Embargo sur le wadaha à Vuvuni

Les femmes se sont vues interdire la version malgache de la danse du pilon, jugée indécente par les notables[1].

Les femmes de Vuvuni seraient-elles plus malgaches que leurs hommes ? Tout le poids de la différence semble posé sur leurs épaules. Le leso noué derrière le crâne façon pirate, elles incarnent tout ce que l’identité malgache a de sulfureux aux yeux des Comoriens.

Au pied du Karthala, leur village étale sa tôle. Plus de 2.000 habitants dont un tiers a vécu à Madagascar, et presque autant de djinns, trumba, cananor et autres visiteurs réguliers originaires de la grande île… Vuvuni vit sous influence. Mêmes maisons de tôle que sa grande sœur Mahajanga, mêmes ateliers de tailleurs, soudeurs ou menuisiers, étonnamment nombreux pour une ville aux portes de la brousse… « C’est là-bas que les anciens trouvaient un emploi pour faire le Grand mariage » explique Madi Youssouf alias Moustique, un enseignant né dans la province de Mahajanga. « Les gens qui étaient à Madagascar se sont débrouillés tant bien que mal pour apprendre un métier là-bas. Mais beaucoup repartent parce qu’ils n’arrivent pas à s’adapter. Ils ne peuvent pas faire le Grand mariage. »

Le choix des femmes est plus limité. Elles peu- vent se faire cultivatrices, commerçantes, ou si elles ont la chance d’être visitées, intermédiaires entres les humains et les esprits. Bien que l’impératif du Grand mariage s’adresse d’abord aux hommes, elles aussi souffrent de ces codes coutumiers auxquels elles ne répondent pas. Sauf exception, elles n’appartiennent pas aux familles que tout le monde rêve de s’allier. « Dans une famille, quand il y avait trois ou quatre filles, la première était l’héritière, le reste était envoyé à Madagascar pour se marier car on n’en avait pas besoin », résume Moussa Issihaka, qui vit à Iconi, un autre village à forte diaspora malgache. Revenues dans l’archipel, les migrantes ou leurs filles et petites-filles ne correspondent plus tout à fait aux canons de la femme comorienne “respectable”. « Les enfants à Madagascar ont une large autonomie tandis qu’ici ils étaient gardés à la maison, surtout les filles », rappelle Moussa Issihaka.

Lors d’une représentation à la maison des cultures du monde en 1992. Une vision du wadaha à MAyotte par Anne Paul.

Aux périodes de grands retours, surtout après les massacres de Mahajanga, les rapatriées du village se sont retrouvées sans hommes. La légende des femmes de Vuvuni “inmariables” était née. « Elles ont lancé un appel à la radio pour réclamer des hommes », affirme Moussa Issihaka. « A Moroni, on disait qu’il ne fallait pas les épouser car elles étaient trop dépensières », raconte un habitant de la capitale. “Cette histoire de radio, c’est faux !” rétorque Moustique. “Par contre c’est vrai que leur wada- ha provoquait beaucoup de dépenses. Il fallait qu’elles aient toutes les mêmes tenues pour aller danser dans les autres villages…”

En vivant avec les autres comoriennes des autres îles et au contact de la culture malgache, les Wangazidja de Mahajanga avaient en effet transformé leurs chants et leurs danses. La traditionnelle danse du pilon n’a pas échappé à ce relookage. Koko Mmanga[2], l’une des instigatrices de la nouvelle vague wadaha à Vuvuni, se souvient : « Je suis née à Mahajanga et j’ai vécu à Diego-Suarez. Là-bas, les Comoriens faisaient toutes les danses. Quand je suis arrivée ici, j’ai appris aux autres femmes. Pour danser le wadaha, on chantait des paroles sur l’amour, on critiquait les dirigeants et parfois les hommes. » « Toutes les villageoises savent faire le wadaha », confirme Marie Ahamada, une jeune femme qui pour- rait être la petite-fille de Koko Manga. « On le dansait le samedi, ou pour le Grand mariage. » Aujourd’hui, la vieille dame reste assise sur le pas de sa porte : le wadaha est interdit à Vuvuni depuis des années. « C’est une décision émanant du village, on doit se soumettre », dit-elle.

Dzahani dans le Bambao. Asmine Band à Ndzuani.

A en croire les notables, les danseuses de wadaha faisaient tout simplement scandale. « Le wadaha qu’on faisait ici avant était différent », explique l’un d’entre eux, Boina Msowali. “ »Tu regardais danser ta sœur ou ta maman… Tout le monde allait voir. Mais là, elles ne dansaient plus comme dansaient nos mères ! Elles soulevaient leur robe jusque là », dit-il en montrant le haut de ses genoux. « Elles entraient en transe à cause des trumba, elles couraient dans la rue… » « C’est vrai que les chansons de ce wadaha sont presque les mêmes que celles du trumba », confirme Moustique. « Des chansons qui excitent. Voilà ce qui arrivait parfois », poursuit-il en montrant sur l’écran de sa télévision, une jeune femme danser couchée sur le sol pendant une cérémonie rituelle à Madagascar. Le DVD appartient à sa femme, elle aussi native de la grande île.

Mais pour Marie, au-delà des transes qu’elle sus- cite occasionnellement, c’est la nature même de la danse qui indispose les vieux du village : « On fait danser le cul. On ne s’habille pas avec des vêtements jusqu’ici », dit-elle en désignant ses chevilles et ses poignets. « Mais ils confondent le jeu et la religion : il y a un moment pour jouer, un moment pour la religion. »

Lisa Giachino


[1] Cet article a été publié dans le Kashkazi n° 58 de décembre 2006.

[2] Mmanga signifie « étranger ».

Des femmes se sont vues interdire la version malgache de la danse du pilon, jugée indécente par les notables.