Pas une conseillère générale sur les 19 que compte l’île. Pas un maire. Pas une parlementaire. Le moins que l’on puisse dire, c’est que les femmes ne sont guère présentes dans la politique mahoraise. Tout juste dénombre-t-on, ici ou là, quelques conseillères municipales…[1]
Depuis trente ans, seules deux femmes ont siégé au Conseil général. Aucune n’a été ni députée, ni sénatrice. Pourtant, l’histoire récente de Maore s’écrit au féminin. Le combat des années 60 et 70 pour que l’île reste dans la République française a été celui des femmes, ces « chatouilleuses » rendues célèbres par cette torture importée de Madagascar, qui a failli faire s’étouffer plus d’un ministre comorien de l’époque.
Aujourd’hui encore, plus que Marcel Henry ou Younoussa Bamana, la figure emblématique de cette période est Zena M’dere (morte en 1999). Normal : « S’il n’y avait pas eu l’implication des femmes, le MPM (Mouvement populaire mahorais, ndlr) n’aurait pas réussi, j’en suis profondément convaincu », affirme aujourd’hui Martial Henry.Comment expliquer un tel décalage ? En deux phrases. La première est signée Coco Djoumoi, une des chatouilleuses : « Nous avons commencé à nous occuper de la politique parce que les hommes n’obtenaient jamais rien ». La seconde nous a été dite par Zaïna Méresse, l’adjointe de Zena M’dere, lorsque nous lui avons demandé pourquoi, aujourd’hui, les femmes ont disparu de la politique : « Il faut savoir que nous n’avons pas fait de la politique par envie, mais par nécessité ; quand on n’a plus eu besoin de nous battre, on a laissé la place ».
Pour comprendre ce phénomène, il convient de remonter en arrière, prévient Younoussa Bamana. « En 1958, quand est né l’UDIM (Union de défense des intérêts de Mayotte, ancêtre du MPM, nldr), Zena Mdere et les femmes n’étaient pas là », se souvient l’ancien président du Conseil général. La revendication départementaliste, impulsée par Nahouda, Bamana et Henry, est alors bien loin des préoccupations des femmes. Mais tout change avec le déménagement de la capitale. Dzaoudzi perd son titre, et avec lui ses ministères… et ses hommes. L’économie vacille. « Les hommes ont commencé à être envoyés à Moroni après le changement de capitale. A Pamandzi, il y avait beaucoup de boy qui devaient suivre leur patron. Beaucoup de fonctionnaires mahorais ont dû partir aussi. Du coup, Petite Terre s’est vidée de ses hommes. Les femmes se sont retrouvées seules ; elles étaient prises à la gorge, c’était le marasme économique », explique Y. Bamana.

Hélène Mac Luckie (DR).
Dans l’ouvrage réalisé par des collégiens A la rencontre de Zena M’dere[2], Hélène Mac Luckie rapporte cette anecdote lourde de sens : « Les Mahorais appelèrent cette période « le temps du Silgom » car la faim conduisait à cueillir des fruits à pain qui n’étaient pas encore arrivés à maturité et qui étaient collants comme du chewing-gum. » « Les femmes de Pamandzi et de Labattoir, qui se sont retrouvées sans mari, sans argent pour élever leurs enfants se sont demandé : comment allons-nous vivre ? » précise Y. Bamana. « Alors elles se sont réunies – les premières ont été celles de Labattoir – pour réfléchir comment faire, comment s’en sortir ». L’arrivée à Maore de Zena M’dere – qui avait grandi et ouvert une école coranique à Diego Suarez – va leur fournir une meneuse. Analphabète, mais forte en caractère. « Zena M’dere était venue à Mayotte voir sa famille », se souvient Y. Bamana. « Les femmes de Labattoir lui avaient expliqué leur problème ».
