Le laisser-faire plus que la liberté ! Dans l’Union des Comores, le pouvoir actuel est plutôt libéral vis-à-vis des médias. Aucun cadre légal ne garantit cependant les droits de la presse, donc sa liberté[1]. Etat des lieux.
« Oh on ne vous empêchera pas de paraître, de toutes façons aucun média à part Al-Watwan n’est autorisé actuellement. Mais vous n’avez pas non plus d’autorisation officielle. On verra si on vous la donne le jour où on organisera tout ça. » Ni droit de paraître librement, ni démarches claires à effectuer, pas non plus d’interdiction… Les paroles que nous a prodiguées le secrétaire d’Etat à l’Information de l’Union des Comores, juste avant le lancement de Kashkazi, sont symboliques de la situation des médias dans le pays[2]. « Ici il n’y a aucun cadre juridique », commente Ahmad Mdahoma, ancien directeur du journal d’Etat Al-Watwan. « Parfois ça passe, parfois non. Ça ne vient pas forcément du président mais d’un ministre ou d’un directeur qui fait du zèle. » « La liberté n’est pas garantie » tranche de son côté Aboubacar M’changama, le directeur de l’indépendant Archipel, qui a tâté du cachot pour la dernière fois en 2000, sous le premier mandat d’Azali.
Par rapport à la plupart de ses prédécesseurs, le colonel au pouvoir semble pourtant libéral envers les médias. « Abdallah c’était « tais-toi », Djohar c’était « laisse causer ». Taki n’aimait pas du tout les journalistes », décrit M’changama. « En 1990, les premières élections « libres » – en tous cas avec huit candidats – ont sonné le glas d’un cadre où tout était fermé au niveau de la circulation de l’information », se souvient de son côté A. Mdahoma. « Il y a eu une floraison de titres, de radios. Un espace de liberté s’était ouvert. Sous Djohar, les gens ont pris leur liberté. Sous Taki, la brèche ouverte a commencé à se refermer : il y a eu des pressions, des gens interpellés. Sous Azali, la liberté du temps de Djohar a repris. Il y a eu quelques interpellations mais jamais un journal n’a été fermé. »

Le directeur de l’Archipel[3] estime cependant que si la presse est relativement libre, c’est parce que son impact est limité. « Il n’y a pas une presse aux Comores », observe-t-il. « Il y a seulement des journaux. Vous sortez un papier… et rien ne se passe. Les articles ne sont pas suivis d’effets. Quand on a sorti un article dans lequel un ministre disait qu’il avait délivré de fausses attestations de bourses, je pensais que cela provoquerait des remous. Mais personne ne lui a sonné les cloches… Les autorités sont gênées si un sujet peut choquer la communauté internationale. Mais en général elles se disent qu’il ne sera lu que par un millier de personnes… La liberté de la presse, plus, ça ne fera ni chaud ni froid aux gens. »
Autre entrave à un exercice libre du journalisme, le manque de formation et la dévalorisation du métier avec la multiplication des stations de radio qui font traiter l’information par des bénévoles motivés, mais souvent sans compétence professionnelle et sans encadre- ment adapté. « Dans les radios, la plupart de ceux qui se disent journalistes sont des animateurs, des lycéens. On banalise le statut de journaliste », regrette Mohamed Inoussa, rédacteur en chef d’Al-Watwan depuis le mois d’août. Selon A. M’changama, les autorités elles mêmes ont tendance à mettre professionnels et bénévoles à un même niveau. « Quand Azali donne une conférence de presse, il invite toutes les radios périphériques. On est noyés là-dedans. » Mais le manque de formation sévit aussi à l’intérieur des grands médias nationaux. « Plus de la moitié des journalistes d’Al-Watwan n’ont pas de formation », confie Mohamed Inoussa. « Ils ne maîtrisent pas la déontologie professionnelle et cela est un handicap. »
Si les journalistes chevronnés ne sont pas à l’abri des compromissions, l’absence de repères clairs sur la pratique de leur métier, associée à une situation souvent précaire, rend les reporters peu ou mal formés vulnérables aux nombreuses pressions politiques, sociales voire familiales qui pèse sur eux. « Les atteintes à la liberté de la presse sont la plupart du temps liées à des excès de zèle, à un besoin de montrer sa fidélité à une personne ou à un groupe de la part du journaliste », remarque Ahmad Mdahoma. « Ce comportement est du à un manque de professionnalisme. Certains journalistes défendent un clan politique parce qu’il espèrent bénéficier de quelque chose, ou à cause de la proximité, ou encore pour faire plaisir. Je connais par exemple un journaliste de radio qui a reçu de l’argent d’un politique en échange d’une interview. Quand un jeune journaliste attend pendant 3 ou 4 mois d’être payé, c’est une proie facile pour la corruption. » « On s’autocensure[4]. La proximité des gens entre eux instaure une espèce de gêne pour traiter certains sujets qui risqueraient de brouiller le journaliste avec certaines personnes », observe encore M’changama.



