Des remparts et des palais, qui ont fait la gloire des dynasties comoriennes, il ne reste que ruines et débris. Qui ne résisteront pas à l’indifférence des hommes envers leur histoire[1].
La nature est astucieuse, quand elle enfouit dans son antre ces décombres, grâce auxquels les archéologues vont puiser les maillons, leur permettant de constituer la chaîne du temps. Mais peut-être conviendrait-il d’éviter aux futurs historiens le labeur dédaléen de leurs prédécesseurs, non pas en faisant comme ce contemporain de Noé, qui a réuni les témoins matériels de son temps dans un site préfabriqué, mais tout simplement en essayant de sauver le patrimoine physique que l’histoire nous a légué et que les ravages du temps ont épargné.
Il suffit d’observer notre comportement individuel et collectif pour comprendre qu’on est à mille lieux de s’apercevoir que ces pans de murs de pierre, envahis par la végétation, qui s’élèvent autour de Domoni, d’Itsandra Mdjini, Mbei, Ntsaweni, Kwambani et Fumbuni, ne sont plus ou moins que les éléments constitutifs de la civilisation et de la personnalité comoriennes. Une civilisation plus ancienne qu’on ne le dit. Brassage de populations diverses, africaines, malayo-polynésiennes, orientales et européennes, qui se sont relayées sur cet axe maritime de la route des Indes.
Escale privilégiée vers l’au-delà des mers, l’archipel des Comores, comme Madagascar et la côte orientale de l’Afrique, a été de tous temps un enjeu stratégique. Aux guerres internes que se livraient les sultans pour la possession du trône répondaient les intérêts extérieurs d’aventuriers ou de marchands de toutes sortes, qui avaient besoin de « lieux de relâche » pour leurs vaisseaux ou leurs navires. La richesse culturelle de cette civilisation s’exprime également à travers ces palais et ces portes, dont le style architectural, vieux d’au moins huit siècles, préfigurait déjà celui des constructions modernes. De ces monuments, il ne reste, aujourd’hui, que débris et ruines.

Une porte sculptée à Ndzuani.
Notre passivité à les restaurer est égale à notre insouciance à l’égard d’une histoire, qui est la nôtre et qui ne se perpétuera à travers les générations futures que si elle garde encore debout ses repères matériels. Au moment où les nations se battent pour la postérité, en conservant leur patrimoine historique et culturel, chez nous, l’on joue à détruire les dernières traces de notre passé, comme si des forces maléfiques nous poussaient à brouiller les pistes, qui mènent à la connaissance de nous-mêmes.
Ni l’Etat, ni les familles royales, qui sont, à des degrés divers, les gardiens de ce patrimoine, ne manifestent d’intérêt à sauver ce qui peut l’être. Quand les pyromanes malgaches ont immolé par le feu le palais de la reine en 1995, c’est toute la population malgache qui s’est blessée par ce crime. Une telle émotion est rare aux Comores, où il ne reste des remparts et autres palais, qui ont fait la gloire des dynasties locales, que débris et ruines.
Tout se passe donc comme si l’on se satisfait à vivre dans l’ignorance de nous-mêmes, en « brûlant » les éléments physiques, culturels et spirituels, qui attestent notre propre existence. Il est hypocrite alors d’entendre dire que la mission de l’école est de former une personnalité comorienne, en inculquant à l’enfant les valeurs qui fondent sa société. Encore faut-il donner à cet enfant une image de son pays autre que celle – carte postale – du « sable blanc et de la mer bleue ».
Kamal’Eddine Saindou
En Une, le palais du Gerezani à Itsandra, pour lequel Faïza Soule Youssouf à Al-Watwan écrivait ces mots, personnifiant : “Je m’appelle Gerezani. Je suis né en 1793 à Itsandra Mdjini; ma naissance a été longue, très longue, plus d’une vingtaine d’années. Mais j’en valais la peine. Et pour cause, j’ai longtemps protégé mes citoyens des razzias malgaches en mon ventre. Je leur donnais à manger quand ils avaient faim. Aujourd’hui, ils m’ont oublié. Ils me voient envahi par des mauvaises herbes et ne font rien. Ils m’ont vu me faire éventrer (ce même ventre qui les protégeait envers et contre tous) pour créer un chemin sans me sauver. Aujourd’hui, ils m’ont oublié. Ils voient tomber pierre par pierre ce qui a été construit aussi amoureusement sans s’émouvoir. Mon ventre est devenu une poubelle. Mes oreilles ne servent plus à rien. Et mes yeux, qui les ont sauvés de la servitude, ne voient plus rien. Je suis l’histoire d’Itsandra. La Mémoire de ce peuple valeureux, qui sans moi serait peut-être, à l’heure qu’il est, dans quelque contrée étrangère. Je me suis tu longtemps, par dignité, espérant néanmoins un sursaut qui me sauvera. J’ai eu tort, la dignité est l’apanage des peuples passés. Si je l’avais fait, je n’en serais pas là aujourd’hui. J’aurai dû crier à briser les gonds qui enchaînent mon peuple. J’aurai dû crier ma fureur, ma honte. Je le fais aujourd’hui, à mon corps défendant. Je vous en supplie, venez à mon secours. Avant que je ne m’écroule. Avant que tout s’efface”.
[1] Texte initialement paru dans Le tambour (n°1/ mai 1996).