Créateurs au-delà du respect dû à certains

L’Unesco publie son rapport sur les pertes du monde culturel, liées à la pandémie et à l’absence de soutien en faveur des acteurs culturels. Les Comores font probablement partie des plus touchés, mais le fait est que la plupart des créateurs négligent leur public immédiat, alors qu’il est à la base même de leur existence.

« La culture, un bien public mondial ». Une manière pour l’Unesco de contribuer à repenser les politiques en faveur de la créativité. 331 pages de rapport, qui viennent prolonger la Convention de 2005, en vue de protéger et de promouvoir la diversité des cultures. Le rapport aligne des chiffres. 6,2% du total des emplois dans le monde face à 3,1% du PIB, toujours à la même échelle. Le secteur est parmi les plus touchés par la pandémie. La chute est vertigineuse. Les droits collectés ont chuté de plus de 10%, soit plus d’un milliard d’euros, selon Audrey Azoulay, la directrice générale de l’Unesco. La précarité est telle que certains créateurs décident tout simplement d’abandonner la partie.

On se rappelle qu’il y a quelques mois, en juin 2020 pour être plus exact, des acteurs culturels avaient été sollicités par l’Unesco et la direction nationale des arts et de la culture dans le cadre d’une enquête d’évaluation sur l’impact de la pandémie dans leur petit monde. Nombreux sont les artistes qui y avaient répondu, en espérant que des mesures de soutien suivraient, les engagements du ministre Ben Ahmed faisant foi. Ce ne fut absolument pas le cas. Aux Comores, les promesses politiques n’engagent que ceux qui les écoutent. Blague à part, le tout nouveau ministre chargé de la culture – Takiddine Youssouf – aurait très récemment promis de faire mieux, quand les Coelacanthe auront fini leur ascension sur la scène continentale _ rapport au succès de l’équipe nationale à la CAN.

Rencontre en juin 2020 sur les effets de la pandémie.

Un post du chorégraphe Salim Seush, daté du 9 février 22, semble lui répondre en biais : « Je ne vois pas la différence entre les Coelacanthe et la Cie Tché-Za (sa compagnie de danse). Il est juste question d’un sport populaire et d’un art méprisé dans un pays comme les Comores ». Seush revient d’une tournée française, où il n’a pas manqué de louer les bons offices de ses partenaires français, là où l’Etat comorien semble déphasé et totalement inutile. Seush ne reçoit pas d’aide directe de ce dernier, bien que la coopération soit quand même un moyen de capter des fonds dédiés au pays. Seush a jadis reçu les honneurs du président Azali. Seush est talentueux, voire a du génie. Le soft power à la française ne pouvait espérer mieux pour soutenir un geste artistique dans le pays, afin de conforter sa présence. Seush porte haut ses couleurs, bien que la chose ne soit possible que grâce aux liens de pays à pays. Trouvez l’erreur…

Car la culture comorienne souffre de ne pas être soutenue. Pas la traditionnelle, qui continue d’évoluer en marge du quotidien, avec ses mariages et ses moments de culte, mais la nouvelle, celle qui chemine dans les rangs de la contemporanéité. Comprenez par là : musique actuelle, danse, théâtre, peinture, photographie, littérature, cinéma. Tout un ensemble de pratiques, émergentes pour la plupart. Le budget pour soutenir cette scène correspond à zéro franc. La majeure partie de ses acteurs évolue dans l’informel. Ils ne se connaissent aucun droit digne d’être défendu et n’ont même plus la capacité de compter sur leur public, qui, lui, est happé par le mainstream et ses référents, forcément étrangers. Seush reste toutefois un cas à part. De retour du Sénégal, où il était vice-roi du krump, il a cherché à révolutionner la danse urbaine à Moroni. A aller au-delà des modèles ultra maniérée des années 1980 (époque Sydney/ achipe/ achope) et des battles des années 1990 (au temps des Badja Break et des Fatal Dance), afin d’imposer un nouveau souffle sur cette scène.

Il en a beaucoup rêvé et, surtout, il a réussi à le faire avec du style. Mais on a du mal à saisir l’enjeu d’une pratique artistique, qui déborde le pays et ses réalités, au ministère chargé des arts et de la culture. On préfère l’apprécier de loin. Tout comme on s’est contenté d’observer le potentiel des fundi Moussa (mort, il y a peu, en Afrique de l’Ouest), des Napalo et autres Soilih Hakime en peinture, avant lui. Tout comme on se plaît à commenter de loin les succès d’Ali Zamir dans l’espace francophone, les avancées de Hachimiya Ahamada et de Mohamed Said Ouma dans les festivals de cinéma, les envolées rock d’Eliasse ou de Halid Daniel dans la province française ou encore les petits pas de Soeuf Elbadawi sur les scènes, parisienne et corrézienne. Ils ne sont pas nombreux à briller à l’étranger, mais comme le suppute Seush, leurs pratiques demeurent incomprises dans le pays. Alors que le sport, lui, reste une valeur sûre. Les Coelacanthe au Cameroun, c’est le peuple qui s’agite dans les rues. L’alerte fut levée contre la Covid-19, le jour de la victoire contre le Ghana. Même Cheikh MC s’y est mis, avec ses cousins de France, Rohff et Soprano, en puissance 10. Heureux qui, comme un fils ou une fille de Coelacanthe à l’affiche, s’exprime.