L’importance du positionnement de la plupart des médias – journaux écrits et radios diffusant de l’information – sur le champs politique amène enfin à une autre forme d’autocensure. Pour Al-Watwan, simple voix du gouvernement à l’origine, cela fait partie des règles du jeu : « On est tenus d’avoir un ton modéré, d’éduquer la population des orientations précises, laligne tracée par les autorités », indique Mohamed Inoussa. La Gazette, qui neparaît plus actuellement, estcataloguée porte-parole de l’opposition et joue ce rôle. Mais que dire de M’changama et de son Archipel, reconnus pour leur indépendance d’esprit mais qui, numéro après numéro, lancent leurs flèches sur la même cible – Azali ? « Ce n’est pas l’homme que le journal attaque mais le pouvoir et le système qu’il représente », explique M’changama.
« L’Archipel est né dans une situation où il y avait des mercenaires et il s’y est opposé. Depuis, les problèmes n’ont pas changé, la situation ne s’est pas améliorée. C’est vrai que les journalistes s’expriment d’abord politique- ment et qu’à la longue, on risque de s’enfermer dans un carcan. Mais faire uniquement de la politique n’est pas un choix de notre part.. Faire un papier politique, c’est plus simple et moins coûteux que faire un reportage. » Le manque de moyens est en effet le dernier grand obstacle à la liberté de la presse. « La grosse entrave, c’est le fait que le marché soit extrêmement étroit. On n’a ni subvention ni marché publicitaire », se plaint M’changama.Et sur ce plan, les médias indépendants ne sont pas logés à la même enseigne que ceux qui relaient le discours gouvernemental. « C’est une forme d’atteinte à la liberté d’expression que de privilégier un organe de presse par rapport aux autres », estime Ahmad Mdahoma.
« Les salaires des journalistes d’Al-Watwan, les locaux gratuits sont une forme de subvention. Pour les autres, ça pourrait passer par des réductions sur l’électricité, le téléphone, la Poste… le Code de l’information parle de ça. Mais ce n’est pas un débat au niveau de l’administration. Pour les autorités, l’argent de l’Etat doit aller au journal de l’Etat. » « On doit protéger Al-Watwan de la concurrence », nous a même rétorqué le secrétaire d’Etat à l’Information alors que nous posions la question de savoir si des exonérations existaient sur l’impression des journaux. Au sein même du journal d’Etat pourtant, on se dit convaincu que l’aide publique à la presse doit être partagée. « Je pense que, pour le bien de la démocratie, l’Etat doit aider la presse à survivre et à accomplir pleinement sa mission d’informer », affirme Mohamed Inoussa. « Cette aide peut être directe (dégager un fonds d’appui à la presse comme cela se fait dans d’autres pays – et à Maore, ndlr) ou indirecte (exonération de certaines charges). Mais, sans une organisation comorienne de défense des journalistes, tout cela n’est pas possible. » Cette organisation existe… sur le papier seulement.
Lisa Giachino
[1] Article paru dans le Kashkazi n°10 de novembre 2005.
