Alors que les Comoriens ont fait de Mahajanga leur deuxième capitale, certains Malgaches n’hésitent pas à parler du peuple comorien comme d’une 19ème tribu. C’est que l’histoire de ces deux populations n’est pas étrangère. Kashkazi s’arrête sur les liens historiques, culturels et sociaux, qui unissent Malgaches et Comoriens. L’histoire, parfois sanglante, a fait de ces deux peuples plus que des voisins, mais moins que des frères[1].
Une heure trente de vol relie l’aéroport de Ouani (Ndzuani) à celui de Philibert Tsiranana à Amborovy. La brièveté du voyage ne laisse pas le temps du dépaysement. Le climat est identique. Seul le contraste entre la terre rouge et poussiéreuse de Madagascar et la lave noire des Comores rappelle que nous avons changé de terre. Une fois franchie la porte de sortie de l’aérogare, l’ambiance renvoie à celle du pays de provenance. Des visages connus ou inconnus s’approchent pour vous saluer et s’assurer que vous n’êtes pas porteur de courriers ou de colis qui leur sont destinés. Une fois déchargé de ces commissions, vous voila poussé avec vos bagages dans un taxi, sans avoir le temps d’indiquer sa destination. Seul plaisir dans cette bousculade, celui de se trouver dans une 4L. Ce qui, ailleurs, est presque une voiture de collection, est la série la plus répandue à Madagascar.
La route qui mène à la ville, traverse un no man’s land, où l’on imagine, de part et d’autre, des rizières asséchées. La chaleur est torride en ce mois de novembre. A moins d’un quart d’heure de route, apparaissent les premières habitations. Un méli-mélo de paillotes et de maisons en torchis à perte de vue, qui font penser à un bidonville interminable. De temps en temps, une maison en dur, sans doute la demeure d’un nanti, un magasin ou un hôtel, tranche dans ce flot de misère. Plus on pénètre dans la ville, plus on touche au plus près ce décor de désolation. « Les routes sont meilleures maintenant » explique le chauffeur, qui doit slalomer entre les piétons, les tireurs de pousse-pousse, des charrettes tirées par des zébus, en évitant de heurter les étalages de fortunes, qui exposent sur des centaines de mètres, le long des trottoirs, une diversité indescriptible de marchandises. Mahajanga semble construite sur un même niveau. Une ville sans frontière, qui débute de nulle part et se prolonge jusqu’au front de mer, lieu de loisirs des habitants, qui se retrouvent en fin de journée, pour respirer l’air marin autour des brochetteries. De coquets restaurants accueillent les touristes sur ce boulevard où l’on aperçoit au loin le célèbre baobab, symbole de la ville.
Une ligne de démarcation invisible sépare néanmoins Mahajanga Bé, la ville nouvelle où l’on retrouve les grands magasins, les restaurants et les hôtels, du reste de la cité, la plus pauvre, dans laquelle vit la grande majorité de la population. Les quartiers se ressemblent. Et des noms évocateurs… De Saramandroso à Labatoara, en passant par Tsararano, Ambalavoula, Manga tuku, Mahabibo, on croise les mêmes maisons en tôles ou en torchis, des caniveaux ouverts, où ruissellent les détritus provenant des hauteurs de la ville. Les chats, les chiens et les rats ont appris à vivre avec les hommes. Des projets d’aménagement sont en cours, notamment pour les marchés transférés, en attendant, le long de la voie, qui part du rond-point de Mahabibo jusqu’au fond de Labattoir, le village des « Adzoudzou » (nom malgache des Grand-comoriens). « Les Anjouanais vivent plutôt à Ambalavola et à Tsararano », nous apprend-on.
