Un mariage lourd à porter

Un rôle (trop) primordial ? Le ndola nkuu – grand-mariage – est une coutume à préserver, assurent les jeunes. A conserver aussi[1].

« C’est notre culture, on doit la préserver, la conserver, pour garder notre identité ». Lorsqu’elle parle du grand-mariage, Chipinda est sincère. Passionnée, même. Car pour elle, il s’agit d’une richesse plus que d’un fléau. C’est pour ça qu’elle aussi, un jour, fera le grand-mariage. « C’est inscrit en moi », dit-elle pour se justifier. Armia aussi le fera. Aturia, elle, n’est pas sûre. Très critique la semaine dernière vis-à-vis des lourdeurs économiques de cette coutume, elle avoue à demi-mot que oui, elle le fera, « si ma mère veut bien me le payer ! »

Critiqué, le grand-mariage l’est sans cesse. Surtout par les jeunes. Mais respecté, effectué, le grand-mariage l’est aussi, toujours, de tous temps. La preuve avec Aturia, qui semble ne trouver aucun avantage au grand-mariage… mais qui ne refusera pas de le réaliser. Comme le dit joliment Damir Ben Ali, « les jeunes critiquent la tradition, c’est leur façon d’exister, mais quand ils sont vieux, ils se marient, c’est leur façon d’exister »… C’est que le grand-mariage revêt, dans la société comorienne, une importance de premier ordre. Selon Damir Ben Ali, il représente « l’étape cruciale du cursus du anda » (il faut entendre par cette dernière notion l’accomplissement de l’homme dans le cycle vital). Ainsi, il « met en action toutes les structures des groupes familiaux et de la communauté sociale durant plusieurs semaines » (Tarehi n°1).

Donc, ces trois demoiselles se plieront à la tradition. Sans amertume. « C’est une richesse de notre société, il faut la conserver à tout prix », continue Chipinda. Le poids social de cette coutume ne la dérange pas. Pour elle, c’est normal que les personnes qui ont fait le grand-mariage aient un rôle à jouer dans la société. Elle y trouve même certains avantages : « Sortez dans la rue, allez dans les villages, vous verrez que les jeunes respectent les anciens. Ça, c’est grâce au grand-mariage. Il y a un vrai respect dans notre société, parce qu’il y a ces statuts, justement. Moi, si un notable me dit de faire quelque chose, je le ferais ».

Une danse à Ntsudjini lors d’un grand-mariage à Ngazidja (Al-Fajr).

Antuf, jeune homme qui assure qu’il ne fera jamais « ce truc », est à des années-lumières de cette vision. Pour lui, « le respect des anciens se gagne grâce à l’éducation, pas au grand-mariage ». Ce qui le dérange ? « La base même du grand-mariage. Pourquoi quelqu’un qui se marie avec une femme, en lui offrant de l’or, serait meilleur qu’un autre pour prendre des décisions, pour imposer son point de vue ? Diriger un village, cela doit se mériter par l’intelligence, l’action, la réflexion, pas par l’argent ». Selon lui, « c’est un héritage féodal qu’il faut éliminer. Tant qu’on aura ces vieux à la tête de nos villages, on n’avancera pas, parce qu’un vieux ne prône pas le changement, surtout quand il est riche ». Aturia va plus loin : « Si un ministre va dans un village pour faire un discours et qu’il n’a pas fait le grand-mariage, personne ne l’écoutera ! Cela ne devrait pas être au grand-mariage de décider qui peut avoir du pouvoir. Pour avoir une place dans la société, il faut avoir fait quelque chose dans ta vie. »

Pour Antuf, ce système d’organisation sociale « est forcément voué à l’échec… La preuve : est-ce que la société comorienne va bien ? » La solution : « Arrêter cette pratique ». Pourtant, le grand-mariage est à l’origine « un système relativement égalitaire de promotion sociale », comme l’indiquait en 2002 Damir Ben Ali dans Tarehi n°6. Egalitaire, le grand-mariage ? Peut-être moins aujourd’hui qu’hier. « C’est vrai que c’est devenu individualiste », se désole Chipinda. « Mais cela va changer. Seulement ça se fera pas en un clin d’œil ». Et Aturia de revenir à la charge : un autre problème est lié au grand-mariage. Si poids social trop lourd il y a, il se trouve, selon elle, dans la situation des femmes. « Cette coutume, c’est le déclin de l’évolution de la femme comorienne », lance-t-elle. « L’aînée de la famille n’a aucune liberté, elle ne peut pas aller à l’école, ne peut pas voir des garçons, parce qu’elle est réservée pour le grand-mariage ? Ça va à l’encontre de l’égalité hommes/femmes. » Chipinda de répondre : « Mais selon notre religion, la femme doit être sous les ordres de son mari. »