[2] Un code pour les journalistes, sans les journalistes, selon Kamal’Eddine Saindou. «Il faut vous soumettre ou vous démettre ». Le destinataire de cet avertissement est un jeune journaliste impertinent dont l’unique tort était d’exercer sa profession dans un organe sous tutelle de l’Etat. Nous sommes en 1987. La presse en est à son balbutiement. L’Etat est la seule institution capable de financer et gérer un journal périodique. Dans ce contexte, le choix se résumait en effet à ces deux termes de l’alternative, la soumission ou la démission. Cette voix d’autorité du pouvoir sur le journaliste a marqué de son empreinte la relation à l’information et de fait, enfermé le journaliste dans un rôle de porteur de micro, chantre et griot du régime en place. Fonctionnaire au même titre qu’un percepteur des Impôts, comment demander à un journaliste de contester l’Etat qui le paye ? Quand l’opposition critiquait le monopole de l’information et l’atteinte à la liberté de la presse, c’était pour répéter les mêmes méthodes, une fois arrivée au pouvoir, en déshabillant Abdou pour vêtir Ali. Les journalistes ont fini par prendre le pli. Il n’y avait plus de place pour un débat sur l’éthique que celui de la « survie ». Le pire dans ce système perverti, c’est que l’opinion a fini par s’en accommoder. Le système était bien scellé. L’information placée sous contrôle du ministère de la Police, les patrons de la radio et de la presse nationale nommés par décret présidentiel et le personnel estampillé du statut de fonctionnaire. Point besoin de cadre juridique, de règles autres que celles édictées par les humeurs d’un notable qui se plaint au président, qui saisit son ministre, qui ordonne au directeur de l’organe, qui donne les instructions au rédacteur pour faire avaler au lecteur le menu souhaité. Pourquoi alors exiger la professionnalisation si c’est ce que l’on attendait du journaliste-fonctionnaire ? Mais la quête de liberté n’était pas éteinte pour autant. La presse étant le reflet de son environnement, sa libération ne pouvait surgir que de cet étouffement. L’audace de ceux qui se sont extraits du système n’a servi que de locomotive pour défaire l’étau. C’est cet environnement qu’il fallait accompagner par des initiatives libératrices. La naissance des premières presses privées et la multiplication des médias de proximité a accéléré le besoin d’une réglementation. C’est ce qu’a formulé et obtenu Comores Média Groupe (CMG), la première organisation professionnelle de la presse comorienne, convaincue qu’il n’y a de liberté que garantie par la loi. Cette dynamique aboutit en 1992 à la rédaction du Code de l’information. Pour la première fois dans l’histoire de la jeune presse comorienne, un texte définissait le journaliste et son rôle, garantissait les conditions d’exercice de sa fonction, précisait les droits des journalistes, leurs devoirs, clarifiait les procédures de création des journaux et d’ouverture des radios, reconnaissait les organisations professionnelles. Le Code de l’information est cependant resté un texte administratif sans aucune valeur juridique, donc sans force de loi. Une lettre morte parce que les journalistes n’ont pas voulu – par paresse- saisir la perche pour imposer son application. C’est ce Code qui subit un toilettage dans le secret des couloirs du secrétariat d’Etat à la Communication. Rien que cela fait craindre un saut en arrière. « L’Etat a le devoir de réglementer les procédures de création des journaux, l’attribution des fréquences pour les radios et trouver des mécanismes de soutien aux médias car c’est aussi son devoir. Le code prévoit un Haut conseil de l’Information et des nouvelles technologies impliquant les professionnels pour encadrer les médias » répond Ali Abdallah Ahamada. Sur la liberté de la presse, le secrétaire d’Etat juge que « l’environnement n’est pas sain, la presse est partisane, la déontologie n’est pas respectée que ce soit à la Radio nationale que sur les autres. Aujourd’hui des animateurs de twarab s’improvisent journalistes ». Une critique qui vise essentiellement les radios privées.