Il y a encore quelques années, les Comoriens étaient de loin la première communauté non autochtone de Mahajanga, la côte malgache la plus proche de l’archipel que les bateaux mettent un peu plus de douze heures à atteindre. Une proximité qui explique évidemment l’aisance, avec laquelle furent menées les incursions, attribuées aux Betsimesaraka entre la fin du XVIIIème et le début du XIXème siècle. Ces fameuses razzia ,qui ont nourri les chroniques des navigateurs et passionnent les historiens. Belliqueuses et traumatisantes, ces relations, des habitants de la grande île du canal de Mozambique avec les confettis qui l’entourent, attestent néanmoins des liens séculaires entre Comoriens et Malgaches. Le sang versé ou mêlé par les mariages en a fait des frères. Le partage d’un même espace géographique a déterminé une communauté d’histoire indéniable. Les historiens ont beau souligner les différences d’origine, ils buttent sur leur interaction.

Majunga, aujourd’hui.
« Les occupants (de Madagascar) sont arrivés par mer. D’Afrique, sans doute, mais probablement du fond de l’océan Indien, et notamment d’Indonésie. Tantôt un mélange intime s’est réalisé entre ces différents éléments, tantôt il ne s’est pas produit du tout », décrit Elikia Mbokolo. Le célèbre historien de l’Afrique comptabilise 18 ethnies dont la diversité n’a pas empêché la construction d’une unité nationale autour de la langue et des coutumes. Philibert Tsiranana, le premier président de la République malgache, en a ajouté une 19ème : les Comoriens. Non sans raisons. Si au niveau du peuplement, les historiens mettent en évidence les éléments africains et arabes des occupants de l’archipel comorien et concluent à leur origine swahili, « par adoption de la culture swahili et de la religion musulmane », précise E. Mbokolo, certaines sources attestent la composante malaise des Wamatsaha, considérés comme les premiers habitants de Ndzuani, bien avant l’arrivée des Chiraziens et l’introduction de l’Islam. D’autres vont plus loin, et affirment que le peuplement de Madagascar est peut-être passé… par les Comores. « Il est tout à fait possible que la symbiose africano-indonésienne ait commencé dans les îles Comores ou dans le nord de Madagascar », affirme l’Histoire générale de l’Afrique[2]. Pierre Simon lance quant à lui l’hypothèse que le paléo-malgache ait pu se former à Maore.
Quoi qu’il en soit, « les brassages qui sont le fruit des migrations continuelles de ces peuples en mouvement, ont nourri et renforcé plutôt les liens de parenté », explique Hadj Soudjay Bachir. Sénateur originaire de Katsepy, un village traditionnel séparé de Mahajanga par le canal de Bombetoka, Soudjay Bachir situe au VIème siècle « l’arrivée des Antalaotes qui sont remontés du Golfe persique bien avant l’islamisation, introduite au XIème siècle ». Membre de l’Académie malgache, dont les recherches sur les langues malgache et française l’ont propulsé à la présidence de la commission sur le système éducatif public et privé de son pays, ce connaisseur de l’histoire de Mahajanga confirme l’ascendance arabe des Antanaïnamoro et des Sakalava. Il intègre ainsi la composante afro-arabe, qui définit selon E. Mbokolo les peuples swahili dont seraient issus les habitants des Comores. Pour l’archéologue Claude Allibert, le nom arabe de « Komr » (îles de la lune), englobait dans la vision des premiers conquérants arabes, Madagascar et les Comores, même s’il ne s’applique actuellement qu’à ces dernières.
Les siècles suivant n’ont cessé de voir les habitants de ces îles passer de l’une à l’autre, pour le commerce ou les conquêtes. « Avec l’essor de la culture maritime swahili sur la côte orientale d’Afrique, les relations se sont intensifiées entre les deux rives du canal du Mozambique. Des colonies de musulmans s’installent dans l’archipel des Comores. C’est ainsi que le nord-ouest de Madagascar, plus proche de l’influence de ces groupes musulmans, a acquis par les mœurs et les traditions des gens de la mer une identité de type swahili et comorien : alors que le sud-est de l’île, très éloigné de telles influences, en est resté indemne », indique l’Histoire générale de l’Afrique. Ainsi, tandis que des entités politiques distinctes se mettent en place – dans l’archipel, les sultans se disputent le pouvoir, à Madagascar, les Merina contrôlent une bonne partie du pays -, des liens humains se pérennisent. L’une des périodes les plus célèbres, les plus noires aussi, de l’histoire commune des deux ensembles se situe entre 1790 et 1820 environ.
