L’histoire n’a rien du traître et du lâche. Seuls les hommes le sont. Les politiques aux Comores la brandissent maladroitement dans les moments les plus rudes – l’occasion pour eux de démolir ce qu’ils conçoivent comme l’adversité, sans avoir à se réclamer du passé commun – mais ils oublient de la questionner en profondeur.
Dans ce pays, il est peu de monde en désaccord contre l’audace du mongozi Ali Soilihi dans sa période la plus rouge et la plus folle. Entendre les pas des hommes s’aligner telle une constellation dans les rues, au passage de l’hymne national sur Radio Comores, consolidait « sa » foi en la nation. Ceux qui se refusaient à honorer ce geste finissaient tous à la citerne du Comité populaire, d’où surgissaient les frustrations des wanantsi, face à une histoire, qui, jamais, n’a célébré que les palais et les sultans. A l’époque du mongozi, on traquait le bepare et le mkapvema. Une expression de la colère du peuple contre ces visages multiples de la bourgeoisie féodale, hissée sur son cheval de bataille, longtemps apprêté par les bras armés de la colonie.
Du temps d’Ali Soilihi, on rappelait les horreurs de Humblot, Sunley et de leurs suivants. On n’oubliait surtout pas de citer l’appétit de cet ogre colonial, qui, sur son chemin, rêvait de tout avaler, y compris les yeux des petits princes et de leurs laquais _ l’un n’allant pas sans l’autre. Mais Ali Soilihi fut une exception. Son obsession du récit national n’a pas tenu sur la longueur. Les démons du passé sont vite revenus hanter le commun des Comoriens. Dès 1978, Abdallah et les siens firent revenir l’ordre ancien, ainsi que ce désir populaire de toujours en faire partie. Ce désir de toujours en être, incarné par la symbolique actuelle du mi ndekina à Ngazidja. Célébrer le pays en construction supposait alors que l’on revienne sur les principes appris durant ces trois années de ferveur révolutionnaire, vécues en mode accéléré, avec un bout de territoire occupé, Maore.
Mutation, doute et mauvaise foi réunis en politique ! L’incertitude dans les coursives peu éclairées du pouvoir a éclaboussé toutes formes de liens entre les enfants de cet archipel, au demeurant, à partir du début des années 1980. Cela annonçait le début du déclin, y compris parmi les héritiers des sultanats déchus et les descendants d’une notabilité toute consensuelle, désormais transformée en une tragique armée de fous du roi. Les politiques, qui se sont avérés incapables de relever le défi du mongozi (reprendre pied sur un paysage ?), n’ont réussi qu’à diviser l’archipel, au nom de leurs petits intérêts. Avec un oubli certain, à la longue ! Leurs récits ne partent jamais du point de vue d’un peuple sous contrainte (le tiers état, les esclaves, les déclassés), mais d’histoires morcelées, reliées aux micro-identités villageoises ou régionales. Difficile de transmettre une quelconque fibre patriotique en ces temps de désunion, encore moins d’enseigner le recul nécessaire face au destin commun, que l’économie comorienne gagnerait à réinterroger de nos jours.

Le mongozi enchaîné à sa chute.
Ali Soilihi, qui s’est accrochée à l’utopie d’une nation, n’a pas vraiment cherché à déconstruire. Coursé par le temps, il s’est contenté d’imposer la vision d’un peuple souverain, là où les contre-récits des précédentes tutelles professaient un principe de vassalité, figé en apparence dans le marbre ancien. A sa mort, il y a eu le besoin chez ses adversaires – à commencer par feu Abdallah – de revenir aux particularismes pour continuer à régner. Ils sont revenus à des formes de régionalisme résiduel pour ne point abdiquer à l’avant-scène. Ils se sont accrochés autant que possible à des mémoires aux contours limités. Il y a eu ce besoin, en effet, d’instrumentaliser l’histoire, en cristallisant les passions politiques au niveau local, voire intime, pour ne pas dire villageois. Tous les pouvoirs consolidés après le Mongozi se sont raccrochés à des visées communautaristes. Si ce n’était pas le rehemani de Mbeni, le wasi na wasi de Domoni ou de Mutsamudu, c’était la mémoire exclusive du shungu de Fomboni ou encore la symbolique des créoles déchus de Sainte-Marie qui perdure par peur sur le rocher de Pamandzi. La fabrique d’une opinion comorienne éclatée, sensiblement contradictoire à ses frontières fantasmatiques, est née de ce bourbier.