Cheikh Mc, rendant hommage aux Coelacanthe.

Il paraît difficile d’imaginer cette joie au niveau de la culture. Seul moyen de générer de la perspective pour les acteurs de la culture : l’intérêt qu’ils suscitent à l’extérieur. Un chemin aujourd’hui réservé à quelques noms, seulement. Non pas par manque de talent, mais par souci d’organisation. Les acteurs de la création sur la scène comorienne, en effet, ont dû mal à s’entendre entre eux. A se fédérer et à s’apprécier. Ce qui génère une totale incapacité à convaincre leur public immédiat. Ils sont toujours en train de courir après leur destin dans l’ailleurs. « Il y a un concept dans nos traditions qu’on appelle bwe la dzunguso. C’est quand les parents vous éloignent de la maison pour aller quérir un objet – la pierre qui tourne ou qui fait tourner – au dehors, alors qu’on gagnerait à demeurer chez soi pour envisager l’avenir auprès des siens » analyse Soeuf Elbadawi. Selon lui, les scènes étrangères parviennent, certes, à faire exister les Comores, mais jamais assez longtemps, pour arriver à imposer une tendance. La concurrence est rude. Il faut disposer d’une base arrière. Les locaux n’en ont pas. A peine arrivent-t-ils sur l’estrade qu’ils en perdent tous leurs moyens.

A l’inverse, les franco comoriens – Soprano, Rohff, Imani, pour ne citer que ceux-là – arrivent à se réclamer, de temps à autre, des Comores, parce que leur public immédiat, « français », leur permet de sceller les bases de leur existence.Il faudrait arriver à la même chose, avec le public d’ici, et pour ça, il faudrait que les acteurs de cette scène s’organisent autrement, qu’ils apprennent à se parler davantage. On a plus ou moins compris comment fonctionne le phénomène, à présent ! Les Coelacanthe transforment l’essai, parce qu’ils ont les Comoriens des quatre îles derrière eux.Mais aucun artiste, localement, ne travaille son public dans ce sens, en dehors, peut-être, de quelques exceptions. Cheikh Mc, Salim Ali Amir – des stars de musique – Goulam, Zoub Mars font partie de ceux qui cultivent le lien. Les autres sont toujours en train de se taper dessus, au lieu de trouver le moyen d’être compris par les « leurs ». Or, c’est le public qui décide, au final, l’Etat comorien à arborer les couleurs du foot. Comores Telecom, les Hydrocarbures, les compagnies aériennes, les banques… Tout le monde essaie de tirer profit des « Verts » et de leur ascension dans les stades (« veri piya »), parce qu’on sait que le public dans la rue ne retient pas sa joie, à leur suite. Qu’à l’étranger, on puisse s’intéresser à Seush ne change rien à cette donne.

Le rapport de l’Unesco dit sans doute vrai, concernant les pertes du secteur. Mais pour que la scène comorienne puisse décoller, un jour, et rencontrer le même succès que certains acteurs connus de sa diaspora, elle devrait d’abord s’inquiéter des rapports entretenus avec son public immédiat. Ce seul élément suffirait à acculer le gouvernement dans son inaction. Un ancien directeur de la culture au national aurait expliqué, lors d’une réunion entre artistes : « Avant, il n’y avait pas de budget pour nous. Pour financer des événements, on prenait sur  une ligne singulière, dédiée aux « transferts ». Il y avait à peu près 20 millions. Et il suffisait qu’il y ait l’équipe de foot qui s’amène, et c’était fini en une seule fois. On avait plus de crédits après, à moins d’attendre l’année suivante ». Mais est-ce le seul souci rencontré par cette « culture nouvelle », amplifiant les inégalités, malgré elle, et épousant les contours utilitaristes du marketing et de la consommation libérale ? Les acteurs de cette scène n’auraient peut-être pas besoin de mendier leur existence au ministère, s’ils misaient plus largement sur le public. Cela suppose, bien sûr, un travail préalable, pour susciter de l’adhésion et du mouvement, au-delà du respect dû – habituellement – aux créateurs déjà impliqués. La scène culturelle comorienne actuelle ne peut se suffire du seul public, rencontré lors de ses rares voyages à l’étranger.

Med

A la Une, Tché-Za, lors de sa dernière tournée française.