Un soir au bord de la Vézère

Samedi 2 juillet s’est tenu un banquet citoyen à Uzerche. Une performance citoyenne, inspirée du shungu des Anciens dans l’archipel ds Comores. Neuf shunguïstes travaillant à faire récit ensemble autour de la colère du monde et leurs compagnons poètes errants. Une proposition de la compagnie de théâtre BillKiss* I O Mcezo*, actuellement accueillie en résidence dans cette cité corrézienne pour un projet de territoire, avec le soutien de la DRAC Nouvelle-Aquitaine.

L’histoire ne dit pas comment, ni pourquoi BillKiss* I O Mcezo*, compagnie comorienne de théâtre, en est venue à proposer d’entamer ce nouveau récit à plusieurs mains. Toujours est-il que la proposition a été faite, il y a quelques mois, à une petite assemblée d’habitants des environs d’Uzerche par Soeuf Elbadawi, auteur et metteur en scène. De rencontre en rencontre est née une histoire autour de la colère du monde. De celle-ci a a résulté une série de textes, qui vont de l’intime au global. Neuf textes d’une rare qualité, où chacune – oui, des femmes –  a pris soin de nommer un moment de colère en elle. Entre celles de l’enfance, celles liées aux papier, aux violences faites aux femmes, à la maltraitance des plus démunis, à Hulk et ses humeurs de sortie, à la logique des dominants, on a pu sentir l’humanité rugir à fleur de mots, près d’une heure et demie, le 2 juillet dernier, avant le banquet final.

La salle des machines d’Uzerche, anicenne papeterie, où s’est produit en partie le shungu, puisqu’il s’agissait d’une déambulation, entre le « dehors » et le « dedans ». Le début de la déambulation avec Soeuf Elbadawi de dos. Shunguïstes et convives ensemble. Le philosophe Jean-Christophe Goddart en pleine intervention. Catherine Vidal. Les invités du shungu, applaudissant. La passerelle, où se poursuit le shungu…

Le shungu s’est tenu dans la salle des machines d’Uzerche – une ancienne papeterie – où avait déjà eu lieu un premier shungu des collégiens, il y a six ans, autour de la question des migrants. Cette fois-ci, ce sont les adultes qui s’y sont mis. Neuf shunguïstes[1] et leurs invités pour un récit qui traite du monde, tel qu’il va, c’est-à-dire pas toujours bien _ Pour faire dans l’euphémisme. Neuf shunguïstes et quatre figures de poète errant[2], qui ont permis de faire converger les uns et les autres vers une manière de résister ensemble face à l’effondrement. L’époque est à la résignation et au fait accompli. Le vrai récit est peut-être dans cette volonté de dire « non » à plusieurs. Dans ce désir de communier vers un « possible tracé commun », où les mots, parce que soudainement mis bout à bout sur une table de banquet, donnent à voir le sens de ce qui rassemble. Ici, la forme frôlait l’utopie d’un soir et fricotait avec une esthétique de l’éphémère. Il y avait là Anne Valentin, Armelle Cottrant, Catherine Vidal, Marie-Paule Vergne, Laura Hughes, Simone Drappier, Ritvana Muja, Bukurije Lekiqi, Nadegèe Colladant. Elles étaient la raison d’être de ce récit. Il y avait là aussi les compagnons de route : l’artiste sénégalais Mangane Ousseynou, le philosophe toulousain Jean-Christophe Goddart, le comédien et metteur en scène limousin Fleur, Serge Chassagne, Dédé Marcou et françoise Beylie de Las Chambas Finas Daus Condats. Ils faisaient figure, eux, de « poète errant ». Et il y avait aussi Unlyat Ahmed, de Gâteaux na magato, française et comorienne, venue là pour faire déguster ses plats comoriens.

Puis il y avait les guirlandes, la sciure de bois, les bougies, les lanternes volantes, les sourires bienveillants, quelques micros… Bref ! des bouts d’histoire, scénographiées et éclairées par Margot Clavières et Mathieu Bassahon (de la cie BillKiss* I O Mcezo*), qui rendaient l’humanité présente encore plus vivante. Reste à savoir si ce désir d’un soir va ou oui ou non se muer en une dynamique se prolongeant dans le temps. BillKiss* I O Mcezo* n’en est pas à son premier rendez-vous du genre. Il y a eu un shungu des auteurs à Limoges au festival des Francos, un shungu de corps-debout en Martinique avec l’Atrium – Scène nationale, un shungu du temps qui passe à Ivry avec le théâtre Antoine Vitez, sans parler de celui des collégiens à Uzerche. A chaque fois revient la même interrogation. Et après ? Quelle suite donner à cet effort de mise en commun ? Les fragments écrits donnent naissance à un récit, qui nourrit une forme, qui, ensuite, aspire à la trace. Et après on fait kwe ? Les shunguïstes ont–ils ce désir de mener l’expérience plus loin ? Vont-ils se contenter de reprendre leurs vies, comme si de rien n’était, après cette geste artistique, en se coltinant d’autres envies, sans appeler à le prolonger ? Que garderont-ils de ce lent cheminement vers les autres ? S’agissait-il d’un simple moment d’échange artistique ou d’un rendez-vous susceptible d’élargir une perspective ? L’avenir le dira peut-être, puisque la compagnie BillKiss* I O Mcezo* rêve déjà à une seconde édition de ce banquet.

Laura Hugues et Marie-Paule Vergne sur la Mezannine de la salle des machines. Fleur, comédien et metteur en scène en pleine action. Serge Chassagne et Dede Marcou à l’éccordéon et à la vielle. Françoise Beylie, en train de danser une bourrée. Armelle Cottrant. Jean-paul Grador, maire d’Uzerche et Soeuf ELbadawi, au moment du banquet. Une table du banquet avec les convives.

