Moroni se cherche et se recompose. A l’heure où le pays espère renouer avec les utopies, la capitale engorgée donne le sentiment de ne point savoir à quel saint se fier. Mais peut-être n’éprouve-t-elle qu’un besoin. Celui d’asseoir ses rêves sur le long terme, en misant sur l’humanité présente, et non sur un passé figé.
Une ville a besoin de verdure pour respirer la nuit. A Moroni, le vert se fait rare, et le temps paraît suspendu, dans une chaleur qui fait suer les draps. Il se raconte que les ouvriers du ciel font la grève, ces jours-ci, pour signifier leur déception au Seigneur, qui, toujours, pardonne aux hommes ingrats. Une blague de saison, à 31° sous des toits poussiéreux, où l’on suffoque, à moins de disposer d’une clim bidouillée.
A Moroni, le béton bouffe tout sur son passage. Comme si les gens ne comprenaient pas que le béton n’engendre que du béton. Partout, les murs de parpaings s’érigent dans le désordre, et sans un soupçon de vert à leurs pieds, sauf dans les bidonvilles et à l’intérieur des ruines. La capitale grandit, en faisant la guerre à ce qui ramène, de près ou de loin, à la nature bienveillante. La ville n’est plus que constructions, ou bordéliques, ou inachevées. Les quelques arbres encore debout font figure de rescapés. Et dire qu’il n’y pas si longtemps, on grillait de la noix d’acajou à Pangadju…



La médina sous le papayer. Le bidonville de Mdjivurize, vue depuis le Ribatwi. Escaliers d’un palais en ruine de la vieille ville. Des poches d’air frais à réinterroger.
La nature dévastée n’est cependant pas le seul signe de la cata en cours ! Il y a 40 ans, le citadin affichait un air de broussard, au sourire légèrement distendu. Il batifolait sous les arbres à pain, les manguiers, les jacquiers, soignait son estomac avec des insectes aux saveurs croquantes, se surprenait à compter les ailes de papillon, en ramassant du bois mort, dans la fertilité ensauvagée de sa périphérie. On parlait volontiers de mdji et de mahura. On n’imaginait pas que la médina aux parois humides, jadis dressées à la chaux coupée, deviendrait un mouroir exotique, portée par une humanité grouillante, engluée sur elle-même.
Il faisait bon vivre dans cette cité féodale aux histoires mal négociées que la colonialité est venue vite congestionner. On ne savait pas de quoi demain serait fait, mais on ruminait, animal émerveillé, devant les boutres du Kalawe et les navires du Bandari, scrutant l’horizon et comptant les jours, sous des badamiers assoupis. De Moroni, on évoquait le mythe – Undroni – là où il fait bon vivre. Il n’y avait pas la pollution, ni ce bruit qui tétanise, aujourd’hui. Vivait-on mieux ? Sans doute pas, mais l’on pouvait espérer des lendemains plus joyeux, aux côtés d’une nature moins aride, et sans cette circulation immobile faite de carcasses ambulantes.
La main de l’homme s’est cependant mise à tronçonner le paysage et à spéculer sur une plus value à base de foncier. Dans les limites de l’indivision, les habitants, oubliant le sens du legs, se sont fragilisés, en rognant sur de vieilles fondations. Aux gardiens du temple, on a arraché l’essentiel de ce qui entretenait le legs – le principe du groupe réassemblé autour d’un bien – pour construire des cages à commerces et entretenir du business informel, sous des tas de ruines. Personne n’a senti à quel moment l’argent allait pourrir la relation entre les familles, leurs voisins, leurs lointains cousins, venus charbonner dans ce qui est devenu, peu à peu, un enfer urbain.


La grande rue menant vers Volo Volo en plein mois d’effervescence commerciale. Le ramassage des ordures à Sanfili par la mairie. Lentement, la cité enfle, mais s’organise…
Moroni s’est peu à peu forgée une destinée à dérive néolibérale certaine, au sein de laquelle on a évacué, et l’humanité, et les communs. Un Volo Volo à ciel ouvert ! On y joue au syndrome du coupé perdu _ un jeu dangereux, consistant en une compétition de winners défaits, au sein de laquelle les valeurs de réussite n’ont plus rien à voir avec la nécessité d’une individualité collective. Moroni a mué à la vitesse d’un vent qui détricote les liens du passé. Et quand se meurent les familles, disparaît, forcément, la nécessité de faire société ou de faire peuple.
En charcutant le destin commun, au nom du profit et des petits intérêts, l’homme, défait par la machine d’une prétendue modernité, a fini par perdre la main sur sa propre histoire. La cité, maintes fois célébrée par les poètes (mi ntsina udiwa/ Moroni pvo nazaliwa)[1] est alors devenu ce monstre au visage transfiguré par l’urbanisation sauvage et la démographie galopante, sans aucun lien avec le Moroni apaisé des années 1960-70, qui, pourtant, génère nostalgie et désillusion chez les déclassés. Le regard des riverains, rendu aussi rude que le béton alentour, transpire de violence et de fureur, désormais, dans un méli mélo contraignant, où les êtres s’affaissent, les uns sur les autres, comme sur les poubelles improvisées du littoral.
Personne ne prenant la peine de regarder la nature de ce qui brûle, « mixité » et « coexistence » sont devenus de gros mots. Il paraît d’ailleurs difficile de parler de biodiversité à la fois sociale et naturelle dans les imaginaires en présence. « A chacun sa part sous l’eau/ bouffe qui peut/ A la fin de l’envoi/ les perdants se toucheront dans l’Outre-monde »[2], est-il écrit quelque part dans un poème. Moroni, lentement, s’épuise, sous les décombres du passé. Elle n’est plus cette cité-miracle, tant enviée par les enfants de l’arrière-pays. On évite de s’y projeter, pour ne point s’y noyer.


