Une histoire en train de s’écrire. Des artistes comoriens, jeunes, actuels, pleins de vie, en train de conjuguer l’avenir en mode live. Une mahoraise vient de remporter le gros lot à Moroni. Elue sans la moindre ambiguïté par le public (30/ S0) et les pros (68/70), Kueena contribue à reformater les données d’une scène au destin limité, parce que souvent mal outillée, et oublieuse des valeurs qui la fondent.
Elle a la voix, l’envie et le plaisir qui vont avec. Elle a donc gravi chaque étape du concours Nyora, sans se retourner le moins du monde. Pas de cadavres au bout ! Que des vivants et des hourrah ! Elle compte même aller plus loin. Et pourquoi pas ? La chanteuse, venue de Maore, accusée de tous les maux pour n’avoir pas su parler d’archipel dès le départ, tout en s’inscrivant volontiers dans un concours rassemblant les quatre îles, est arrivée enfin à quai. Avec l’annonce de son sacre ce 22 janvier, le jury du Nyora a prouvé que le temps était venu de panser les plaies. Il y a des années maintenant que les artistes depuis Moroni, Mutsamudu et Fomboni tentent de rejoindre la quatrième île, en évitant les regards qui tuent. Certes, il arrive que certains d’entre eux se réclament d’un discours, ou malheureux, ou maladroit, qui ne donne pas envie de pousser plus loin la porte. Mais cette fois-ci, dans l’autre sens, est peut-être la bonne.
Une fille d’archipel, voilà ce que Kueena n’arrive pas encore à dire. Et voilà aussi ce qu’elle risque de ne pas savoir assumer, quand la pression sur son île va s’en mêler. Car qui aurait pensé qu’une fille en provenance de l’autre côté (Maore) viendrait souffler le titre aux titulaires en chef (prétendument plus Comoriens), sans devoir s’essouffler au travers d’un discours, ou lénifiant, ou épuisant ? A-t-elle oui ou non dû se renier (stratégie?) dans un contexte, où le moindre geste est considéré comme une manière de céder à l’ennemi ? Et si ce n’était pas cela l’enjeu véritable de cette seconde édition du Nyora ? Les habitants de ces îles auront, sans doute, à s’excuser un jour d’avoir à porter le double propos en eux d’une utopie à moitié défaite (nation en crise) et d’une espérance archipélique (rendue nécessaire, de fait) dans leur quête d’un ailleurs possible. Le temps est venu en tous cas de rassembler les morceaux éparses d’une seule et même histoire….
A l’heure où la plupart des artistes consacrés sur la place de Moroni considèrent excessif de toujours ramener la politique au centre des débats, il est intéressant de voir que cette jeune fille inaugure un nouvel âge, où la vraie nécessité ramène au besoin de fédérer un public autour de soi. Ce public – ce n’est pas une obligation – se forge à partir du monde que l’on connaît le mieux. Les amis, les cousins, les voisins. Rien que du très normal dans le paysage embrouillé de ces îles. Nul besoin d’aller s’inventer des fratries ou des sororités, ailleurs, quand on peut commencer par les îles d’à côté. Plus tard, on pourra se glorifier de cet espace pour mieux interpeller le monde dans sa complexité. Kassav, avant d’être Kassav, a trouvé son chemin dans l’expression d’un peuple. Antillais, créoles, caribéens. Et quel peuple pour les Comores, sinon celui qui, de toujours, s’est retrouvé, malgré lui, à consolider les liens par le recours au shungu _ concept multiséculaire, s’il en est.