L’idée du shungu est née à la base d’une tradition comorienne. Le shungu, mot signifiant originellement « cercle », est la matrice figurant l’imaginaire de ces îles. Toutes les figures fondatrices d’une citoyenneté archipélique s’en réclament. A l’origine, il s’agissait pour les habitants de trouver matière à tisser leur « commun », malgré la différence des origines et la multiplicité des cultures présentes en cet espace. Le concept s’est fondé au départ sur le don, le contre-don, et sur un principe de nécessité. Faire ensemble n’a rien de naturel, se disaient les Anciens. Encore faut-il avoir envie de composer avec autrui, d’inventer le monde à venir, de consolider ce qui relie, de se projeter dans le temps. Et c’était bien avant que l’argent ne se mêle de gérer les liens dans l’archipel. On s’accrochait alors à des valeurs favorisant la relation. La société comorienne a néanmoins évolué depuis, sombrant dans le consumérisme et monétisant toute forme d’échange entre ses membres. Le shungu, bien que ses apparats continuent à hanter le vécu des riverains (mawlida ya mwezi wa nfukare, isima sha mdji, dalau la muji, mapatso na mitsango, etc.) a pratiquement perdu de sa force motrice depuis des années. Auteur et artiste, Soeuf Elbadawi, a fait sienne la réflexion du shungu depuis qu’il en a discuté avec l’historien et anthropologue Damir Ben Ali, il y a un peu plus de quinze ans. « C’est lui qui m’en a parlé en premier. Et j’ai trouvé que de ce concept sociétal pouvait naître une forme artistique. L’idée du banquet citoyen est venue de là. Je pensais aussi que le désir du récit commun pouvait générer d’autres possibles. Quoi ? Aucune. Car cela partirait des envies exprimées par les shunguïstes, par les participant de la forme. C’est parce que les Anciens voulaient d’une société du shungu qu’elle est apparue ».

Avec le recul, il y a eu l’envie chez lui de rassembler les récits des différents shungu dans un livre. « Au final, nous proposons une expérience qui est humaine et citoyenne, avec ces shunguïstes qui se retrouvent autour d’une table de banquet, avec l’envie de partager, de consolider, d’ouvrir à des possibles. L’obsession du lien est toujours là. C’est ça qui a rendu nécessaire le shungu, explique Soeuf Elbadawi, aux Comores. Une société où l’on ne naissait pas humain, où on le devenait, en posant des actes au service du commun. Notre concept de performance ne nous oblige à rien. Mais quand je repense au vrai shungu, je me dis que les récits qu’on a pu rassembler ne se fondent pas sur rien. Ils traduisent une vérité des communs, même si on ne sait quoi en faire. En retrouvant cette nécessité du départ – faire corps ensemble pour qu’adviennent des possibles – je me dis qu’on ne devrait pas s’arrêter à une simple geste esthétique. Nous parlons de liens à consolider, à renouveler. On pourrait pousser la logique plus loin. A un endroit que les shunguïstes pourraient nous suggérer. A chacune des performances, je me pose, en effet, la question. Et peut-être qu’en Corrèze, on pourrait aboutir à de nouvelles interrogations, qui, elles, me ramèneront probablement à la réalité complexe de mon archipel. Et rien que pour ça, j’aimerais prolonger cette parole d’un soir au bord de la Vézère avec ceux qui étaient là. Car sans eux, rien n’est possible. La suite dépend vraiment le leur volonté à cheminer ensemble dans cette même volonté de construire les communs ». Cette année, Soeuf Elbadawi et BillKiss* I O Mcezo*, sa compagnie, accueillie en résidence pour trois ans à Uzerche, a pu compter sur la bonne volonté des shunguïstes réunis, avec le soutien, et de la mairie, et de la DRAC-Nouvelle Aquitaine. « Mais ce beau monde voudra-t-il aller plus loin ? Peut-être que oui, peut-être que non. Qui peut dire de quoi demain sera fait ? »

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L’image en Une figure l’artiste sénégalais Mangane Ousseynou, devant l’entrée de l’Auditorium Sophie Dessus.

[1] Nom attribué aux participants du shungu dans la performance. Sans eux, il n’y a pas de récit. Ce sont eux qui déterminent la question des communs à servir pour le banquet final. Ce sont eux qui écrivent autour. Ce sont eux qui font le récit et qui doivent prendre la parole le jour « J ». Pour la partager avec leurs invités. A l’inverse des projets participatifs classiques, ce ne sont pas des artistes qui viennent se nourrir à leur contact pour ensuite restituer ce qu’ils ont compris, en faisant un peu de place aux habitants sollicités pour asseoir leur légitimité. Dans le shungu, il est essentiellement question d’une prise de parole citoyenne. Ce sont ceux qui font récit, qui prennent la parole et qui la rendent « pleine », parce qu’habitée.

[2] Dans la performance du shungu, il est prévu quatre figures de « poète errant » pour soutenir la parole des shunguïstes. Des « professionnels de la parole pleine » – l’expression est de Soeuf Elbadawi – qui viennent renforcer le récit, en ajoutant leur verbe, une musique, leur questionnement… Quatre, parce que l’archipel n’a eu que quatre îles pour inventer son devenir. Une parole pleine est une parole qui trouve sa nécessité dans le réel. Les « poètes errants » ne viennent pas se substituer aux shunguïstes, qui, eux, ont déjà une parole bien pleine, ni pour parler en leur nom, mais pour servir leur parole avec un « plus », qui n’y serait pas, sinon…