Exclues du champ public de décision pendant des décennies, les femmes des Comores indépendantes ne se reconnaissent pas dans un jeu politicien qui s’appuie sur les réseaux masculins d’intérêts, d’échanges et de solidarités[1].
Le mélange de civilisations qui a façonné l’archipel a donné aux femmes comoriennes un statut à deux facettes. D’un côté, la femme forte, propriétaire et gestionnaire de la maison, qui s’impose par sa maîtrise de l’économie familiale et de l’éducation des enfants, auxquelles s’ajoute de plus en plus souvent une activité professionnelle. De l’autre, la femme soumise aux décisions de l’homme, qui, jamais, ne s’assoit sur les places publiques[2]. Les deux images peuvent se fondre en une seule, celle de femmes qui agissent, travaillent, font bouillir la marmite, mais s’effacent devant la parole des hommes.
Il n’en est pas autrement en politique. Les femmes remplissent des camionnettes entières, cuisent du riz, font du porte-à-porte, mobilisent les foules pour soutenir leur candidat. Les campagnes électorales reposent sur elles. Et après ? Au niveau national, une femme est ministre et une autre secrétaire d’Etat au gouvernement de l’Union. Une troisième est députée. Maigre bilan…En théorie, rien ne s’oppose pourtant à ce que les femmes exercent des responsabilités politiques. Pas de blocage institutionnel ou de position de principe officielle de la part des dirigeants. Les rares femmes élues ou ministres assurent d’ailleurs ne souffrir d’aucune discrimination dans l’exercice de leurs fonctions.
Les protestations masculines lorsque des femmes se présentent pour un scrutin restent minoritaires, même si les politiciens sortent les crocs dès qu’elles deviennent des rivales potentielles. Zahara Toihib et Sitty Sagaf, candidates aux législatives de 1994 à Moroni, ont vécu deux anecdotes significatives. « Un soir, j’avais un grand meeting sur la place de Badjanani », raconte Sitty Sagaf. « Il a coïncidé avec un majilis. J’avais fait mes posters, mes slogans, et j’attendais que la cérémonie se termine. Un homme a lancé : « C’est impensable qu’une femme puisse prendre la parole sur la place et afficher ses posters ! » Il y a eu beaucoup de réactions, et même des bagarres ! ».

Zahara Toihib (DR).
Zahara Toihib a quant à elle été convoquée par le président de la république parce qu’elle avait eu l’audace de passer le premier tour… « Il m’a dit que j’avais eu des résultats acceptables, mais que j’avais un oncle qui était fou furieux. Les ténors politiques de Moroni ne voyaient pas d’un bon œil qu’une femme soit leur législateur. Le président était harcelé par les politiciens. Je me suis lancée dans une pétition pour savoir si ça dérangeait les gens que je sois candidate. Mais non, les notables étaient contents ! » Il faudra un vieux loup de la politique pour contrer la novice Zahara, preuve qu’une bonne partie de l’électorat n’était pas hostile à la victoire d’une femme.
Pourquoi alors une représentation aussi faible au gouvernement et surtout à l’Assemblée ? Le retard des femmes sur les hommes en matière d’instruction est une première explication. C’est aujourd’hui seulement que l’écart entre le nombre de garçons et de filles scolarisés commence à être comblé. Si des femmes diplômées occupent un certain nombre de postes de responsables et de directrices au sein de l’administration, elles sont encore trop peu nombreuses pour constituer un vivier de politiciennes.
Sans compter que la scolarisation des filles n’efface pas le poids de l’éducation qui leur est donnée, souvent entièrement tournée vers la construction d’une famille et la réussite de leur foyer. « Pour qu’on entre sur le terrain politique à armes égales avec les hommes, on doit arriver à un point où les hommes comprennent que la femme est l’égale de l’homme », estime Mme Sitou, première femme nommée ministre. « Et même nous, que nous nous considérions comme émancipées. Par exemple, c’est automatique : si on offre des jouets à une petite fille, ce sera une poupée ou une petite cuisine. Un garçon aura un ballon ou un petit ordinateur. La barrière que nous devons psychologiquement dépasser, c’est d’arriver à être au-dessus de tout ça ».
