Des lieux et des oublis

La capitale comorienne grandit dans un dédale de rues, qui n’ont parfois de nom que celui de l’enseigne prisée du quartier. A l’heure où l’on réinterroge (ailleurs) les traces, allant jusqu’à déboulonner des statues ou rebaptiser des places longtemps consacrées, Moroni, comme le reste du pays, ne semble garder de son passé que des fragments pour le moins incongrus. A commencer par cette Place de France que personne ne souhaite questionner.

Mémoire et toponymie. Aux Etats-Unis, en Angleterre, en Allemagne, un débat est né à ce sujet. En Martinique, des statues ont fini déboulonnées, celle de Joséphine de Beauharnais notamment. Au Sénégal, des noms de rue se sont vus  remettre en question. A Zinguichor, par exemple, la rue du Général de Gaulle, désormais vécue comme une offense par les riverains, a été renommée rue de la Paix. Une autre rue dite du Javelier, officier de l’armée coloniale, a adopté un nouveau blaze, en hommage aux tirailleurs africains, ayant combattu durant les deux guerres. De même, la rue Lemoine, du nom d’un autre officier de la Coloniale, s’est vue changer de nom, en hommage aux sacrifiés du camp de Thiaroye. Ces appellations se font remplacer par des noms de figures locales. Une manière plus ou moins directe d’en finir avec les traces du passé colonial.

A Moroni, les oreilles s’éloignent volontiers de ce débat. La Place de France, ancienne place forte du gouverneur de la colonie, transformée en éternelle place des banques avec le temps, semble rivé ad vitaem aeternam à son passé. A l’heure où l’Etat célèbre les partenariats profitables (Boulevard populaire de Chine, rue de l’Union africaine, avenue Macky Sall), les riverains de la capitale en oublient jusqu’au sens des symboles. Ainsi a-t-on baptisé la voie menant du Retaj au stade international de Maluzini « avenue Coelacanthe », du nom de l’équipe nationale, en sachant bien que ce tronçon de route entend encore d’être goudronné par l’Etat et ses amis, et cela, depuis quatre ans. Une situation qui a fait dire à Elie Djoumoi, chroniqueur sportif au journal national Al-Watwan : « Cette ruelle n’est pas trop appropriée pour être gravée du nom de [nos] ambassadeurs. Ce chemin poussiéreux ne convient pas à cette appellation ».

Le domaine Moquet à Mramani. Niumbadju au temps de Humblot.

La question n’a à priori jamais été posée aux Comores. Baptiser ou rebaptiser les lieux de vie pour beaucoup, c’est chercher à réinterroger un passé. De nos jours, les gens effacent ce qui les relie au passé lointain, sauf lorsqu’il s’agit d’inscrire les palais menacés d’effondrement sur la liste du patrimoine de l’Unesco ou de renouer avec la mise en valeur des domaines coloniaux, sans chercher à les  confronter aux horreurs passées. En entrant dans l’ancienne propriété de Moquet dans le Nyumakele (Domaine Moquet), une touriste s’est ainsi étonnée : « J’ai vu le panneau, indiquant que la coopération française accompagnait les jeunes du patrimoine pour la réhabilitation des lieux. Mais j’ai été surpris de ne voir aucun message relatant les tragédies réellement vécues en ces mêmes endroits, en rapport en tous cas avec ce que me racontait mes accompagnateurs. On offre comme une seconde vie à ces lieux, en les ouvrant aux touristes, mais en gommant une partie de leur histoire ». Comme si réhabiliter revenait à contourner les blessures de l’histoire.