« Au XVIIIème siècle », rapporte l’Histoire générale de l’Afrique, dans l’Iboina malgache, « les comptoirs et les marchands musulmans furent placés de force sous la protection du roi volamena. Majunga s’agrandit et devint la capitale de l’Iboina, tandis que ses rois et leur cour, établis à Marovoay, atteignaient une splendeur inégalée dans toute l’île. A l’époque d’Andrianinevenarivo (mort en 1752), l’Iboina était à son apogée. Des immigrants venus du nord et se dirigeant vers le sud avec leurs troupeaux, absorbèrent progressivement la plupart des Bambala restants. Cela entraîna non seulement la disparition du bantu que parlaient les Tompontany, mais aussi une évolution préjudiciable à l’économie, à un moment où les Etats sakalava avaient besoin d’un nombre accru d’agriculteurs. Comme il devenait difficile de trouver de la main d’œuvre agricole dans les autres régions de Madagascar, les Sakalava se mirent à faire des razzias dans les îles Comores, et même dans le sud-est de l’Afrique. »




D’une île à l’autre, des traits qui se retrouvent (source Gallica).
Dans un article consacré aux incursions malgaches aux Comores[3], Andrée Manicacci rapportait en 1939 les propos de M.E. Colin, qui racontait le déroulement d’une razzia. « Vers le mois d’octobre, les chefs des différents villages de la côte est de Madagascar, à commencer par Tamatave, envoient des pirogues armées chacune de 30 à 35 hommes, et dont le nombre est proportionnel à la puissance de ces chefs. Ils remontent ainsi la côte, et, pendant le trajet, les pirogues des villages devant lesquels ils passent se joignent à eux. Ces Madécasses s’arrêtent ordinairement dans la baie de Vohemar et se réunissent à leur tour à un grand nombre de pirogues, expédiées des contrées qui avoisinent cette baie. Ils partent ensemble et continuent de suivre les sinuosités des côtes, en se renforçant toujours d’un plus grand nombre d’embarcations et arrivent enfin à l’île de Nossi-Bé. Ce lieu est le rendez-vous général de toutes les pirogues, et celles qui, en petit nombre, sont expédiées de la côte occidentale de Madagascar y sont rendues, lorsque celles de la côte opposée de l’île y arrivent. Cette réunion de force consiste quelquefois en 400 ou 500 pirogues, qui portent 15.000 à 18.000 hommes. Les Madécasses partent de ce point sous le commandement des principaux chefs et se dirigent vers le soleil couchant. »
« Alors que l’expédition annuelle intéresse 1.000 guerriers à peine montés sur 30 pirogues au maximum, les incursions revêtent tous les 5 ans une importance particulière », indique Andrée Manicacci. « On ne croirait jamais que ces nègres audacieux, excités par l’espoir d’un riche butin, ont la hardiesse de traverser les mers dans des troncs d’arbre creusés, sans autre moyen de diriger leur course que la vue des astres et toujours exposés à se voir engloutis au moindre vent », rapporte dans un style typiquement colonial M.E. Colin. Dans l’archipel, on craint ces razzias, et on se défend commeon peut. « Aperçus du sommet de l’Ouchoungui [mont Choungui, ndlr], alors qu’ils se trouvent encore très loin en mer, les envahisseurs sont aussitôt annoncés dans tout Mayotte, à l’aide d’un grand feu. Le signal est immédiatement transmis à Anjouan, à la Grande Comore et à Mohéli. La terreur règne bientôt partout. Epouvantés, les Comoriens se barricadent dans leurs villages, se cachent dans les forêts, laissant leurs bestiaux à la merci des pilleurs. Ceux-ci tentent rarement l’assaut des villes : ils se contentent de les bloquer et d’enlever tous les habitants dont ils peuvent se saisir pour les amener comme esclaves. »
