L’émergence du village-Etat

La faillite de l’Etat et l’essor du « développement communautaire » ont fait du mdji et du quartierle principal espace d’appartenance et de citoyenneté. Un phénomène particulièrement développé à Ngazidja[1].

L’Etat comorien, Soihirdine et Ahamada en ont soupé. En septembre 2005, lors des émeutes qui ont suivi à Moroni la hausse du prix du carburant, ils ont crié leur ras-le-bol en brûlant des pneus sur la route et en défiant les forces de l’ordre. Accusés d’avoir participé au saccage de la résidence de membres du gouvernement, ils ont comme d’autres jeunes passé plusieurs mois en prison avant d’être libérés juste avant l’élection présidentielle de mai 2006[2]. A 25 ans, les deux garçons se sont aujourd’hui rangés. Si le régime de Sambi leur est sympathique, ils n’en attendent cependant pas grand-chose de plus, dans l’immédiat, que de son prédécesseur honni. Leur incarcération les a définitivement poussés hors du lycée. Qu’à cela ne tienne : ils consacrent désormais l’essentiel de leur énergie à leur quartier. Parce que leur quartier, c’est leur « maison », comme ils disent.

Fondée en 2005, l’Union pour le développement d’Ambassadeur (UDA) est actuellement l’une des associations de quartier les plus en vue de Moroni. Ambassadeur s’enorgueillit de deux ronds-points ornés de sculptures en maçonnerie représentant les quatre îles de l’archipel et un coelacanthe. Ses trottoirs sont peu à peu équipés de rambardes pour dissuader les passants de traverser n’importe où… Autant de signes d’une volonté d’aménager l’espace urbain qui tranche avec le laisser-aller régnant actuellement dans la capitale. Mais ce n’est pas tout. « Le mercredi et le samedi, on ramasse les ordures chez les gens et le dimanche, on balaie notre quartier. On veut faire un jardin et une école ménagère près du rond-point d’en bas, avec un ‘pause café’ pour que les jeunes aient une activité et gagnent un peu d’argent. On lutte aussi contre les bagarres et la drogue. Et quand on décide qu’après 20 h on ne doit pas voir un enfant de moins de 17 ans dehors, les mamans sont contentes. Soit ils sont chez eux, soit ils sont aux cours qu’on organise. On a fabriqué une petite prison dans un conteneur. On y met les jeunes qu’on trouve dehors après l’heure fixée… »

Le message est clair : l’UDA n’a besoin de personne pour faire régner l’ordre sur son territoire. « On veut pas un ministre qui nous dit : ‘On va faire des projets’ », tranchent Soihirdine et Abdurhamane. « On n’a pas besoin de projets. On a payé les ronds-points grâce à l’argent que nous donnent les taximen quand on bouche les trous de la route. Pour les ordures, chaque maison nous donne 100 fc [0.20 euros, ndlr]. On n’a pas besoin de chef. C’est nous les chefs. »  Si Ambassadeur est, comme tous les quartiers récents de la capitale, dépourvu d’une notabilité lui appartenant en propre, l’engagement de ses jeunes n’en est pas moins représentatif d’un phénomène en marche depuis deux décennies dans les villages. A la faveur de la défaillance de l’Etat, l’immense majorité des Comoriens vivent pleinement leur citoyenneté dans le périmètre du mdji[3] , que ce soit en se livrant aux activités sociales traditionnelles ou en œuvrant pour le « développement » de leur cité natale. Le « développement » est, désormais, « communautaire » avant tout. Pour le meilleur et pour le pire.

Des membres du msomo wa nyumeni, qui militeron pour l’ASEC. Des images de congrès, et de l’ASEC, et du Front Démocratique.

Ahmed Ouledi, qui s’intéresse de près au mouvement associatif, fait remonter l’origine du phénomène au déclin de l’association estudiantine ASEC et du parti Front démocratique, au milieu des années 1980. « Les véritables associations villageoises ont été créées après l’expérience révolutionnaire. Les jeunes ne voulaient plus parler de politique », rappelle-t-il. « La chose politique était abandonnée au profit d’activités liées au développement du village. » La désillusion qui suivra l’échec du mouvement révolutionnaire verra la majorité de la jeunesse regagner le giron villageois. « L’ASEC avait pour mot d’ordre de casser les associations régionales », se souvient A. Ouledi. « Quand elle a disparu, les gens de la diaspora se sont organisés en associations de quartiers ou de villages. Chacune envoyait des ressources financières qui servaient d’abord à construire la mosquée, puis à cimenter les ruelles, enfin à financer l’éclairage et le bitume. Une compétition s’est mise en place entre les villages. » Sur place, « le mouvement associatif s’est détourné des activités sportives et culturelles pour faire ce qui revient habituellement aux mairies. Du fait de la faiblesse de l’Etat, le terrain villageois est grand ouvert à qui a envie de faire quelque chose ».

