des traditions ancestrales.

Comme le legs n’a pas été vraiment transmis à la génération de poètes actuels, est-ce qu’il n’y a pas le risque de voir émerger une nouvelle poétique, complètement coupée de la mémoire entretenue par le passé ? Les jeunes slameurs comoriens, par exemple, se  réclament plus de Grand Corps Malade et d’Abdel Malik que d’Aboubacar Said Salim ou de Saindoune Ben Ali, qui sont leurs contemporains.

Oui ! C’est normal. Le monde est en pleine mutation socio-culturelle. Faut-il rappeler ici que le twarab est une musique importée de l’Egypte et de Zanzibar à la fin du XIXème siècle. Les chansons étaient soit en swahili, soit en arabe. Le twarab a fini par devenir un genre musical au même titre que le sambe ou le djaliko…Moi quand j’écoute les chansons d’Amengal ou de Piero, je me vois en train de rêver. On dirait que Mchiunda Mtimbo ou Bazwu Mgazidja sont revenus, qu’ils ressuscitent.

Ali Mohamed Ndjizi, un des derniers poètes itinérants de style bungala.

Votre corpus porte sur l’île de Ngazidja. Pourquoi cette difficulté des chercheurs à faire le lien avec le reste de l’archipel ? Est-ce qu’il n’y a pas le risque de renforcer le morcellement des imaginaires de cet archipel ?

Non ! La recherche, c’est d’abord une question de passion. Chaque chercheur est libre de déterminer son aire de recherche. Actuellement, je travaille sur le manuscrit d’un lettré anjouanais, Mouchamou Abdallah, datant du début du XXème siècle et parlant de la fondation des cités à Anjouan. Je fais, avec mes étudiants de deuxième année d’histoire à l’Université des Comores, le parallélisme entre la fondation des cités à Anjouan et à Ngazidja.  Et puis c’est aussi une question de moyens. Les pouvoirs publics comoriens n’ont jamais financé la Recherche. Ce que nous avons pu réaliser aujourd’hui a été rendu possible grâce au soutien de la coopération française, de l’UNESCO, de l’Arabie Saoudite, du PNUD etc.

Cette recherche dépendante de l’aide extérieure ne risque-t-elle pas de desservir le point de vue archipélique ? Ne risque-elle pas de s’éloigner des attentes d’une nation qui n’a pas les moyens de se l’offrir ?

Possible. La balle est dans le camp des politiques. Il faut qu’ils se ressaisissent. Il n’est jamais trop tard pour mieux faire.

Vous rendez hommage au travail de collecte de la tradition, effectué par Damir Ben Ali. N’avez-vous pas l’impression que la plupart des gardiens de la trace s’en vont, disparaissent, aujourd’hui ?

Effectivement, là, je vous rejoins. Aujourd’hui, des responsables de l’UDC refusent de mobiliser les ressources humaines disponibles pour pouvoir sauver les meubles. Ils s’enferment dans la politique partisane et développent une attitude sectaire, voire chauvine, de nature à créer un climat de haine et de suspicion. Beaucoup de Comoriens, pionniers de la recherche et de l’enseignement supérieur disent qu’ils ont mal à l’Archipel des Comores. Comme l’a chanté Maabadi, avec nostalgie, dans Boboni :

                                   « … Lepazi ladongo laruha

                                   Namtsorinika zembayi ribaliye

                                   Raonese owana …

                                   « … Puisque l’assiette d’argile est cassée

                                   Donnez-nous les tessons pour les porter

                                   Et aller les montrer aux enfants… »

Propos recueillis par Soeuf Elbadawi


Image en Une : Moussa Saïd au Muzdalifa House en 2014.

[1] Pl. de mbandzi.

[2] Voir Moussa Said Ahmed (2000), (L’Harmattan).

[3] Il s’agit souvent d’un cadeau en argent. Mbeo aux temps des sultanats.

[4] En instance, Moussa Said, Dafine Mmidjindze ou la poésie misérabiliste.

[5] Non des anciens représentants de la France coloniale aux Comores.

[6] Voir Moussa Said (2000) et (2O17).

[7] Catégorie de canne à sucre très succulente. Puisque ces poètes chanteurs avaient de très belles voix, on a fini par les baptiser bungala.

[8] Centre National de Documentation et de Recherche Scientifique, fondé en 1979 par Damir Ben Ali.