Ces razzias ont laissé des souvenirs profonds, et donné lieu à des légendes qui, au XXIème siècle, ont toujours cours. Ainsi celle d’Iconi datée à 1805, rapportée par Andrée Manicacci : « Mettant à profit l’existence d’un ancien volcan tout proche, après l’avoir fortifié et pourvu d’une citerne, les habitants d’Iconi groupent dans son cratère femmes, enfants et vieillards. Les hommes valides en défendent l’accès. Le combat est sanglant (…) Karibangoue, guerrier comorien, extermine à lui seul 32 Malgaches (…) mais au moment où il regagnait sa case, ce héros de l’indépendance locale est traitreusement tué par la sagaie d’un Sakalave (…) Un terrible corps à corps se déroule alors sur les pentes du volcan. Près d’être cernées, plusieurs femmes se précipitent dans la mer du haut d’une falaise de 400 mètres ». Quant aux Anjouanaises, elles « se souviennent encore de la mort de 200 d’entre elles réfugiées dans un magasin à poudre près de Mutsamudu. Poussées par le désespoir, après avoir été réduites à manger leurs propres enfants, ces malheureuses femmes mirent le feu aux poudres et s’ensevelirent sous les ruines ».
Cette histoire courte et cruelle a eu d’autres conséquences plus décisives que ces légendes sur le destin des Comores. Comme le rappelle Andrée Manicacci, « tout cela incita les sultans incapables de défendre leurs populations à demander, au dehors, notamment aux colonies anglaises et françaises de la mer des Indes, des secours de toute nature ». L’archipel était décimé, donc incapable de se défendre. « Un siècle de brigandages et de déprédations avait profondément affaibli et meurtri l’Archipel (…) La plupart des habitants ont péri sur place, tués par les pirates et la famine, les autres réduits à l’esclavage sont allés peupler Madagascar et l’île Sainte Marie, où l’ont retrouve encore parmi les insulaires ou Antanosy, des Antahimahory, des Antagaziza et des Antiniray », écrit en 1939 Andrée Manicacci. Indirectement, les razzias, en affaiblissant les quatre îles de la lune, les ont poussées dans les bras des puissances européennes. Des puissances qui, quelques décennies plus tard, profiteront de leur implantation dans l’archipel pour conquérir Madagascar. Troublant retour de bâton… Mais au-delà de ces considérations politiques, les razzias ont eu un impact sur la construction sociale des Comores. A Maore, les habitants ont fini par s’exiler sur le rocher de Dzaoudzi pour y échapper.

Andrianantsoly, roi sakalava.
A Mwali, remarquent Claude Chanudet et Jean-Aimé Rakotoarisoa[4], « les populations ne tardèrent pas à s’organiser, et pour commencer se regroupèrent. Telle serait l’origine de Fomboni ou celle de Nyumashwa, réunissant des clans jadis dispersés dans la campagne environnante sur les premières pentes du piémont. (…) Le peuplement mohélien acquiert alors le caractère presque exclusivement littoral (…) Les ponctions humaines ont dû être sévères. La démographie s’en trouve affectée. Il en a ainsi résulté très certainement un amoindrissement des structures sociales et politiques et inversement un accroissement de la dépendance à l’égard d’Anjouan. » Le 23 octobre 1917, la signature du traité anglo-malgache met fin à ces razzias. Radama Ier, roi de Madagascar, proclame alors : « Habitants de Madagascar, on a coutume de faire tous les ans une attaque contre le sultan d’Anjouan et les îles Comores, notre ami, le gouverneur de Maurice a fait avorter celle qu’on avait projetée pour l’année dernière, nous nous joignons à lui pour interdire aux Malgaches tout acte d’hostilité contre le roi et les habitants de l’archipel des Comores ».