Les petits commerces de la périphérie. Ici au quartier Madjadju.
Succombant aux rêves de l’ailleurs, sa progéniture, elle, s’agrippe aux mirages de Paris, Londres ou Montréal, pour ne plus avoir à revenir sur ses pas, sauf pour des vacances obligées ou pour se recueillir devant les cimetières. La mémoire a besoin de chair fraîche. Les vivants en perpétuent le culte. Dans le même temps, se dresse une jeunesse bigarrée, qui, à force de plier les genoux dans les coulisses du pouvoir, s’interroge sur l’avenir immédiat. Comment investir autrement ce paysage de capitale aux membres disjoints ? La servitude volontaire et le fait accompli, longtemps soutenus par les féodaux, les coloniaux et les pouvoirs érigés à leur suite, n’agissent plus en maître.
Il est d’autres vérités qui s’annoncent. Moroni ne peut survivre à l’effondrement annoncé qu’en épousant à jamais son destin cosmopolite. Le legs est à revisiter dans le sens, non pas de la perpétuation d’une légende figée dans les discours, mais plutôt dans la volonté de recomposer les possibles et les attentes, en misant sur les destins à venir. Il faut ranger les éléments du puzzle passé sur le côté. Impulser de nouvelles dynamiques. Avoir le sens de la démesure dans le geste. Il est des liens et du partage à retrouver, pour que l’Être-ensemble sourie enfin ç nouveau.
Moroni ne peut donc se noyer. Tel le poisson, la cité surnage dans son élément. Il est question de repositionnement, dans un espace-temps bien défini. Des alliances nouvelles sont à envisager, et il n’y a pas que le « tout commerce » comme horizon. La notion d’humanité en présence est à renégocier. Au passage, il faudra aussi repenser le rapport au végétal et à la culture. Il en est qui y pensent depuis un moment. Qui parlent de friche culturelle et de reforestation, ces derniers temps.


Flaque d’eau stagnante, vers le port de Moroni, sur la route principale. Le Kalawe et ses boutres, au siècle passé. Un autre Moroni est à inventer, mais doit-on effacer les traces du passé à ce point, pour autant ?
Ce qui suppose des efforts d’imagination, y compris dans la manière de retrouver le sens des communs. Redessiner les contours de l’espace public en fait partie, mais la nature doit être replacée au cœur du projet. En tenant compte, par exemple, de l’artificialisation de certains sols sur les hauteurs et de l’imperméabilisation des terrains, qui ne favorisent que les inondations. Songer à un retour au végétal, du moins dans certaines zones, éviterait le phénomène continu du ruissellement ou de la rétention des eaux sur le bord des chemins. Mais est-ce vraiment un problème ?
La vocation du Kalawe – pour citer cet autre exemple – n’est peut-être pas de s’envaser sous une eau polluée et pervertie par le jeu du commerce facile. La médina en face n’est que le poumon d’une histoire à renouveler. Encore faut-il s’asseoir pour nommer les limites du legs. Car une ville n’est pas une maison comme une autre. Une ville a besoin de beaucoup d’hommes et de femmes pour s’endormir la nuit. Moroni est devenue grande, au point de ne plus ne se voir dans son étendue. Elle finit par donner l’impression de ne plus nourrir – à trop s’oublier dans sa course folle – les utopies à venir, alors même qu’elle est encore debout et vivante. Pourquoi faudrait-il qu’elle désespère ? Moroni est passé « capitale », parce qu’elle incarnait justement un chef-lieu possible. Et l’enjeu n’est peut-être pas de revendiquer une centralité de pays atrophié, mais de représenter le mouvement, qui transcende les rêves d’archipel.
Soeuf Elbadawi
L’image en Une de l’article : la gare routière des Sud, la nuit, à l’heure des brochetteries.
[1] Youssouf Abdulhalik, garnde figure de l’orchestre ASMUMO, auteur compositeur à jamais consacré dans la mémoire musicale de la ville. Un ancien de l’ASMUMO.
[2] Un dhikri pour nos morts la rage entre les dents, paru aux éditions Vents d’Ailleurs, 2013.