Non seulement le rôle dévolu traditionnellement aux femmes les dissuade de s’intéresser à la politique, mais il handicape aussi celles qui voudraient s’y investir. « Une femme qui se rend à une réunion de parti le soir n’est jamais tranquille. Souvent elle ne reste pas jusqu’à la fin. Le jour où nos maris accepteront que nous allions à une réunion jusqu’à 3 heures du matin comme eux peuvent le faire, ce sera gagné », disent toutes les femmes interrogées. Car même les plus émancipées n’échappent pas à la règle : difficile d’étouffer un sentiment de culpabilité quand elles laissent enfants et mari pour militer. Dans leur tête, si les petits n’ont pas fait leurs devoirs ou que monsieur mange trop tard, ce sera avant tout de leur faute… Un dilemme que ne connaissent pas les hommes, à qui rien n’impose de passer leurs soirées à la maison.

Moinaecha Cheikh.
Malgré les obstacles, des femmes s’engagent pourtant dans les mouvements politiques. Cependant, rares sont celles qui réussissent à percer et à obtenir un poste. Si les femmes ne sont pas victimes de discrimination une fois élues ou nommées, elles ont en revanche beaucoup de mal à faire entendre leur voix à l’intérieur des partis. Au-delà des réticences des hommes à leur confier des responsabilités, elles sont confrontées à plusieurs handicaps. La difficulté à prendre la parole devant une assemblée d’hommes, d’abord. « Il y a une dizaine d’années, j’ai fait une enquête auprès des leaders de partis politiques pour savoir pourquoi les femmes, qui constituent la majorité des militants à la base, ne sont pas dans les bureaux exécutifs », indique Moinaecha Cheikh, linguiste et ancienne ministre de l’Education.
« Ils m’ont dit que quand il y a une femme dans le bureau, elle ne se prononce pas. « On peut leur donner les leso, leur dire de faire la campagne, leur donner les marmites à remplir pour les invités : elles excellent et elles chantent. Mais dans le parti elles ne disent rien ». Voilà ce que m’ont répondu les leaders. L’un d’eux m’a invitée dans une réunion où le candidat du parti venait parler à une centaine de femmes. Aucune n’a voulu prendre la parole. Une femme coutumière, qui préside les fêtes de mariage, a été désignée. On lui a demandé pourquoi avoir choisi ce candidat. Elle a répondu : « Parce qu’il est beau, d’une bonne classe sociale, qu’il fera bien… » Pour Moinaecha Cheikh, « c’est une préparation psychologique depuis l’enfance. On n’a pas de culture politique. C’est une question d’espace où évolue la femme. Il y a certaines réunions de partis auxquelles elles ne participent pas. Parfois les choses se discutent dans les mosquées… »
Jacqueline Assoumany, présidente du Réseau Femmes et développement, va dans le même sens : « On n’a pas été formées pour être des politiciennes. L’homme, dès son plus jeune âge, entend parler politique sur la place publique. Les femmes, elles, ne savent pas ce qu’il faut faire en politique ». Pour cette militante des droits des femmes, le savoir-faire politique n’a pas grand-chose à voir avec le niveau d’instruction. « Il y a des femmes analphabètes, au niveau des associations, qui sont très dynamiques dans les villages, quand il s’agit d’influencer la population. Par contre, souvent, les femmes qui ont un niveau d’instruction très élevé ne sont pas politiciennes. A la différence de jeunes hommes peu instruits, mais fins politiciens ». « Les hommes, on ne leur demande pas forcément d’être des intellectuels », renchérit Moinaecha Cheikh. « Mais ils sont dans la lumière. Ils sont hommes. Ils ont la prise de parole. »
Marchandages, négociations, échanges d’intérêts : la plupart des femmes ne maîtrisent pas le jeu politicien tel qu’il est pratiqué, n’ont pas accès aux réseaux masculins sur lesquels s’appuie la politique du pays. Elles sont hors du coup. « Être dans un parti politique, c’est comme un changement continu, permanent. Une gymnastique que les femmes n’arrivent pas à saisir », témoigne Mme Sitou, pourtant considérée comme une politicienne avertie. « Du coup, on met les femmes en position de recul, d’observateur ». « Si les femmes ne font pas de politique, c’est parce qu’elles sont plus sincères » estime de son côté Zahara Toihib. « Est-ce qu’il faut de la sincérité dans la politique ? ».