Depuis lors, l’histoire des deux entités n’a cessé de s’entremêler. Au milieu du XVIIIème siècle, selon le manuscrit de Cheikh Ahmed Zaki, le Cheikh Salim, fils du sultan Ahmed de Ndzuani, « envoyait des cargaisons d’hommes et de femmes sur les marchés à esclaves à Madagascar… »[5] Dans leurs conflits pour le pouvoir, « un frère d’Ahmed partit (en 1783) à Madagascar et rallia les Betsimisaraka, qui viennent faire la guerre à Anjouan ». Après ses démêlés avec la reine Ranavalona, qui avait mis sa tête à prix, c’est à Ndzuani que Ramanetaka vint demander refuge vers 1822, auprès du sultan Abdallah. Celui-ci n’a fait que rendre l’hospitalité que lui avait accordée le cousin de Radama et ancien gouverneur de Mahajanga lors d’un de ses voyages à Madagascar. Ramanetaka « fut installé à Habomo [un quartier de Mutsamudu, ndlr], nommé gardien en chef de la citadelle et plus tard nommé gouverneur de la province de Pomoni », indique Cheikh Salim. Puis dans ses visées annexionnistes sur Mwali, Abdallah y dépêcha Ramanetaka pour aller défendre ses intérêts contre le sultan de la petite île. Nommé secrétaire du gouverneur sur la petite île, le prince hova avait toute la confiance de son ami, qui lui confia l’intérim du gouverneur. Mais il réussit par la ruse à obtenir les faveurs des Mohéliens et trahit son amitié avec Abdallah, en se proclamant sultan de l’île en 1888.
Andriantsoly ne fit pas autrement. Roi sakalava chassé de son royaume du Boina, il trouva refuge à Maore « où il avait reçu de son parent et ami d’enfance, une grande hospitalité », avant de reprendre lui-même le trône à Bwana Kombo, le tombeur de Mawana Madi, le sultan légitime de l’île. A la demande de Bwana Kombo qui s’était réfugié à Mwali, Ramanetaka se rendit à Maore et réussit à rétablir les droits de son protégé. Puis, déchu en 1828, c’est à Ndzuani qu’Andriantsoly se replie, auprès d’Abdallah II… Tantôt alliés, tantôt adversaires, les sultans anjouanais et malgaches, lassés de guerroyer entre eux, se partagent la souveraineté de l’archipel. Ramanetaka règne sur Mwali, Salim sur Ndzuani et Andrianantsoly reprend Maore qu’il cède à la France le 25 avril 1841, pour se protéger des appétits de ses voisins. Dans ce climat de désordre, la France s’impose d’abord dans l’archipel, puis à Madagascar. La vision de Paris, concernant les deux ensembles, est alors simple, résumée par Paul Verdy dans le livre Madagascar, publié en 1895[6] : l’archipel n’est qu’un satellite de la grande île. C’est donc logiquement qu’il est rattaché à l’administration coloniale basée à Madagascar, en 1912, puis plus encore en 1919. Ce, jusqu’en 1946.

Le trumba, rite entre deux rives. extrait du dernier film de Hachimiya Ahamada, L’ivresse d’une oasis.
Ces 27 années d’administration commune n’ont fait que renforcer les liens anciens. Les élites comorienne et malgache se retrouvent sur les mêmes bancs de l’école, au lycée Galliéni ou à le Myre de Villers. C’est aussi au cours de cette période qu’est encouragée l’immigration des Comoriens à Madagascar, attirés par les usines pourvoyeuses d’emplois. « Les Comoriens étaient partout, mais la proximité de Mahajanga en a fait une place forte, un bastion des Comoriens », soutient Mohamed Hachimo. Pour ce vieux Comorien de Mahajanga, « c’était en prévision de l’insurrection de 1947 et pour éviter une contagion indépendantiste sur les autres îles, que l’Administration française a décidé en 1946, de détacher l’archipel de la grande île, pour en faire une entité administrative ». Dans son ouvrage La Grande Comore, Jean-Louis Guébourg relève la présence d’une grande communauté comorienne « bien intégrée » à Madagascar. « A la fin des années 1970 », écrit-il, « ils étaient presque 49.000 répartis en six villes », dont 27.000 pour la seule agglomération de Mahajanga. L’historien estime « autour de 60.000 », le nombre de Comoriens résidant à Madagascar en 1974. « Assimilés à des Malgaches, formant de nombreux couples mixtes, ils ne se désintéressaient pas de la vie politique locale, composant, surtout à Mahajanga, une clientèle recherchée par les leaders locaux. Détenant de nombreux sièges dans les conseils municipaux, leur vote était déterminant », souligne J.L.Guébourg.