Le mouvement est lancé et le rapport de for- ces va changer. Les femmes, par leur importance dans la société mahoraise, vont intensifier la revendication séparatiste. « Mayotte,plus que les Comores, est unepopulation multiculturelled’origines diverses : shiraziennes, africaines, malgaches… » affirme le docteur Martial Henry. « Andriantsouli était venu avec 1.000 hommes à lui. Ces Malgaches sont venus avec leurs croyances animistes et leur système matriarcal »[3]. La place des femmes est plus prégnante encore à Maore que dans les trois autres îles, pense M. Henry. Ainsi, éce sont elles qui en premier ont ressenti les privationsé. En outre, éelles avaient déjà mis en place un système d’entraide, la musada, pour la récolte du riz notamment ». Ainsi, quand une femme réagissait, toutes étaient concernées. Résultat : éEn 1966, ce sont elles qui ont popularisé le combat. Elles se sont révoltées contre l’administration qu’elles ont accusé d’être la cause de leurs privations. Elles se sont dit : de deux maux, nous préférons la colonisation française plutôt que la domination des Comores ».
L’épisode de la Réunion entre le président de l’époque, Saïd Mohamed Cheikh, et Zena M’dere, en 1966, marque l’entrée en scène des femmes dans la politique. « Elle avait du culot, elle a demandé à rencontrer Said Mohamed Cheick », témoigne Bamana. « Elle lui demande comment on va vivre. Le président l’écoute. Mais dehors, les femmes sont impatientes, elles croient que Zena a été arrêtée. Une femme de Labattoir, Coco Djoumoi, essaye d’aller voir à l’intérieur, un garde la pousse et ça a dégénéré. Elles ont lancé des cailloux, elles ont tout cassé ». Neuf ans plus tard, alors que les trois autres îles des Comores choisissent l’indépendance, Maore reste dans le giron français. Le combat est gagné. Les femmes peuvent s’en aller.




Coco Djoumoi, Echat Sidi, Zena M’dere, Zaina Meresse (DR).
« Elles ont eu un vrai poids », assure Martial Henry. « Dans chaque village, elles avaient choisi une présidente. Elles ont vraiment popularisé notre combat. Mais après, elles n’ont pas voulu continuer car elles avaient conscience de leur manque de culture ». « Zena M’dere pensait que les hommes feraient mieux de la politique que les femmes », ajoute Zaïna Meresse. « Elle disait : « Nos enfants ont fait des études, il faut leur laisser la place. » Younoussa Bamana ne dit pas autre chose : « Deux femmes seulement ont siégé au Conseil général : Zaina Meresse et Mouada Saïd, de Bandrele (décédée en 2004, ndlr). Les autres ne voulaient pas. « Je ne parle pas français » disaient-elles. » « Quand le Conseil général a été mis en place, elles ont proposéaux hommes d’être candidats », rapporte M.Henry.
« Elles se sont effacées. Cela s’explique par le fait qu’elles n’avaient pas reçu d’éducation. L’éducation des filles est très récente à Mayotte. La première bachelière à Mayotte est encore en activité ! Les femmes étaient conscientes qu’elles n’avaient pas les capacités de gérer. Mais si elles s’étaient présentées, elles auraient été élues sans problème. Zena M’dere aurait été élue présidente du Conseil général. » La preuve : Zaïna Meresse a été conseillère générale de Dembéni six ans durant ; elle a occupé le poste de conseillère municipale pendant neuf ans. « Moi je savais parler français. Si j’ai continué, c’est parce que je me sentais capable d’aller jusqu’au bout. Il n’y a eu aucune réticence de la part des hommes. Mais je n’ai pas poussé les autres à me suivre car elles n’avaient pas fait l’école ».
Seulement voilà, depuis, les femmes vont à l’école, continuent leurs études, occupent des postes importants dans l’administration. Pourquoi sont-elles toujours absentes du débat politique ? « Elles sont là », indique un membre du Parti socialiste. « Elles continuent à donner leur avis, mais elles ne se présentent pas ». Martial Henry voit deux explications à ce déficit : « Il y a le poids de la famille, de la tradition. Et il y a un autre facteur : les hommes sont devenus de plus en plus ambitieux, ils ne laisseront pas facilement leur place aux femmes ». Pourtant, selon Zaïna Meresse, « ils continuent à nous demander des conseils ».
Rémi Carayol
[1] Article paru dans le n°26 de Kashkazi en février 2006.
[2] A la rencontre de Zéna M’dere, éd. du Baobab, 2003.
[3] Le système matriarcal n’est propre ni à Madagascar ni à Maore, il existe dans toutes les Comores (lire l’in- terview de Damir Ben Ali ci-contre).