Juste retour au shungu

On continue à présenter la culture aux Comores comme une histoire de personnes empêtrées dans des enjeux de pouvoir. Fausse piste ! Un débat inutile ! Les différents acteurs connus du monde de la culture ont jusque-là œuvré à la mesure de leurs moyens. Une stratégie leur manque, bien évidemment. Une stratégie, tenant compte des réalités contemporaines, et non du seul passé. Les règles devraient être revues à la base. Il ne s’agit plus de donner des gages pour exister, mais de faire comprendre que rien dans ce pays ne peut se faire sans une refonte totale du logiciel des imaginaires transmis.

Cela commence par un retour sur les valeurs qui fondent le paysage. Des valeurs d’humanité. On ne l’entendra peut-être pas, mais le retour au principe du shungu est plus que jamais une nécessité. Parler du shungu, bien sûr, non pas pour satisfaire à d’éventuels égos, trônant sur la notabilité régnante, mais de la règle (anda) qui consiste à fabriquer de l’égalité à l’horizontale, et non à la verticale, en évitant autant que possible les tensions de palais. Nyama ya shungu kelwa ni mwana mdjumbe[1]. Le shungu est ce qui rassemble, là où les uns et les autres parlent de division et de haine. A ne pas confondre avec une belle histoire de toges et de caftans, qui n’auraient plus que ce seul moyen pour se perpétuer dans l’espace-temps.

Le shungu – invention d’une forme de citoyenneté par excellence – a besoin de règles nouvelles pour reprendre une digne place dans la vie des habitants de cet espace. C’est la matrice même de la société comorienne. Une matrice qui n’a pas su faire face à l’adversité au 19ème siècle, avec l’avènement de la conquête coloniale. Ce qui n’empêchait nullement les « natifs » d’y trouver matière à le faire évoluer. Pour répondre aux limites d’une modernité oppressante. Sans doute qu’ils n’ont pas eu le loisir d’y penser, la vérité du maître et du fouet étant plus contraignante. Le code noir faisait son effet (nde kodi), l’impôt de capitation à sa suite (lateti), et les concessions qui vont avec. Dans les palais, on a vite appris à conjuguer sa survie avec les notions de ressentiment, de frustration, d’abandon.

La geste du shungu reprise ici en Martinique, à l’ancienne résidence de Joséphine de Beauharnais, aux Trois îlets. Sous la forme d’une performance portant le dit des habitants sur la difficulté de faire cercle autour des communs. A la suite d’une proposition comorienne faite par la compagnie BillKiss* I O Mcezo*.

Mais peut-être n’est-il pas trop tard pour mener une guerre des imaginaires, qui serait sans concession en ces terres. L’histoire a besoin d’être convoquée pour l’occasion. L’anthropologie et ses affluents. Des sciences non exactes, mais qui disent tellement vrai sur les attentes d’une société, qui, longtemps traumatisée, a besoin de résilience et de perspective. Le combat dans ce pays reste plus que jamais culturel. C’est parce que les quelques énergies présentes se sont vues aliéner au rythme de la décomposition politique que le discours s’est figé dans le récit et que la trace a perdu de sa force première. Le primo arrivant à sa descente du boutre savait qu’il fallait tendre la main pour trouver la force d’anéantir les démons qui le poursuivait depuis sa terre d’origine. Les Comores ont représenté à ses yeux la possibilité de se reconstruire dans une humanité[2] reconstituée.

L’habitant de cet espace, habité par l’expérience de la traversée – les ancêtres sont souvent venus de très loin – a ainsi dû s’inventer des manières d’être et de vivre, en misant sur la reconstruction d’un cercle vertueux. Celui du shungu. Un cercle à la mémoire exclusive, qui n’accepte pas de faire place aux « gens du palais », mais qui, à force de nier l’importance de certaines communautés, cantonnées à la marge, a oublié de réinterroger l’intérêt de sa propre existence. Les gens de la mer (walozi), l’enfance issue des plantations (wamatsaha), les arrières-petits enfants d’esclaves (warumwa/ wadjahazi) – les gens-de-rien ou de peu – ont été gommés de cette histoire[3]. Evacués manu militari. Ils sont pourtant les plus nombreux. Ils incarnent cette majorité silencieuse, qui n’a pas encore été totalement anéanti par le syndrome du grand notable, ce personnage que le temps colonial est venu dresser contre l’intérêt des siens et du pays.

Tous les notables de cette contrée se rêvent jonchés sur un siège de roitelet exotique, forcément sous séquestre, dans la mesure où le prix à payer pour parvenir au trône est truffé de pièges (migala) et de concessions (mituruko), sans retour possible. Le shungu n’est pas une reproduction toute béate de la tradition, comme c’est le cas, aujourd’hui, avec le manzaraka, le shungu shaMwali, le harusi ou le anda na mila. Des versions tronquées d’une utopie ancienne, dont le principe premier demeure le don et le contre-don. Apprendre à reformater le logiciel, c’est tenir compte de l’expérience cumulée, afin de bâtir de nouvelles règles d’acceptation de l’autre, d’autant que le lien finit toujours par le ramener dans le cercle, quel que son ascendance par le passé. Ailleurs, le shungu, comme contrat social, aurait contribué à forger la nation. Car il a permis de déterminer les éléments du peuple à venir, jusqu’au moment où les politiques ont admis de redescendre de leur perchoir, en s’asseyant sur le tronc commun.

Des danseurs de Tsidje, s’imaginant la geste des conquérants arabes, débarquant aux Comores. Toge et caftan pour les mariés à Mremani : la noblesse d’apparat. La geste mimétique des sultans lors d’un carnaval à Ndzuani.

