Un plaidoyer pour la musique, signé par Ismael Ibouroi. En ouverture du n°2 de Simbo, magazine culturel des années 1990. Dans lequel le philosophe se réfère à une position de Claude Levis Strauss : « la musique est le suprême mystère des sciences de l’homme, celui contre lequel elles butent et qui garde la clé de leurs progrès ».
Depuis une décennie environ, les Comores sont en train de vivre une effervescence musicale sans précédent, effervescence marquée, amplifiée par une importance massive, anarchique, coûteuse des technologies les plus sophistiquées. Malheureusement victime, pour la plus part, du verrouillage intense et clandestin de la coutume, cette technologie euphorique est en train de causer des dégâts culturels incalculables par une retombée dans une facilité qui stérilise toute recherche novatrice. Sans la part vigilante et active de quelques pionniers pour maîtriser cette technologie et l’infléchir vers une voie créatrice, les Comores auraient déjà succombé au tintamarre aliénant du mimétisme, paré des habits méconnaissables et insidieux de l’originalité.
Aux Comores, comme jadis et plus qu’ailleurs, la musique reste l’expression privilégiée de l’existence humaine ; elle représente l’effort intellectuel pour sublimer la souffrance, l’affirmation d’une spiritualité, d’une subjectivité rebelle à toute manipulation… et peut-être une certaine victoire sur la mort. Indice d’un manque, d’une douleur mal vécue, la musique est volonté de capter l’absence, de la rendre présente et immédiate, comme aux premiers jours. Comme jadis pour les foules innombrables des ghettos, le regard perdu dans la nuit, la musique, dans sa spontanéité généreuse contre le bruit du monde, creuse cette nostalgie devenue créativité et principe de vie pour sublimer l’âpreté des conditions de vie, à défaut de pouvoir les changer.
C’est pourquoi il faut renverser le regard conservateur et la captation villageoise des artistes, parce qu’ils oblitèrent l’innovation, dont la musique est initiatrice, en figeant le cours des choses dans l’évocation immémoriale du même. Au-delà de ses défauts et d’un certain simplisme, l’explosion musicale récente comporte et entraîne une mutation culturelle majeure. Elle doit contribuer, tout comme le nouveau besoin d’écrire, à la reformulation autonome des questions décisives de notre pays.
Très paradoxalement, la fécondité de la musique n’est pas sortie du divertissement. Elle est restée marginale dans la préoccupation intellectuelle des Comoriens, malgré une présence vivante jamais démentie dans notre existence collective. Pourtant, la musique constitue par sa potentialité et sa production renouvelée un gisement aux ressources inexplorées, une force culturelle d’ouverture et de réinscription dans la modernité qu’atteste l’enthousiasme infatigable des jeunes. Ces jeunes créateurs méritent une attention bienveillante et positive du monde de l’entreprise. Celle-ci en tant que force d’innovation a germé et prospéré sur le terrain de l’investissement culturel par le mécénat, aujourd’hui le sponsoring. A titre d’exemple, Italie, Vienne, hier, le Cap-Vert, aujourd’hui, un pays en tout point semblable au nôtre, ne vit que par le rayonnement de sa musique et de ses intellectuels.

Lors d’une cérémonie des Découvertes, avec Adina et Fatima Djambae.
C’est pourquoi il est urgent de décompartimenter la situation actuelle, associer deux catégories sociales, jusqu’alors foncièrement étrangères – les entrepreneurs et els intellectuels – afin de donner à la société civile une capacité autonome, initiative pluraliste organisée et ainsi réorienter le nouveau capitalisme sauvage, en lui donnant un projet stratégique et une perspective. La synthèse culturelle qui exprime dans la vitalité musicale actuelle peut à notre sens anticiper les lignes de force d’une émergence historique, autonome, des Comores.
Je tenterais de rendre compte de cette vitalité, en formalisant cette diversité dont je viens de parler. La musique comorienne peut être repartie en trois dimensions. Une musique traditionnelle très dépouillée, faite d’un chanteur et d’une percussion. Axée sur la longue durée, répétitive à l’excès, tenant de capter le rythme vital cosmique, cette musique est fonctionnelle.