[3] L’Archipel, tout un symbole. Selon Lisa Giachino, dès la sortie de son premier numéro en 1989, l’Archipel, fondé par Aboubacar M’changama – encore à ses commandes – et Kamal’Eddine Saindou – aujourd’hui directeur de Kashkazi – est interdit. Il faut dire que les mercenaires, qui partageaient alors le pouvoir avec Ahmed Abdallah, n’étaient pas franchement favorables à la critique… « On a subi un an d’interdiction non formelle », raconte M’changama, que son obstination à faire son « canard » comme il l’entend a rendu étonnamment populaire pour un journaliste écrivant dans un pays où on lit peu. « Le prétexte était qu’on n’avait pas rempli les formalités d’usage. Mais il n’y avait pas de formalités à remplir… » Les mercenaires lui ont joué un autre tour pendable : « La lettre de l’Océan Indien avait publié des articles très critiques sur un officier. Ils ont cru que c’était moi qui les avait écrits et j’ai vu 70 bonshommes débarquer chez moi. Quand j’ai été libéré par le commissariat central, il n’y avait plus rien chez moi. Juste un slip qui séchait. Ils avaient tout pris… » Ses séjours en prison, l’homme qui symbolise aux yeux de nombreux Comoriens la presse indépendante ne les compte plus. « La dernière fois c’était sous Azali, en 2000. J’avais cité les paroles d’un officier qui disait qu’il n’était pas prêt à se tirer une balle dans le dos pour le président. On m’a enfermé pendant 17 jours pour savoir qui avait dit ça. » Le « mouton noir » de la presse, comme il se décrit lui même, ne « pense pas [s’être] jamais trop censuré », même s’il admet que sa critique permanente du régime actuel, qui occupe une grande part des pages de l’Archipel, risque à la longue de l’enfermer « dans un carcan ». « Le fait que l’on soit peu dans la rédaction handicape beaucoup le journal. On n’a pas la distance », explique-t-il. Reste que la sortie, irrégulière et imprévisible, de l’Archipel, est toujours attendue de pied ferme par ses lecteurs.
[4] La censure, oui, l’autocensure, non ! Né en 1985 dans un contexte de parti unique, Al-Watwan (La Patrie) a été créé pour véhiculer l’information officielle. Un exercice d’équilibriste selon Lisa Giachino dans un pays où les pouvoirs se sont succédés au rythme trépidant des coups d’Etat ou des luttes d’influence dans l’entourage des chefs d’Etat. « Au temps de Djohar, on a eu sept directeurs » se souvient Ahmad Mdahoma, ex rédacteur en chef, ex directeur et ancien du journal. « Celui de ses gendres qui obtenait le plus d’influence nommait son directeur, et les journalistes se rapprochaient de l’un ou de l’autre. » L’enlèvement de Djohar en 1995 a fait souffler un vent de liberté sur le journal. « Les hommes au pouvoir n’étaient là que pour la transition. Al-Watwan a profité de l’occasion qui s’offrait. Les journalistes essayaient d’écrire au maximum ». Aujourd’hui, si Al-Watwan a « trouvé un ton », ses journalistes gardent à l’esprit les limites à ne pas franchir. Quand Ahmad Mdahoma était directeur, « il n’y avait pas de séances avec le ministère pour fixer le contenu. Mais on faisait de l’auto-surveillance. Si le discours du président doit être publié, mieux vaut éviter de le commenter. Il peut y avoir des critiques, mais il vaut mieux qu’elles viennent d’élus de l’Assemblée. » Mohamed Inoussa, l’actuel rédacteur en chef, confirme : « Depuis 1999, je n’ai pas vu de cas de censure. C’est plutôt de l’autocensure. Un journaliste peut se dire qu’un thème contredit ouvertement les orientations de l’Etat. C’est une restriction de la liberté mais elle n’est pas vécue comme une grave atteinte puisque les journalistes connaissent les limites avant d’entrer à Al-Watwan. Par rapport aux autres journaux gouvernementaux d’Afrique on a une marge de manœuvre assez large », précise le jeune rédacteur en chef. « L’Etat n’a pas vraiment de prise sur les textes que nous publions. » Ahmad Mdahoma, qui n’était pas impliqué politiquement, a cependant été remplacé en début d’année par Mohamed Abdou Soimadou, membre du parti au pouvoir et ancien ministre de l’Information. « Le directeur général est là pour des raisons politiques », indique Mohamed Inoussa. « Il contrôle la conformité des articles avec la ligne. »