Libre la presse à Maore ?

Liberté de la presse et démocratie sont deux notions intimement liées. Dans l’Union des Comores et à Maore, tout comme le système démocratique, la presse est jeune. Après des années de pensée unique, les titres se multiplient. Mais la transition n’est pas facilitée par les pouvoirs politique et économique Kashkazi – qui a publié cet article en novembre 2005 – et d’autres journaux en savent quelque chose. Etat des lieux pour le cas de Maore.

A Maore, l’Etat de la presse en dit long sur celui de la politique. « C’est simple, la presse est le miroir de la politique mahoraise », indique un fin connaisseur du dossier, un syndicaliste qui a souhaité parler sous le sceau de l’anonymat. Doit-on s’en inquiéter ? Oui, si l’on analyse la situation des médias en 2005.

Deux hebdomadaires (Mayotte Hebdo et Le Mahorais), trois depuis que Kashkazi est né[1], bientôt quatre avec Le Mawana… Deux quotidiens en ligne (Flash Infos et Les Nouvelles de Mayotte), trois avec la naissance récente du Canal… Quelques titres de magazines (Zan’goma, DD)… Et une radiotélévision d’Etat, RFO. La quantité est là. Depuis quelques années, la presse vit une mini-révolution, celle de la pluralité. Du moins en terme de titres. On est loin, croit-on, du titre unique des années 80. Croit-on…

A l’image de la politique, où les partis se sont multipliés durant la dernière décennie, ce foisonnement de titres cache mal une même idéologie. En politique, le MDM, l’UMP, le MPM, mais aussi le PS ou les Verts défendent le même but : la départementalisation. « Les partis se sont multipliés, la pensée unique du MPM est restée », affirme le même syndicaliste. Dans les médias, le constat ne varie guère. Et comment en serait-il autrement…

La presse est née voilà 20 ans à Maore, lorsque le Conseil général – donc le MPM – a décidé de lancer son journal, le JDM (Journal de Mayotte). Depuis, les nouveaux titres ne sont que les enfants de ce journal qui relayait le discours départementaliste du parti unique. Le Kwezi a été fondé par les journalistes du JDM, qui ont ensuite lancé Mayotte Hebdo[2], il y a 5 ans et demi. Voici plus d’un an, Le Mahorais est né avec à sa tête d’anciens journalistes du Kwezi. Autant de titres qui défendent ouvertement la départementalisation, le « développement » de Maore, et n’attaquent guère un système qui les a produits.

Dans ce contexte, la liberté de la presse à Maore est un bien grand mot auquel seule la présence de la justice française permet d’être en partie respecté. 2005 aura ainsi été une année noire en ce domaine. En février, l’auteur de ces lignes et ses deux collègues qui ont fondé Kashkazi se faisaient débarquer de Mayotte Hebdo. Le directeur, Laurent Canavate, ne leur reprochait aucune faute journalistique ; juste une différence de point de vue. Deux articles leur auront été fatals : un dossier sur la consultation de1975 dans lequel ils citaient – ô grand crime à Maore – des anciens indépendantistes ; et un dossier sur la départementalisation, qui informait sur le fait qu’un autre statut (celui de Tom) était possible chose qui est généralement cachée aux Mahorais, auxquels on martèle : « Département ou indépendance, pas d’autre solution ».

L’un des actionnaires du journal dénonçait ainsi « l’anticolonialisme » de ces journalistes (sic). Quelques mois plus tard, c’est le rédacteur en chef de RFO, Hakim Ali Saïd, qui était muté à Saint-Pierre et Miquelon[3]. Certains politiques lui reprochaient de trop parler… des Comores. Autant de cas qui rappellent le débarquement de Pierre Brulé en 1985 (1). Alors rédacteur en chef de RFO, certains politiques qu’il cite dans le livre qu’il a écrit (1) avaient obtenu sa tête. Selon lui, Adrien Giraud (actuel sénateur), Marcel Henry et consorts lui reprochaient son indépendance d’esprit. Vingt ans après, on en est au même point.