Cet essor des associations locales a coïncidé avec l’émergence de nouvelles doctrines de coopération au niveau international. « Depuis les années 1990, l’attention de plusieurs donateurs est attirée par les réalisations des associations à base communautaire », résume le chercheur Damir Ben Ali[4]. « En se référant au concept de bonne gouvernance, les bailleurs de fonds saisissent là une possibilité de modifier l’équilibre des pouvoirs entre la société civile et l’Etat en renforçant la capacité de la population à gérer ses propres affaires. Ils contournent, à la satisfaction des populations locales, les autorités gouvernementales réputées corrompues. La Banque mondiale a créé le FADC (Fonds d’appui au développement communautaire), une structure chargée de gérer ses prêts à l’Etat. Elle a imaginé la création par les autorités traditionnelles du mdji, d’un conseil exécutif : le comité de pilotage (…) »

« Sous la pression des notables et des hommes politiques locaux conseillés par les organismes d’aide au développement, le comité de pilotage et d’autres structures informelles (…) créées au sein des communautés villageoises reçoivent de l’Etat certaines délégations des pouvoirs et assurent les initiatives de développement », poursuit l’anthropologue. « La part de l’Etat dans les prestations des services publics se réduit parallèlement à la mise en place des programmes d’investissements par les communautés locales. »

Au fur et à mesure que s’équipent les villages, aucun secteur ne paraît pouvoir leur échapper. Après s’être investies dans l’amélioration de leurs conditions de vie matérielles (bitume, électrification, adduction d’eau) et spirituelles (mosquées), les communautés s’attaquent à des domaines relevant clairement de la politique publique : santé et éducation. L’une des formes les plus abouties de cet engagement est sans doute la multiplication des écoles communautaires de niveaux primaire et secondaire. A Ntsaweni, au nord de Ngazidja, le lycée du Mbude, construit grâce à l’argent des cérémonies coutumières, est ainsi géré par un conseil d’administration qui rassemble, outre des enseignants, élèves et parents, des cadres et notables du village. « S’il y a des problèmes, on appelle l’élève, les parents et la notabilité », nous disait le proviseur en 2006[5].

Damir Ben Ali.

Conformément aux idées en vogue au sein des organismes de coopération, les villages qui parviennent à s’équiper sur la base du volontariat communautaire sont érigés au rang de modèles. « M’kazi ignore l’assistanat », se félicitait Bacar Moindjie, le maire de ce village de Ngazidja, lors de son investiture en 2006. « Depuis fort longtemps, les enfants du terroir ont pris en main le destin de leur localité. L’électrification du village par des fonds propres en 1964 marque le début de cette prise en charge. Depuis, les habitants du village et la diaspora ne cessent d’apporter leur soutien dans le développement communautaire pour lequel on peut réclamer le titre de pionnier »[6]. Dépourvus de diaspora, les villages mohéliens qui ont financé des projets collectifs grâce aux revenus de l’écotourisme sont devenus l’un des symboles de cette prise en charge du village par ses habitants[7].

Pour Mihidhoir Sagaf, directeur du FADC, « sans la volonté des villageois qui ont vendu des terrains et des bœufs pour qu’un bailleur les accompagne, des communautés vivraient en autarcie aujourd’hui. Depuis 10-15 ans, il n’y a pas eu de budget d’investissement de l’Etat. Jamais nous n’aurions pu avoir ces capacités d’accueil des écoles ni cet accès au soin. Si les communautés ne s’étaient pas prises en charge, la pauvreté serait deux fois plus importante ».