« Le souci, explique un guide, c’est que les partenaires ne sont pas là pour réhabiliter notre histoire, mais pour nourrir la dynamique marchande du pays. Or, rien ne se fait ici sans eux ». Cette Place de France intéresse peu ou pas du tout l’Etat. Aucun travail sérieux n’a été mené jusque-là. Par contre, les fonds dévolus au patrimoine par certains partenaires pourraient fort bien intéresser les relais associatifs, qui, eux, n’ont pas de réflexion sur la question, mais ont surtout besoin d’exister. On se rappelle le discours de cet ancien ministre, qui, au lieu-dit Niumbadju (domaine colonial de l’usurpateur Humblot) a laissé entendre que les moyens devaient être trouvés pour préserver la beauté de cet endroit, afin de permettre aux touristes de profiter de la nature sauvage de ce pays. En dépit de sa maladresse, il y a bien un intérêt pécuniaire dans son propos, qui fait dire à Moustoipha, bénévole de l’association « Les amis de Niumbadju » : « Ça reste notre patrimoine. Un jour, peut-être, il nous rapportera».

Cela rejoint le point de vue du Collectif du Patrimoine aux Comores, dont la présidente déclarait, l’an dernier[1] : « William Sunley a fait tout le sultanat d’Anjouan. Il a participé à toutes les successions d’Anjouan et diverses activités. Malheureusement, il est méconnu. Au CPC, nous pensons que nous devons faire coïncider les monuments coloniaux et les monuments des sultans, parce que c’est la même histoire et en même temps, il y a une valeur économique ajoutée ». La volonté de capitaliser n’est jamais loin pour les passionnés du patrimoine. Leurs missions les amène souvent à renouer avec les apparats d’une geste de prédation, qui nourrit en elle-même les raisons de son oubli. « Les gens ne veulent pas se souvenir d’un passé qui les a meurtri dans leur chair. On ne compte pas les traumatismes dans les familles, analyse Ibouroi, ancien « maquisard » du Front Démocratique. Ce qui a consumé l’arrière-grand-père est encore là, enfoui dans les souvenirs familiaux. On cherche à s’en extirper, autant que possible. Ces palais et ces domaines coloniaux vont dans le sens de cette geste ancienne, qui nourrit les frustrations des générations actuelles. Comment voulez-vous qu’on s’en souvienne, paisiblement ? Dans Moroni, personne, même à la mairie, ne souhaite se souvenir du Dhoihira de Saïd Ali, qui a fini par effondrer sur lui-même ».

Place de France, Hôtel Karthala, la mission catholique. Des adresses coloniales qui ont su résister au temps...

Les mêmes ambiguïtés se retrouvent sur les places coloniales. « Vous focalisez sur cette place de France, mais la question des lieux de pouvoir dans le pays (palais de sultan, domaine colonial) n’a jamais été un souci pour quiconque ici. C’est comme le stade Beaumer, qui continue à s’appeler du nom d’un administrateur dont tout le monde avait peur. C’est comme si vous vouliez voir un problème, là où il n’y en as pas » avance Malick, responsable associatif. « Reste cette question de la toponymie. Les noms ont du sens, surtout lorsqu’il s’agit d’un espace central comme celui de la Place des banques » répond en écho ce cadre d’une compagnie d’assurance, qui connaît assez bien la capitale comorienne. « Combien savent-ils que nous avons  une avenue du Général de Gaulle ou une place de Strasbourg à Moroni ? » La question des noms de lieux ou de quartiers aux Comores est à relier davantage à l’histoire présente et immédiate. « Si vous prenez Al-Camar, Volo Volo, Sanfili, Meck, la Grillade, Coelacanthe, Alliance, Matelec, Oasis, Mo Café, Phillips, Good Luck, Rotary, Kudura… Il s’agit de noms, qui, à chaque fois, ont bougé, selon l’activité du moment, dans un même quartier, qui avance de la rue Ahmed Djoumoi du côté d’Ambassadeur à l’ancien « Concasseur », situé  près de la Petite Coulée ».