Immanquablement, le débat dévie sur les problèmes de société en général. La preuve que le rejet par de nombreux jeunes du grand-mariage n’est pas forcément lié à l’acte lui-même, mais à ce qu’il représente, à savoir la société coutumière comorienne. S’opposer au grand-mariage, c’est, en quelque sorte, s’opposer à la société et ses défauts, avoue lucidement Antuf. Voire, s’opposer à ce destin qui semble avoir été tracé sans leur avis. Comme le dit Chipinda : « Le grand-mariage, ça fait partie de ma lignée de vie ».

Historien et anthropologue, Damir Ben Ali, a étudié la question.

Nous avons évoqué la semaine dernière l’évolution économique du grand-mariage. Qu’en est-il de son poids social ?

A l’origine, le grand-mariage entrait dans un ensemble de manifestations qui marquaient les étapes du cycle de vie de chaque individu(le anda na nila, ndlr). Le mariage était une étape importante. Car il permettait à l’individu de changer de statut. Avant, il était socialement un individu « mineur » – on les appelait les « enfants du village », ou les jeunes, ils étaient eux-mêmes répartis dans des groupes hiérarchisés, certains s’occupaient de l’entretien des rues, des places publiques, d’autres de l’assistance aux gens vulnérables… Puis il y avait un groupe supérieur qui coordonnait la jeunesse. Et il y avait enfin les hommes qui avaient fait le grand-mariage, qui étaient eux-même groupés par statut, suivant la réalisation des rituels coutumiers. Le statut ne dépendait pas de l’âge, mais de ces rituels, réalisés ou pas.

Ce système est-il toujours en vigueur ? N’est-on pas passé d’un système communautaire à un système individualiste ?

La vanité individuelle existe, certes, mais le grand-mariage reste une gloire familiale. Le problème, c’est qu’avant seul l’aîné avait à faire le grand-mariage. Cela faisait une personne dans la famille. Puis on est passé à un système où c’étaient tous les fils qui devaient le faire… et maintenant les filles. Cela pose un problème. Car il faut construire des maisons pour chaque fille.

Image extraite d’une série signée Jean-Marc De Coninck.

Cette généralisation du grand-mariage est-elle fâcheuse ?

Aujourd’hui, un président ou un ministre peut ne pas avoir fait le grand-mariage. Pour le président, ce n’est pas grave, il est intouchable, mais pour le ministre, s’il ne l’a pas fait, c’est dur. Dans son village, on va lui demander de faire le grand-mariage. Les gens ambitieux doivent donc faire le grand-mariage pour occuper une place. Si un chauffeur qui a fait le grand-mariage conduit un ministre qui ne l’a pas fait, celui-ci ne peut le considérer comme inférieur. Il y a à ce sujet une anecdote significative, qui s’est passé il y a quelques temps. Un chauffeur amène son ministre nouvellement nommé à un madjilis. Le chauffeur a fait le grand-mariage, il est donc vêtu de l’habit traditionnel du « grand-marié ». Le ministre, lui, ne l’a pas fait, et ne porte donc pas ces habits. Quand ils arrivent à la mosquée, c’est le chauffeur qu’on vient chercher et qu’on installe en première place, pas le ministre car personne ne le connaît…

Dans un mémoire, des étudiants estiment que cette coutume tue les initiatives personnelles. Car c’est le seul moyen d’atteindre le sommet social. Autrement dit : pourquoi on s’embêterait à créer son entreprise pour « s’en sortir », alors que le seul moyen d’exister véritablement dans cette société est de faire le grand-mariage ? Êtes-vous d’accord avec cette idée ?

Il y a une part de vrai. Car le grand-mariage est le seul moyen d’atteindre une certaine place. Mais ce n’est pas la faute du grand-mariage s’il n’y a pas d’initiative économique, c’est la faute à l’éducation.

Propos recueillis par Rémi Carayol


L’image en Une est reprise du journal La Gazette des Comores.

[1] Articles parus dans le n°2 de Kashkazi, le 11 août 2005. Le titre est de Muzdalifa House.