Le revers de la médaille ? L’investissement quasi-exclusif des Comoriens dans l’épanouissement de leur localité a renforcé l’identification au mdji au détriment de toute réflexion sur une échelle plus large. Le village est vécu comme une entité en soi, autonome, qui doit disposer à lui seul du plus grand nombre d’équipements possible, quand bien même – et surtout si – des constructions similaires existent déjà à quelques centaines de mètres de son territoire. Mettre les richesses et compétences en commun avec d’autres cités pour plus d’efficacité est rarement envisagé. Morcelées, les ambitions ne peuvent être que réduites… ou carrément loufoques. « On a eu l’école, le collège, le lycée… pourquoi pas une université ici un jour ou l’autre ? » s’interrogeait en juin 2007 un jeune « cadre » d’Ouzioini, au sud de Ngazidja[8].

Le foisonnement des « foyers » destinés aux activités culturelles et éducatives est l’une des marques de cet acharnement à imiter le voisin plutôt que de s’associer à lui. A Mitsamihuli, la plus grande ville du nord de Ngazidja, deux énormes bâtiments inachevés sont béants depuis des années. Chaque quartier a voulu le sien ; aucun n’a les moyens de le terminer. A Moroni, les foyers pullulent, mais aucun ne propose d’activités susceptibles de drainer des jeunes de toute la ville. Ceux de Badjanani et Mtsangani, deux vieux quartiers de la médina, sont distants de quelques dizaines de mètres seulement. Chaque bâtiment accueille, en son rez-de-chaussée, un cybercafé… Quant aux jeunes d’Ambassadeur, ils caressent le projet d’avoir eux aussi leur propre foyer, même si celui de Magoudjou n’est qu’à deux pas.

Moroni et ses quartiers, vue de Mapvinguni.

Suivant le modèle de leurs aînés, la plupart des jeunes reproduisent dans leurs associations les frontières locales. Fiers de leur réussite, ceux d’Ambassadeur entretiennent des liens avec leurs collègues d’Oasis et de La Coulée, qui « veulent monter leur association et sont venus voir comment on a fait ». Mais s’ils rêvent d’exporter leur engagement dans toute la ville, rien ne vaut à leurs yeux la bonne vieille compétition. « On veut que notre quartier soit le premier de Moroni. Si Oasis fait son travail et nous notre travail, chacun va regarder ce que l’autre fait, et c’est comme une course. »

Les limites du « développement communautaire » sont particulièrement lisibles dans la réalisation des programmes de financements internationaux. Sans arbitre pour faire respecter la carte scolaire et répartir les équipements sur le territoire, les déséquilibres se multiplient à tel point que le FADC doit revoir sa politique. « A partir de 2004, on a commencé à choisir les villages en fonction de critères de pauvreté », indique le directeur. « Car lors des deux premières phases, les villages où il y avait le plus d’intellectuels bénéficiaient d’un, deux, trois, et jusqu’à sept appuis, tandis que d’autres restaient sans école et sans dispensaire. » Autre handicap : « Les communautés n’arrivent pas à se mettre ensemble pour pérenniser. Gérer une adduction d’eau, cela peut se passer au sein d’une même communauté, mais pour que plusieurs villages s’associent, cela nécessite la création d’une structure. »

Pour Ahmed Ouledi, ces aspirations sont inhérentes au village. « Il faut un Etat qui puisse décliner ses responsabilités. Sinon, si vous laissez les pulsions personnelles s’exprimer dans des projets de santé et d’éducation, les villages sont capables de créer deux écoles, deux hôpitaux… » C’est ce qu’il s’est passé à Dembeni et Ouzioini, qui arboraient l’année dernière deux lycées généraux à 5 kms l’un de l’autre[9], ou à Ntsaweni, qui compte actuellement deux centres de santé en chantier…

L’effacement de l’Etat pousse également les communautés à établir leurs propres règles dans des domaines qui mériteraient d’être traités à l’échelle du pays. Le territoire côtier est par exemple morcelé entre les localités qui pratiquent la pêche au filet et celles qui l’interdisent pour ménager les ressources halieutiques, sans aucune continuité à l’intérieur même des régions. C’est à cause de ces divergences que des conflits éclatent entre Ouani et Mirontsy[10], Itsandra et Moroni…

Un don de la diaspora de Badjanani en France pour la lutte contre la Covid-19. Des travaux sur le ngome à Fumbuni, menée par le collectif des associations de la ville. une rencontre de notables dans le Mbadjini, au moment du processus de communalisation à ngazidja.