Une tendance courue dans le pays, une fois oublié le complexe du label « quartier historique ». Les lieux prennent le nom du premier arrivé ou de ce qu’on y fait, et cela peut changer à tout moment, au point qu’un endroit peut un jour s’appeler Esso à cause d’une station d’essence, et Générale denrée, un autre jour, à cause d’une nouvelle enseigne. Il est d’ailleurs une place qui résume bien cette situation : celle dédiée à l’indépendance depuis 1975. Place coloniale par excellence, l’ex place des Buildings ou « Bâtiments », ne manque pas d’interpeller son chaland, tout en étant rattrapé par l’histoire récente du Foyer des femmes, situé non loin. Il faut voir dans quel état se trouve cette place de nos jours. Négligée tout au long de l’année, elle ne reprend des couleurs que la veille du six juillet. Et ce, malgré la gueule du monument raté sur le côté, payé par les Chinois, juste à côté de l’ancienne chambre des députés. Simple redistribution de jeu de rôle, d’un quartier à l’autre.

Madjadju ou Madjidju selon le locuteur à Moroni.

La puissance coloniale a été seule à baptiser des lieux en termes de possession, de manière quasi figée, sans doute pour marquer éternellement sa présence. La place de France n’a jamais changé de nom, tout comme la place Ajao, alors que les quartiers périphériques de la capitale voient le leur changer au gré des événements, heureux ou pas. On parle, par exemple, de Madjadju ou de Madjidju pour nommer un même lieu, qui se débat, aujourd’hui, contre sa réputation de bidonville. Personne ne se souvient de la rue Ahmed Djoumoi, mais Grimaldi est resté Grimaldi, tout comme l’hôtel Karthala ou le quartier de l’église (Monpera). Certains quartiers historiques gardent encore leurs noms, les familles qui leur sont liées continuant à défendre leur position, en termes de pouvoir (on a vu les cas de Mkira Djumwa ou Hamumbu à Mutsamudu), Mais les vieilles appellations finissent par tomber d’elles-mêmes. Qui se souvient encore du Mongoridjuu, du Shangani ou du lieu-dit ha Mshe Auberi à Moroni ? Le pays change, ses questionnements également, et peut-être que le temps de rebaptiser les ruelles et les places, selon une terminologie qui fera date, est venu.

Ce qui surprend, c’est qu’en dehors des lieux sacrés, qui prennent bien souvent le nom d’un waliyi ou d’un djinn (zawia ya Maarufu ou Mbaba Madjio dans le quartier du Shashanyongo, dans la capitale) ou des possessions familiales (Kurani ha Mze Hachim, Mangani, Porini), il n’est pas d’endroits qui rendent grâce à l’histoire des luttes comoriennes, passées ou actuelles. Des endroits qui ravivent les conquêtes et les victoires du peuple. A part Ali Soilihi, qui se trouve étrangement honoré à Moroni sur le boulevard se terminant devant l’hôtel Le Retaj, il est peu ruelles ou de lieux de passage (en dehors des mausolées) qui rendent hommage aux hommes qui ont fait ce pays. « Le Comorien n’a pas le culte de la mémoire politique, sauf quand il s’agit d’encenser ceux qu’il considèrent comme des géants dans son histoire. Vous ne trouverez ni le nom de Lopwa, ni celui de Tumpa, apposé à un lieu. On vous citera les tombes de Saïd Mohamed Cheikh ou du président Abdallah, pas de Kari, ce personnage au destin tragique, mais connu pour avoir pointé sa sagaie sur la poitrine de Humblot. Nous sommes plus enclins à défendre la mémoire de ceux que le glaive a porté au pouvoir. Il ne faut pas s’étonner que leurs noms à ceux-là – des héros du peuple, pourtant – ne se trouvent sur un chemin en partage. D’une certaine manière, le Comorien, au-delà des commémorations familiales, a plutôt besoin d’oublier son passé. Car est souvent synonyme d’un pouvoir indigne » avance Ibouroi, le « maquisard ».

Anrchi


L’image à la Une est une performance du mouvement citoyen Watwaniya sur la Place de France, dirigée contre le Visa Balladur.

[1] Source Al-Fajr du 8 décembre.