Soeuf Elbadawi présente une installation sur sa ville au festival international des films d’Afrique et des Îles à la Réunion. Dérangeant comme d’hab[1].
« Une double interrogation sur l’homme et la ville » menée par un fou et son joueur de ndzendze, qui partagent avec le public une réflexion sur la cité qui les a vus naître. Auteur, comédien et metteur en scène (également collaborateur de Kashkazi), Soeuf Elbadawi présente actuellement au Festival interna-tional des films d’Afrique et des îles, à la Réunion, Moroni Blues/ Chap. II. Une instal-lation conçue pour s’adapter à différents lieux d’accueil, du village comorien au festival international, et qui associe théâtre, photo-graphie, vidéo, musique, arts plastiques…
Le projet a ainsi fait appel au joueur de ndzendze Mwinyi Mmadi, au sculpteur et peintre Seda, et au réalisateur vidéo Ahmed Jaffar. Un petit livre construit autour de thèmes de l’installation sera également publié prochainement par Komedit. Pour Soeuf Elbadawi, enfant terrible de Moroni dont il retient les valeurs d’ouverture et aime bousculer les règles sociales sclérosées, c’est l’occasion de se frotter aux multiples réalités de la ville qui l’a vu grandir, et qu’il considère comme source principale de son inspiration. Une ville qui lui a « transmis des valeurs d’ouverture, mais, qui, paradoxalement, se replie de plus en plus sur elle-même. Une ville qui se trouve surtout dans l’incapacité de se redéfinir une identité à la mesure du monde actuel. Moroni éprouve manifestement des difficultés à se réinventer une destinée en accord avec les Comores d’aujourd’hui, ou encore avec les réalités de la mer indianocéane », écrit-il.




Performances, notamment avec Mwinyi Mmadi au ndzendze, Moroni en images sur les murs, inscriptions rituelles au sol. Une réflexion en mouvement sur un destin d’archipel ou l’obsession du récit.
Une ville déchirée entre son rôle de capitale aux multiples visages et son orgueil de vieille cité aux familles bien nées. « Dans mon enfance, Moroni a été le principal lieu de la confrontation du Comorien avec le monde extérieur », explique l’auteur[2]. « C’était l’endroit, où le Comorien pouvait, à défaut de braver l’océan pour voir comment ça se passe ailleurs, élargir son horizon. Le monde venait à sa rencontre à Moroni. C’était un port ouvert sur la mer indianocéane. Lorsque j’étais gamin, c’était déjà « la » capitale. Moroni n’était pas ce lieu fermé que se figurent encore certains esprits butés. Des personnes qui m’ont amené à réfléchir sur ce projet et sur cette notion de repli communautaire. Moroni dans mon enfance était une sorte de carrefour par où transitaient toutes les influences extérieures possibles et imaginables. La culture au sens moderne du terme passait par là. La fraîcheur des visages étrangers. L’odeur de l’Ailleurs. Avec son port aux boutre, Moroni m’a donné envie d’en savoir plus sur ce qui vient de l’au-delà des mers. Je me souviens qu’ado, j’y montais sur les bateaux pour y trafiquer de l’imaginaire, avec des navigateurs anglais ou polonais. Moroni, c’est aussi le lieu où se retrouvaient tous les éléments de population de l’Archipel, là où pouvait se forger une citoyenneté nouvelle pour le Comorien. Une citoyenneté située au-delà des communautarismes de village, une citoyenneté correspondant aux utopies de la période postcoloniale ».




Moroni exposé sur les murs de la ville du Port, rencontre avec les étudiants de l’école des Beaux-Arts à la Réunion, conversation avec un coq noir sur un îlot de sable.
Ce brassage concernait surtout ce que l’on appelle encore la « périphérie » de Moroni. « Attention à ne pas oublier l’essentiel, à savoir qu’à Moroni, il y a deux cités en une ! Il y a le village de Moroni, constitué sur la base de quelques quartiers historiques, avec quelques familles se prenant au sérieux (pas toutes heureusement) au point de cultiver le rejet et le mépris des autres. Et il y a le Moroni de la capitale, qui mélange les uns et les autres et qui mène vers d’autres formes de citoyenneté urbaine. Il est vrai que dans mon enfance, j’ai eu à connaître ce mépris existant entre des gens de Moroni, des familles « de souche », appelons-les ainsi, pour aller vite, et ces « étrangers » à la ville, que je nomme « pièces rapportées » ici, des gens qui venaient des quatre coins du pays ou qui déboulaient de l’étranger pour s’installer là durant quelques années, voire pour y rester définitivement ».
Mais Moroni Blues/ Chap. II. ne cantonne pas sa réflexion aux frontières de la capitale comorienne. « C’est également une réflexion autour du rejet [la haine de l’Autre] transposable dans toutes les sociétés d’aujourd’hui », écrit Soeuf Elbadawi. « En ces années d’incertitudes, les étrangers menaçant le groupe, parce que porteurs d’une autre vision du monde, issue d’autres expériences de vie communautaire, se voient partout pointés du doigt de façon plus ou moins violente ». En ce sens, le blues de Moroni version Elbadawi est universel.
Lisa Giachino
[1] Article initialement publié dans le Kashkazi n° 54/ Du 5 octobre 2006.
[2] Ces propos sont extraits d’un entretien publié dans un ouvrage consacré au thème de l’installation, Moroni blues/ Chap. II (Bilk & Soul/ distribution Komedit). Le livre recevra le prix Isesco 2010 dans le cadre de l’opération « Moroni capitale islamique de la culture » pour l’Afrique.