Kueena n’a pas eu besoin de se gargariser autour de ce qui rassemble. Elle s’est juste baissée pour ramasser ce qui lui est dû. Ses fans font pareil. Et on ne peut qu’applaudir. Que vous soyez « comoro-mahorais » ou « comoro-comorien » – on joue autant que possible sur les guillemets -, voilà un talent qui émeut le commun de ces îles, sans sombrer dans le délire identitaire. Reste à présent à rationnaliser ce fait qui pousse la lauréate d’une île à l’autre. Elle pourra courir les villes et les villages, qu’ils appartiennent à l’une ou à l’autre île, avec comme seul viatique ce droit d’être une « fille d’archipel ». Ce n’est pas rien ! Encore faut-il que quelqu’un explique que c’est une chance terrible que d’être né sur ces bouts de rochers, qui, bon an, mal an, sont amenés à se dire « nous » dans un même imaginaire, voire une même langue, si l’on s’en tient à sa vieille syntaxe que le linguiste a du mal à renouveler. Ils auront divisé, mais n’auront pas gagné, s’entend-on répéter derrière les coulisses de cette victoire. « Si damu ndzima » comme le répète le président de la République, en reprenant l’hymne national.
Le vrai travail exige à présent de recommencer par les bases au niveau de cette génération. Renforcer le lien, créer des passerelles entre ici et là-bas, permettre à chacun de sillonner l’archipel d’un bout à l’autre, sans qu’il y ait besoin de s’excuser, montrer que l’on sait désormais où se niche le mensonge, le vrai. Dans la division, et non ailleurs. Comores Télécom, Tartib, le jury, en mettant le focus sur Kueena, invite à réfléchir autrement, après cinquante années de repli sur soi. Restons terre à terre ! A Maore se trouve une école de musique, par exemple. Commençons par là ! Réfléchissons à la possibilité de travailler un même public à partir de cet endroit, qui n’est pas une fin en soi, mais un moyen de réinterroger les symphonies d’archipel, en étant juché sur les épaules d’un public, qui, lui, aime ce qui ce sonne « pays ». Pensez à l’héritage commun (debaa, debe, mshogoro, kandza ou encore tari) et à ce que les Anciens n’ont pas su faire : « faire monde avec leur monde ».
Kueena revient bientôt sur nos écrans. Avec K2, son label de production. Elle compte mettre le feu au stade de Moroni. Pour y défendre les couleurs d’un premier album. Elle va aussi chanter avec Hairia Ali Mbae, sa sœur de circonstance, rencontrée au sein du label de Dadiposlim, Twamaya House. On rêve – on ne peut s’en empêcher – de voir Zili l’absente faire de même, avant d’aller voir ailleurs, encore plus loin. On s’imagine retrouver Eliasse, Baco, Mikidache et tous ceux qui ont servi à penser ces échanges, sans toujours y parvenir, sur le même chemin. Goulam nous y emmène, en partant de Ndzuani. Zoubs Mars, depuis Mwali. Et on se demande quand est-ce Rohff et Soprano iront plus loin dans leur volonté de coller à ce monde insulaire. Tout n’est donc pas perdu. Le chantier est juste un peu brouillon. Il faut peut-être lui laisser le temps de prendre des formes, qui, plus tard, sauront nous surprendre.
Un rappel ! Mais Kueena ne s’est pas rêvée fille d’archipel. Elle l’est depuis toujours, et ça ne fait même plus débat ! Il lui appartient à présent de trouver les mots pour sublimer ce qui n’a pas toujours été bien défendu par les siens. Se réclamer de l’archipel pour un artiste, c’est croiser un chemin des possibles. Il est vrai qu’il en est qui hésitent dans leur ascension. Ils parlent d’une île ou des trois îles, sans imaginer que personne ne leur demande de reprendre ce qui est devenue une vieille comptine, sans fond. Ils pensent parfois que c’est lié à des histoires de soft power, qui n’ont plus de sens, dans la mesure où les bailleurs se sont rendus compte d’eux-mêmes que la jeunesse, certes, est gênée par le fait de devoir se dire, sans avoir appris à le faire, mais qu’elle est loin d’être dupe dans son réveil actuel. Un monde naîtra de là, malgré les limites d’un milieu culturel, longtemps habitué à mendier son existence. Pourvu que l’on s’en rende compte !! Applaudez ! dira son excellence le président, non sans un certain humour, dans un speech express, lors de la soirée de gala de cette seconde édition du Nyora.
Soeuf Elbadawi