« Je ne pense pas que la presse soit libre à Mayotte », affirme un ancien journaliste du Mahorais qui a souhaité rester anonyme. « On n’avait aucune liberté. Tout était décidé par le directeur ». Il se souvient de plusieurs articles censurés, sur Brigitte Girardin, sur les réfugiés… « J’avais tout fait, mais le préfet de l’époque (Jean-Jacques Brot, ndlr) avait appelé et Boscher avait retiré le papier ». Les accointances entre le pouvoir politique, économique et administratif d’un côté, les directeurs de journaux de l’autre ne sont un secret pour personne. « Brot et Boscher déjeunaient souvent ensemble. Les interviews qu’il faisait, c’était de la communication. Certains sujets étaient interdits ». Pour ce journaliste, le Mahorais n’est autre que l’organe de l’UMP.

Samuel Boscher s’en défend : « Nous ne sommes pas le journal de l’UMP », crie-t-il à tue-tête. « C’est une image qu’on nous a donnée au lancement du journal et qui ne nous lâche pas, mais c’est faux. Je n’appartiens à aucun parti, j’ai juste une carte : la carte de presse ». Lui estime que la presse est libre à Maore. « Beaucoup plus qu’ailleurs même. Le monde économique nous répond, l’administration nous répond en général. Tout s’est démocratisé depuis que Jean-Jacques Brot est passé par là. Il n’y a qu’au niveau de la police et de la santé que l’on a du mal à obtenir des informations », affirme-t-il. Les politiques ? « Aucune pression. Pas un coup de fil, pas une réflexion ».

La conception de Samuel Boscher choquerait toutefois plus d’un journaliste. Selon lui, « un journal, s’il veut être viable ici, doit avoir plus de commerciaux que de journalistes. La pub passe avant tout »[4]. Mais ce n’est pas pour autant, assure-t-il, qu’il reçoit des pressions de la part des annonceurs. « Jamais on ne m’a dit : « Si vous dites ça, je ne met plus de pub chez vous ». En trois ans de travail à Maore, il assure n’avoir été censuré qu’une fois par son ancien patron, Denis Hermann -c’était au Kwezi.

Du côté de Mayotte Hebdo, le discours ne varie guère. Pour Laurent Canavate, les difficultés qui touchent la presse sont plus financières que politiques. « Le journal s’appuie sur un faible lectorat et le marché publicitaire est limité. Il faut faire avec ». Donc faire des concessions ? « Non, les annonceurs ne font jamais de pression », assure-t-il. Il oublie toutefois certaines situations vécues par l’auteur de ces lignes : un article censuré par l’imprimeur lui-même – une censure acceptée par Laurent Canavate – parce qu’il parlait de ses ennuis judiciaires ; un annonceur, Ballou, qui, après un article dénonçant ses méthodes, ne passera plus de publicités – ce que ne manquera pas de reprocher Laurent Canavate à ses journalistes…

Hakim Ali Saïd (DR).

De même, le directeur de Mayotte Hebdo[5] affirme n’avoir jamais reçu de pressions politiques. « On donne la parole à tous les partis. Le poids de l’UMP, on ne le ressent pas. On n’a jamais cédé après un coup de fil ». Et de continuer : « Il n’y aucun sujet tabou, sauf s’ils ne correspondant pas à l’esprit du journal ». Quant aux actionnaires, pour la plupart des entrepreneurs, ils laissent faire leur métier aux journalistes, assurent L. Canavate et S. Boscher. Pour ces deux titres, le rôle du journal doit être le même : participer au développement de Maore, donc défendre la départementalisation, deux choses qui leur semblent intrinsèquement liées. « On a un petit journal, on va pas changer le monde », dit L. Canavate.

Pas de censure donc, pas d’autocensure non plus. Le paysage médiatique est idyllique selon les directeurs de ces journaux. « Normal », s’insurge un ancien journaliste d’un de ces deux titres, « ils font partie du système qui dirige Mayotte. Ils ne font pas partie du contre-pouvoir comme devrait l’être la presse, mais du pouvoir. Ils ne vont pas tirer sur ce qui les fait vivre ». Autre argument avancé par un de ses confères : « Les directeurs de journaux ne sont pas des journalistes. Ce sont des vrais chefs d’entreprise. L’esprit de corps est inexistant ». Ainsi, lorsqu’on demande à Laurent Canavate son sentiment quant au débarquement d’Hakim Ali Saïd pour des raisons politiques, il répond en toute simplicité : « Cela ne me choque pas. Il travaille pour une télé d’Etat, il doit s’y attendre ».