Le chanteur implore les puissances invisibles, affronte la violence du monde, afin de délivrer l’homme du mal et apaiser le malheureux. Comme dans les vieilles tragédies, la polyphonie du chœur est le support scénique et la compagne du malade dans cette œuvre collective de cure et de libération dans l’imaginaire.
Puis le concert. D’inspiration arabe, il privilégie la mélodie, l’harmonie, perdant sa fonctionnalité humaine thérapeutique, la musique devient neutre, pure jouissance. Elle est ornementation, spectacle, représentation face à un public apaisé par une idéologie consensuelle de la société, une collective identité qui occulte momentanément les intérêts, le choc, le bruit du monde. Le concert s’adapte à la fonction sociale du mariage, en ce qu’il forme le consensus moral d’une société qui masque ses difficultés, parce qu’elle ne peut les régler que par l’inhibition des citoyens.
Enfin, le renouvellement formidable récent tente de fondre en une unité syncrétique le rythme et la mélodie emballée cette fois par l’implantation massive des technologies les plus incroyables. Malgré le bénéfice indéniable d e cette greffe, il faut noter un certain nombre de dangers, qui tuent la musique comorienne : la facilité, l’absence d’une véritable maîtrise de ces technologies par manque d’un réel apprentissage, le rejet des instruments locaux. C’est sans doute sur ce dernier élément que consiste la grave carence de l’instrumentation musicale actuelle.

Baco lors d’une récent show à Paris.
C’est pourquoi cette musique doit être aidée au plus haut niveau, en commençant par mettre de l’ordre dans l’importation massive, anarchique et coûteuse des instruments (2 orchestres par village en moyenne). Limiter le gâchis financier et humain actuel. Organiser un séminaire sur la musique comorienne dans lequel prendraient parts musiciens, intellectuels et entrepreneurs. Sortir de l’aliénation et du ghetto villageois, en créant un orchestre national, composé de professionnels, et répondre au besoin de management de tous ceux qui, sans attendre, ont décidé de se lancer. Créer un institut des arts et de la culture. Introduire un module d’initiation aux arts dans nos écoles pour sortir de l’empirisme et du tâtonnement, susciter ainsi des vocations par un apprentissage scientifique des technologies modernes.
Je constate que la musique représente, à l’heure qu’il est, la seule avant garde culturelle de notre pays, que par son effort de créativité continue, le seul lieu où il se passe quelque chose. Ni fantaisie, ni gratuité, encore simple exutoire, peut-être zone d’identification, la musique occupe seule le terrain, réécrit à sa façon l’histoire. Ecouter, c’est lire, traduire le monde.
Les champions de la macroéconomie aveugles à tout ce qui échappe à la réification marchande et aux grands équilibres ont souvent méconnu l’impact de la culture. Ils appellent par pléonasme humain cette ressource essentielle, inépuisable : la créativité continue de l’homme par lui-même à travers la culture. Or, la modernité, c’est la redécouverte que les hommes, quelque soit, n’ont d’autres ressources qu’eux-mêmes Cette ressource infinie, dimension infra-humaine, reste invisible, informulable, un peu comme l’étaient au XIVème siècle les rapports de production dans l’horizon de l’économique politique classique.
Au contraire, l’approche macro-économique tourne le dos à une écoute attentive des bruits, qui résonnent dans les questions inextricables que se posent notre société. La musique, ce grenier de la mémoire collective, met en chantier le potentiel de création, qui annonce les mille sentiers de l’avenir Pour hâter la fin de l’extraversion ethnopolitique, il nous faut, pour survivre, prendre en charge, dès maintenant, et par nous-mêmes, le déchiffrement des signes annonciateurs de notre futur. Avant tout, opérer la destruction créatrice, dont on dit qu’elle fut ailleurs la source de la mentalité de l’innovation, qui est la psychologie de l’entrepreneur. Les bruits d’une société sont en avance sur ses images et sur ses conflits matériels. Notre musique nous dit demain. Ecoutons-là.
Ismael Ibouroi
A la Une, l’orchestre Aouladil’Comores.