Dans ce pays, les régnants, qui ont toujours su abattre toutes formes de frontière entre leurs clans et leurs suites, d’une île à l’autre, ont accepté d’ériger des murs de fiction fractricide entre ces rives rendues étroites, désormais. Sur la base de ce que la puissance coloniale a retenu des communs – l’identité du territoire limité, rivé au village, aux familles régnantes, à leurs suivants – ils ont commencé à bâtir leurs murs d’argile dans les consciences, perturbées au sortir du temps colonial. Maore, Mwali, Nzuani, Ngazidja. Un champ de bataille, avec des forces inégales, des enjeux plus ou moins clairs. Une erreur de lecture certaine, à laquelle le monde actuel ne peut échapper, sans devoir revoir son logiciel des imaginaires transmis. S’affranchir du formatage suppose, en effet, que l’on puisse déconstruire la réalité telle qu’elle est assignée, aussi bien dans les écoles que dans les familles, encore debout. Si l’on souhaite que le destin de cet archipel rencontre un semblant d’apaisement et échappe au « complexe du réchappé »[4], la ré-interrogation du shungu devient la nécessité absolue.

Le mot traîne encore ses guêtres dans l’espace public et dans les cercles de décision, mais il n’est jamais questionné en profondeur. Il sert juste de viatique pour des acteurs déclassés d’une société féodale qui s’écroule sur elle-même, alors qu’il pourrait bien être le début d’une renaissance possible pour des habitants en quête de leur humanité perdue ou écrasée. Le principe du shungu exige que l’on tende la main, y compris à l’étranger, qui ramène aux origines premières. Le shungu oblige à repenser le fonctionnement d’une société de la naissance à la mort. Bien qu’il soit inscrit dans des pratiques que le Comorien a cessé de nourrir, tout au long de son histoire, le shungu incarne l’idéal d’une puissante poétique, qui a permis au pays de tenir debout, voire de ne pas renoncer à sa dignité.

Il n’en reste pas moins qu’il faut lui trouver un prolongement dans le temps, à ce concept. Un prolongement, qui ne soit pas taillé dans les seules apparences, et qui suppose que chaque individu, naissant et grandissant sur ces terres, saura toujours retrouver le sens de ce geste premier : l’enfouissement de son cordon ombilical sous cette terre sienne, pour l’arrimer à jamais en ces îles, à la naissance. Un principe qui matche avec ce verset coranique que chaque comorien est amené à inscrire sur un mur familial, au moment de cheminer vers l’ailleurs : « Celui qui t’a prescrit le Coran te ramènera certainement là où tu (souhaites) retourner »[5]. Un verset arraché à l’oreille d’un sage soufi, qui hante le commun des enfants de cet archipel, à l’heure où l’appel du large résonne à leurs oreilles, rudoyées par la crise et écrasées par la haine de soi…

Soeuf Elbadawi


Image à la Une de l’article : une geste de shungu sha shiMwali sur le pangahari à Fumboni.

[1] Litt. « La viande du shungu n’a pas à être mangé par l’enfance du palais ». Manière de dire que le pouvoir vertical de l’autorité sultanesque et son mépris n’entrent dans le « cercle vertueux » du shungu, au sein duquel la viande – richesse – est synonyme de partage pour tous.

[2] Dans le shungu, il est d’ailleurs une position que l’on acquière, par l’entremise du « ndola nkuu », que d’aucuns traduisent par « grand-mariage » et qui vous assure une place parmi ceux qui mènent la communauté. Celui qui parvient à cette position est appelée « mdru mdzima » – homme accompli – à Ngazidja. On considère que tant qu’il n’atteint cette position, l’individu ne peut prendre une aussi grande responsabilité que celle de légiférer au nom de tous. Selon l’historien et anthropologue Damir Ben Ali, l’humanité dans cette société se mérite au nom d’actes accomplis en faveur de la communauté. A la naissance, il est une créature de Dieu, comme les autres. A l’arrivée, il lui est possible de devenir homme, pleinement. De rejoindre cette humanité reconstituée, après laquelle court chaque habitant de cet espace.

[3] Le rapport à l’asservissement est probablement apparu avec l’élargissement des premières communautés familiales (ma fe) et de l’autorité. A partir des Bedja, s’est posé la question des territoires à contrôler. Le sultanat est venu le consolider. Avec ses warumwa, ses warumwa, ses wadjahazi. Plus tard, le colon renforcera cette donne avec les hommes de plantation, appelées wantru wamazamba, également. Tout ceci est à rapprocher également avec la communauté des gesn de la mer (walozi), qui, méprisée, est restée sur le rivage, développant son savoir-faire (seul corps de métier dans le pays avec ses rites, sa culture, son shungu, mais méprisé).

[4] Petite histoire : la vie d’un pneu en Europe se finit définitivement dans un garage répondant aux noms, garage duquel le dit pneu repart aussitôt pour tenter sa seconde vie aux Comores. C’est ce qu’on appelle un « pneu réchappé », image-symbole d’une seconde chance donnée aux individus dans un environnement hostile face auquel ils auraient dû s’effondrer depuis fort longtemps déjà…

[5] Chaque comorien, en partance, l’écrit sur un pan de mur, de manière à ce qu’il ne se perde en chemin. En réalité, le verset dans son entièreté ne parle pas de revenir sur son chemin, mais de revenir sur le droit chemin, à savoir l’islam : « Celui qui t’a prescrit le Coran te ramènera certainement là où tu (souhaites) retourner. Dis: « Mon Seigneur connaît mieux celui qui a apporté la guidée et celui qui est dans un égarement évident. »