Le constat n’est pas aussi rose pour les journalistes, qu’ils travaillent dans la presse écrite ou audiovisuelle. M. affirme que « les politiques ont le pouvoir sur les journaux, parce que les directeurs de journaux ont peur d’eux, ils s’écrasent ». S. pense que « les directeurs de journaux manquent de courage ; ils ne pensent qu’à leur salaire ». N. assure « subir des pressions régulièrement, le chef me fait comprendre que tel sujet pourrait déranger ». Déranger, bousculer, interroger. Ce devrait être le rôle des journalistes. Mais l’idée même de contre-pouvoir est impensable à Maore. Le système est trop verrouillé… et les journalistes qui s’en offusquent sont rares. La plupart supportent ce moule qui leur donne argent facilement gagné et statut social surévalué, à RFO comme dans la presse écrite. Les autres, ceux qui se révoltent, se font virer.

Maore n’est pas le seul endroit où les journalistes vivent cette situation ; l’île représente toutefois un cas d’école. Comme le souligne Hakim Ali Saïd, « on est dans la France démocratique, mais j’ai l’impression d’être dans une dictature qui ne dit pas son nom ».

Rémi Carayol


[1] « L’histoire de Kashkazi est encore trop courte pour être représentative de la situation de la presse aux Comores. L’une de nos particularités, la couverture des quatre îles de l’archipel, nous permet cependant de comparer les problèmes qui se posent à Maore et dans l’Union des Comores. Les difficultés que nous connaissons pour diffuser notre journal sur l’île sous juridiction française sont pour nous une atteinte évidente à la liberté de la presse. Si nous ne sommes actuellement confrontés à aucune forme de censure de la part des autorités mahoraises et françaises, le refus de Comores Aviation, seul moyen de transport régulier entre les îles indépendantes et Maore, de transporter Kashkazi selon la procédure régulière en est une à nos yeux. Comment peut-on parler de coopération régionale quand la seule compagnie habilitée à franchir les frontières entrave la circulation des idées ?  Par ailleurs, à Maore, un petit réseau de personnes influentes agit de manière à limiter la diffusion de Kashkazi sur l’île. Bien que des motifs administratifs aient été avancés pour expliquer les réticences de la compagnie aérienne, nous avons été informés que la direction de Comores Aviation avait reçu des pressions en ce sens. Mais rien d’officiel, bien sûr. Ces pressions montrent en tout cas à quel point la liberté de la presse reste un bien grand mot dans cette partie de la République française.Une autre particularité est importante à citer dans ce dossier : le capital de Kashkazi est entièrement entre les mains des trois journalistes fondateurs qui n’ont donc pas à recevoir de pression de qui que ce soit.A Maore, de nombreuses personnes affirment que nous sommes au service de l’idée politique de la réintégration de l’île dans l’Union des Comores. Nous nous en défendons et les invitons à lire plus en détail notre journal » écrit en note Rémi Carayol.

[2] Né il y a 5 ans et demi, Mayotte Hebdo, qui annonce un lectorat de 12.000 lecteurs pour un tirage à peine supérieur à 2.000 exemplaires par semaine, fait figure de doyen de la presse mahoraise, d’autant que ses fon- dateurs sont issus de l’école du JDM, le journal du parti unique dans les années 1980-90. Parmi les actionnaires figurent des journalistes, mais aussi des entrepreneurs. « Ils sont les garants de la ligne éditoriale », affirme Laurent Canavate. Une ligne qui se veut « constructive ». « On n’est pas là pour casser les gens, mais pour aider, dans la mesure du possible, au développement de Mayotte », indique-t-il. « Nous sommes engagés politiquement, pas pour un parti, mais pour le développement de Mayotte ». Un développement qui passe, selon lui, par les entreprises et la départementalisation. Et l’autocensure ? « Non », assure-t-il. Certains de ses journalistes n’en sont pas convaincus.