Déconnectée de son passé par une mécanique éprouvée des dominations, cette opinion s’est avérée incapable de prendre conscience d’elle-même. Les politiques, quant à eux, n’ont été capables que de déterrer les éléments affirmant une détestation cordiale entre leurs concitoyens d’archipel. Ils ont fait montre d’un manque absolu d’intelligence, quant à la (ré)articulation d’un projet commun, dont on perçoit pourtant la nécessité, ne serait-ce que sur un plan économique. Ils n’ont pas su rassembler les fragments (éparses) de cette société, pourtant tributaire de l’expérience du shungu. L’absence de discours autour de ce concept, qui reste fondateur de la tradition dans sa circularité et sa diversité, aurait d’ailleurs dû attirer l’attention des élites. En lieu et place, celles-ci ont préféré se bouffer le nombril, avec des éléments de disruption fabriqués et distribués à la va vite par les disciples assimilés de Gevrey, Faurec et autres Martin, pour ne citer que les plus connus d’entre eux. Il n’en fallait peut-être pas plus pour nourrir la tension dans un pays où l’histoire et sa complexité ne sont guère enseignées aux plus jeunes.
Personne ne souhaite poser la question, mais il semble évident que le mal commence bien aux endroits négligés de la mémoire collective. Car, sinon, comment autant de clans, bien qu’éclatés aux quatre coins de l’archipel, pourraient-ils soutenir leurs alliances familiales dans des cercles de pouvoir, sans que personne jamais n’aille les interpeller sur leurs capacités à diviser ce pays ? L’histoire a l’air effectivement de se refuser aux plus jeunes, sinon il y a bien longtemps qu’un enfant de Mtsapéré ou de Labattoir se serait inquiété de ces bricolages politiques entretenus entre Ndzuani, Ngazidja et Mwali, qui semblent faire écho à l’opportunisme déclaré des leaderships mahorais. Tout le monde est d’accord pour s’autodétruire dans le pays déconstruit. Après nous le déluge dira-t-on… en oubliant d’inverser la grille de lecture. Aucune illusion possible ! On sait que les cercles au pouvoir ne se sont jamais battus que pour la violence du statu quo. Ils n’ont pas œuvré comme à l’époque du mongozi dans l’idée de faire s’émanciper un peuple, mais plutôt dans le prolongement de leur règne passé.

Dans le Nyumakele.
Si l’histoire de ce pays était racontée dans ses moindres limites, elle interrogerait probablement le sort réservé aux filles et fils de rien, aux hommes sans qualité, aux arrières-petits fils d’esclaves, aux progénitures issues des plantations. Certains d’entre eux – et ils sont nombreux – naviguent en électrons libres, issus de l’arrière-pays, montrés du doigt à Maore comme autant de figures de clandestins ou honnis à Mwali comme descendants prétendus d’une vague de waKoni. Ils évoluent à Ngazidja sur le plateau de Dibwani comme paysans sans terre ou à Volo Volo comme marchands ambulants. A Ndzuani, ce sont eux que l’on va chercher pour asseoir les nouveaux maîtres, mais on les garde en coulisse pour ne pas effrayer les tenants de l’espace public. Si l’accès à l’éducation et aux financements leur était permis, une autre histoire s’inviterait dans les cours d’école, pour l’ensemble de ces femmes et de ces hommes qu’écrasent les inégalités dans ce monde-ci. Mais ils restent une communauté sans nom, qui a dû mal à se fixer d’une rive à l’autre de ces îles, qui s’oblige à fuir la servitude et le contrôle du pouvoir, au nom de sa dignité retenue, malgré tout, en bandoulière.
Ce sont ces gueux du pays profond que l’on souhaite bien évidemment saluer en ces lieux. L’histoire comorienne n’est pas faite que de sultans et de palais. Elle est aussi tributaire de cette réalité contrastée qu’aucun livre jamais ne signale. La transmission du vécu passé doit pouvoir rappeler la dure réalité des dominés sur ce territoire éclaté, où les familles régnantes tiennent à toujours à préserver leurs acquis dans l’entre soi et les liens de vassalité avec l’extérieur, en ignorant le quotidien de leurs voisins immédiats. Il est une histoire qui se théorise et se raconte aisément par le haut. Mais a-t-elle le droit d’effacer tout le reste ? Ce qui fonde un pays ne vient-il pas de ce qu’on l’on se figure comme étant le peuple en gestation ? Que fait-on de cet imaginaire et de ces damnés de la terre que les princes d’hier contraignent – sans l’afficher – au départ ? On a dit de cet archipel qu’il était l’endroit parfait pour les filles et les fils-de-rien. Un jour, il faudra en discuter, sans omettre les détails qui plombent son destin. Mais pour l’heur, il paraît essentiel de dire que la légende des gens-de-rien et des gens-de-peu, que l’on sacrifie sur l’échafaud, ne peut s’écrire sans eux. Les figures de l’ordre, aussi anciens soient-ils, n’incarnent pas à eux seules un pays, surtout lorsque l’habitant ne pense à eux qu’aux travers des ambiguïtés et des lâchetés passées. Le temps est peut-être venu de parler d’autre chose…
Soeuf Elbadawi