S’il est vrai que ces Comoriens étaient intégrés dans l’administration, au sein des forces armées et dans le secteur de la navigation maritime, la plupart travaillaient comme dockers, bouchers, cuisiniers et ouvriers des sociétés coloniales. Malgré ce statut d’ouvriers, « nous étions considérés comme des privilégiés par rapport aux Malgaches » se souvient Gorille, un boucher connu dans la ville de Mahajanga. Dans ce contexte colonial des années 1940, où la conscience nationale malgache se développait, l’administration française se méfiait des autochtones et courtisait les membres des autres colonies pour les couper de la « subversion ». Cette force démographique, ajoutée au confort économique même relatif et au poids politique, a permis aux Comoriens d’asseoir leur place à Mahajunga. « Nous avons construit nos mosquées, une école primaire pour scolariser nos enfants qui a été par la suite prise par le gouvernement malgache », se rappelle Gorille. « Nous avions les moyens d’acheter des parcelles, de construire nos maisons [en tôles, ndlr]. Les communautés villageoises se cotisaient pour construire des foyers où nous organisions des bals ou nos manifestations culturelles et religieuses. »
La 19ème tribu malgache évoquée par le président Tsiranana à propos des Comoriens, avait fait de Mahajanga sa deuxième capitale… Aidés en cela par une proximité culturelle indéniable : « La particularité de Madagascar est que la population a deux origines diamétralement opposées dans l’espace : austronésienne et africaine », indique David Jaonamoro, écrivain malgache qui vit à Maore depuis neuf ans. « La population des hauts plateaux a une origine très nettement indonésienne. Sur les côtes, l’origine est africaine. Si on parle des côtiers, il y a une forte reconnaissance identitaire avec les Comoriens, dans l’interpénétration des langues, dans la religion… Je peux même dire que les Malgaches des côtes sont peut-être plus proches des Comoriens que des Malgaches des hauts plateaux. »
Mais lorsqu’on lui demande quelle est la vraie nature, aujourd’hui, de ces liens, l’auteur évoque une simple amitié et une relation de « bon voisinage ». La situation des Comoriens de Mahajanga en atteste. En nous faisant visiter le quartier de Labatoaar, Gorille se souvient que c’étaient des Comoriens qui détenaient la plupart des petites activités marchandes. Un pouvoir qui faisait que « rien ne nous résistait, notamment les femmes ». Ce comportement de supériorité, doublé d’un certain mépris, touchait évidemment la fierté des Malgaches, reconnaissent aujourd’hui nos interlocuteurs, qui avouent n’avoir jamais fait d’effort pour s’intégrer dans la société malgache. Ce qui est impardonnable pour certains groupes. Sans devoir renoncer totalement à leur identité, les Comoriens avaient sous-estimé certaines valeurs intrinsèques d’une société dans laquelle ils avaient pourtant toute leur place…
Kamal’Eddine Saindou et Rémi Carayol
[1] Cet article est paru initialement dans le journal Kashkazi n°58 en 2006.
[2] Histoire générale de l’Afrique, éd. Unesco / Présence africaine / Edicef, 1989
[3] La revue de Madagascar n°26, avril 1939 – article d’Andrée Manicacci : Les incursions malgaches aux Comores.
[4] Mohéli, une île des Comores à la recherche de son identité, Claude Chanudet et Jean- Aimé Rakotoarisoa, L’Harmattan, 2000.
[5] Cheik Ahmed Zaki.
[6] Madagascar, Paul Verdy, 1895, Marc Barbou éditeur.