La force du village ne s’exprime cependant pas seulement au sein de son territoire. En politique, dans les affaires, il s’agit de l’appartenance première, celle devant laquelle tous les principes et tous les intérêts devront s’incliner. « Tout marche par village. Il y a l’agence de Dembeni, l’agence de Fumbuni… Si vous n’avez pas un village derrière vous, vous n’avez pas de clients », constate le directeur d’une agence de voyages. Les hommes de pouvoir sont eux sans cesse accusés de favoriser leur village, leur région ou leur île, opérant une transposition dans les institutions modernes de « la hiérarchie traditionnelle selon laquelle une fonction n’est jamais attribuée à un individu mais à un groupe social », rappelle Damir. « Le subordonné au chef l’est aussi aux groupes auxquels le chef appartient (…) Il est donc de règle que les hommes à la tête de l’Etat, des ministères ou des entreprises publiques attribuent des postes importants aux membres de leurs groupes d’appartenance avant tout autre citoyen sans tenir compte ni de leurs qualifications professionnelles ni des cadres organiques de la fonction publique. »

L’équipement d’un village dépend ainsi souvent de la capacité de ses enfants à intégrer les rouages publics. Les habitants de Moimoi, un village enclavé de Ndzuani, ont enfin bénéficié du téléphone « lorsqu’un agent de Comores Telecom natif de la localité a décidé d’installer un branchement au réseau »[11].

La diaspora n’est pas épargnée par cette prédominance du village sur toutes les autres sphères. Si la Diascom et d’autres organisations tentent de fédérer les Comoriens expatriés, l’association villageoise est le premier espace dans lequel les émigrés se reconnaissent et s’investissent. « Cette catégorie la plus active de la population ne raisonne qu’en terme de village quand elle parle du développement de sa patrie et n’a qu’un seul répondant dans son pays, le mdji. L’Etat, pour elle, ne figure que sur le registre des obstacles avec ses fonctionnaires corrompus et souvent incompétents », souligne Damir Ben Ali. « On veut que le village soit autonome, on voudrait qu’Ivembeni soit la capitale ! », nous disait une jeune femme d’Ivembeni aide-soignante à Paris. « On a envie que quand nos enfants viennent ici, ils soient fiers du village. »

Pour Damir Ben Ali, le poids de l’autorité villageoise est intimement lié à la coexistence de « deux systèmes de gouvernance radicalement opposés », qui constitue « l’une des sources de l’instabilité de nos institutions politiques ». La contradiction entre le système traditionnel, « appliqué aux circonscriptions inférieures », et l’administration moderne, « au niveau des îles et du pouvoir central », « a créé une barrière culturelle qui limite la participation de la population à la gestion de seules affaires publiques (…). Elle brise tout processus d’établissement des hiérarchies politiques et administratives (…) pour faire apparaître un appareil juridique moderne et unique de cohésion sociale qui aurait vocation à s’ériger en Etat-nation ».

A défaut d’Etat-nation, les Comores ont assisté à l’émergence du village-Etat. Déjà, à l’origine, « le mdji n’est pas une simple cellule sociale de base. Sa continuité historique, l’existence d’une autorité représentative, l’exercice collectif d’un ensemble de droits et l’acceptation d’un ensemble de devoirs, fait du mdji un modèle réduit de la nation. Il est le moule des sentiments du Comorien ». Aujourd’hui, remarque Damir, « le mdji n’est plus la société en modèle réduit au service de la nation, il est devenu un village-Etat et un redoutable concurrent de la nation ».

Lisa Giachino


L’image en Une figure une rencontre dans le Mbadjini,lors du lancment du processus de communalisation à Ngazidja.

[1] Article initialement paru dans le n°60 (février 2008) du journal Kashkazi.

[2] Kashkazi n°9, 29/09/05.

[3] Ahmed Ouledi est l’auteur d’un ouvrage sur l’histoire de l’ASEC.

[4] Toutes les citations de Damir Ben Ali sont tirées de son intervention « La cité en quête de citoyen », présentée lors du forum de l’Ipac organisé en janvier à Moroni.

[5] Lire « L’enseignement communautaire dans l’Union”, Kashkazi n°23, 12/01/06.

[6] Kashkazi n°32,16/03/06.

[7] Lire « Ouallah 2 expérimente un mini village de vacances », Kashkazi n°42, 01/06/06.

[8] Kashkazi n°64, juin 2007, “Les écoles, un enjeu électoral et communautaire”.

[9] Kashkazi n°10, 06/10/05.

[10] Kashkazi n°3, 19/08/05.

[11] Kashkazi n°2, 11/08/05.