Madame Sitou Raghadat.
La dernière cause avancée pour expliquer l’absence des femmes en politique devrait faire réfléchir les hommes. Presque toutes issues du milieu associatif, beaucoup ont vécu leur engagement dans un parti comme le prolongement de leur militantisme en faveur du développement économique, des avancées sociales, de la promotion de la condition féminine, de la santé ou encore de l’éducation. Le moins qu’on puisse dire, c’est que l’absence de programmes et le vide idéologique des partis ne les ont pas comblées. « J’ai pris du recul, j’ai beaucoup travaillé dans le développement » indique Zahara Toihib, qui a fait partie du bureau exécutif d’un parti. « Pour répondre aux vrais problèmes de la vie. Je me dis bien que je dois m’investir politiquement, mais avec qui ? Je pensais que je pouvais me former politiquement dans un parti mais il n’y a pas de parti. »
Mme Sitou parle elle de « problème de conviction. Selon les intérêts, ça change. Tu ne peux pas être tranquille, te dire que c’est ton parti… Le parti qui soutient le pouvoir compte des éléments de tous les mouvements, par intérêt. Je ne crois pas trop en ces organisations. C’est pour cela que j’ai préféré me pencher vers les associations. Je ne vois pas de femme qui soit vraiment en politique pour servir la nation et qui milite dans un parti. Toutes ont pris du recul. » Ce décalage entre les conceptions masculines et féminines de la politique s’explique selon elle, encore une fois, par l’éducation et la tradition. « Les femmes ont une vision altruiste de la politique. Elles ont l’habitude de servir les autres : on a toujours servi nos maris, nos parents, nos enfants. Alors quand on est là c’est pour servir, pas pour nos propres intérêts ! »
Puisque les partis actuels, construits par les hommes et pour les hommes, ne répondent pas aux aspirations de ces militantes, pourquoi ne pas en fonder un ? « Entre femmes, on en parle », répond Zahara Toihib. « On est en train d’y penser, mais on n’est pas prêtes », confirme Mme Sitou. « Il faut vraiment préparer le terrain. Il faut que ce soit une femme qui ait un pouvoir qui crée un parti. On pourrait commencer à partir des mouvements associatifs. » Une vision partagée par Moinaecha Cheikh : « Il faut une leader qui ait du charisme et qui ait déjà réalisé quelque chose, une ONG, une fondation. Un peu comme le processus des Verts en France : c’est parti du mouvement associatif ».
Si les femmes se décidaient à fonder ce parti alternatif répondant à leurs attentes, il leur resterait à franchir de nombreux obstacles : mobiliser des fonds – beaucoup plus difficile pour une femme que pour un homme -, faire face aux réticences des militantes d’ONG déjà engagées dans des partis, et surtout convaincre les hommes… Car aucune femme ne veut d’un parti unisexe. « On ne peut pas diviser le pays entre hommes et femmes », tranche Sitty Sagaf. « Mais si on créé un parti, les hommes ne viendront pas… »
Lisa Giachino
[1] Article publié dans le cadre d’une enquête du journal Kashkazi.
[2] Cela est surtout vrai dans les villes de Ngazidja.