[3] En septembre dernier, selon Kashkazi (ND / RC), Hakim Ali Saïd quittait son poste de rédacteur en chef de RFO Mayotte pour l’antenne de RFO Saint-Pierre et Miquelon. Un débarquement déguisé en mutation qui mettait fin à plusieurs mois de pressions de la part d’hommes politiques pour qui la liberté de la presse ne vaut que si elle leur sert. « Les quatre derniers mois ont été difficiles pour moi et pour ma famille… Certains élus croient que la télé doit être à leur service. Pour eux, RFO est un organe de propagande. Ici, ils n’ont pas l’habitude de s’entendre dire non », explique Hakim. Le summum des pressions a été atteint quelques jours avant les élections européennes, en avril dernier : un sabotage au sein de la station RFO avait failli la ravager par le feu. Un sabotage dont certaines personnes bien informées assurent qu’il a été commandité par un politique – qu’on ne peut pas citer ici, faute de preuves suffisantes. « Un élu a expliqué que si le sabotage ne suffisait pas, la station risquait de brûler la prochaine fois », se souvient Hakim. « Je sais qu’ils en sont capables. C’est pour cela que j’ai préféré partir, plutôt que de voir la station prendre feu ». « Les élus faisaient pression auprès des ministères pour me faire plier », poursuit-il. « Je n’ai pas été muté pour faute professionnelle… Mon père a été accusé d’être un serrelamain, un indépendantiste, je tombe des nues quand j’entends cela ». Que lui reprochait-on au juste ? De parler trop souvent des trois autres îles des Comores dans les JT. Un crime de lèse-majesté dans un pays où les politiques au pouvoir font tout pour diaboliser le frère comorien. « Les élus ou la France ne peuvent mentir éternellement, Mayotte est confrontée à des problèmes socio-économiques graves, elle est sommée en permanence d’oublier la région dans laquelle elle est située… Face à cela, certains élus mahorais m’ont demandé de censurer l’actualité provenant des Comores… Il ne faut pas dire aux Mahorais tous les tenants et les aboutissants des problèmes qui les concernent… On ne veut plus entendre parler des naufrages des kwassa à l’antenne… » Malgré tout, il se veut confiant en l’avenir de la presse : « Certains élus mahorais qui ont des entrées à Paris font la loi ici… S’ils n’obtiennent pas ce qu’ils veulent ici, ils peuvent souffler mot à leur relation parisienne pour rendre la vie dure aux journalistes « non coopérants ». Néanmoins, j’ai confiance sur la santé future de la presse locale, et cela grâce à l’arrivée de jeunes journalistes qui ne sont pas dans des considérations de carrière ; ils sont là pour faire leur boulot, un point c’est tout… »

[4] Si Samuel Bosher accepte de citer ses actionnaires en « off », il ne souhaite pas que cela se sache. Parmi eux figure, ce n’est un secret pour personne, Michel Taillefer, patron des patrons, qui est également dans le capital de Mayotte Hebdo. Mais pour lui, cela n’a pas d’importance. « Il est dans les journaux parce qu’il aime la presse. il n’intervient jamais », affirme-t-il. Selon son directeur, Le Mahorais n’a pas à prendre position. « Un journaliste observe et ne doit pas donner son avis. Il est neutre », affirme- t-il. Beaucoup lui reprochent toutefois d’être la voix de Kamardine – tous ses communiqués passent dans le journal. Il s’en défend et assure ne pas être un proche de l’UMP.

[5] A Maore, l’aide à la presse, une subvention du Conseil général censée permettre à la presse écrite de s’en sortir. Née dans les années 90 pour soutenir la liberté d’expression, et pour aider les journaux à payer notamment les coûts d’impression élevés, sa pertinence laisse perplexe en 2005. Car si l’impres- sion reste chère, le marché publicitaire – et celui très juteux des appels d’offre – a plus qu’explosé. Comment accepter en effet qu’un titre comme Mayotte Hebdo, dont les journalistes sont grassement payés, dont le directeur de publication touche au moins 3.000 euros mensuels, dans lequel les primes dépassent le millier d’euros, continue à percevoir de l’argent public ? Et ce dans des proportions importantes (au moins 15.000 euros annuels). Il est des subventions qui n’ont plus de sens. Celle-ci en fait partie. A moins que cela ne permette d’acheter le silence…