Le verbe de Sadani Ntsindami

« Quand aux anthropologues sociaux, les politiques, notables et autres pouvoirs traditionnels, ils concoctent dans l’effarante passivité du Comorien, le choix d’une sauce d’accompagnement, seyant impec’ aux cadavres exquis » écrit le poète Sadani[1]. Au retour d’un voyage estival en 2003. Le texte avait été publié sur le site Komornet, qui n’existe plus. Il mérite le détour. Le Je viens de retour sur son île à Ngazidja…

Sensations pays. Choc avant coureur à 10.000 pieds au dessus des mers. Mythe de l’éternel retour. Océan frelaté d’un archipel quasi moribond. Sueurs et sensations de vertige pour des embrassades attendues.

Sous les ailes, il y a mon île. Je pose pied et transpire de peur indicible, pour un voyage si long, si long, si long qu’il paraît interminable. Je pose bien dans mon costard de nègre avachi, oubliant même comment dire bonjour. Si ! Dje ? Ndjema ! Ngawe Mnono ? Yewa ! Ngazikiriyo ? Yewa !

Et là, le bât blesse. Rien ne va, au premier coup d’œil, ça se voit. Mais dans les habitudes de la politesse, aux étrangers l’on cache la vérité… Ngazikirio… Comment ne pas oser affirmer que rien ne va plus dans un pays chapeauté par des acariens en tenue caca d’oie ? En Kaki de zouave ? C’est un pays imaginaire, d’où reviennent les avions et la diaspora, qui disparaît dans les nuages des madjlis et des constructions quadragénaires.

Ngazikiriyo ndahu? Y a qu’à voir les bousculades à l’aéroport minuscule de Hahaya, les ahanements vociférateurs des « je viens » du paradis, qui veulent pas faire la queue, de peur de froisser leurs boubous maculés d’€, au contact des douaniers miraculeusement souriants.

Y a qu’à voir les fleurs de jasmin ornant les taxis brousses et les colliers de tiaré, prestement pendus aux cous des futurs « andaïques », sous la chaleur des tropiques à quatre cornes… Les futurs pendus des mitsango et autres prestations informelles, entre insulaires en quête d’honneur.

Lors de la réfection de la route Ntsaweni – Mitsamiouli.

Y a qu’à voir au toucher de la RN1, cette trouvaille circulaire, qui servit aux colons pour rapatrier nos essences vers la « Cité Métropole » et qui avale désormais nos impatiences de retour au bled. Y a qu’à voir les nids-de-poule, cratères lilliputiens, tels des tracés de courses-rallyes pour chauffards, malgré eux.

Y a qu’à voir les squelettiques formes humaines, tiraillées entre les trottoirs faits de buissons de pignons d’Inde et les hasards d’une mort sur la route. Des femmes porteuses d’eau, des chevriers coiffés de feuillage d’un sandragon assassiné, des lessiveuses sur le chemin des citernes publiques et les stars de l’île en tenue de camouflage et à 100 à l’heure, s’il vous plaît !

Et si les cocotiers pouvaient se plaindre, ils se plieraient dans les cimetières aux cortèges des cadavres diabétiques et des nourrissons paludiques, pour faire de l’ombre aux futurs porteurs de cercueil. Mais ils n’ont plus de palmes. Ils ont perdu leurs plumes, brûlées par les effets de la pollution, et ignorent que le protocole de Kyoto s’arrête aux portes de la Maison Blanche.

Nkodo !

C’est une île. Une illusion… Car voyez-vous, comme nous manquons d’eau et de rêve, bientôt, nous achèterons nos noix de coco à Paris et un peu de lait blanc à Cool Memories, une antre de vice sise à Mitsamihuli mdjini. Nous boirons, non pas du zam-zam, mais du sankodo… En lieu et place du Kon’go, nous nous enivrerons de Gandia les jours de anda et fumerons le duga crépusculaire, en appréciant l’appel du muezzin. Yo ! Ad-dini wad-dunia !

C’est une île… Belle comme une orientale voilée, qui désespère et dépérit au rythme des mashuhuli. L’air y est moite et les cœurs indolents… C’est une île mille fois violée par les chants d’épousailles entre une sultane et un mercenaire blanc. Youyou des femmes ornées de pounds de Dubai, dragla de notables sur le retour, jeunes coqs à l’affût des minettes à 5.000 balles KM la pipe, ivrognes sautillant sur les bouts de bois publics des places de marché, pendant que le cortège des intégristes louent Dieu et Oussama et que les militaires paradent en tenues de Chippendales.

Lors de la célébration de la fête nationale, le 6 juillet.

C’est une île… Ma maison, la raison de la douleur.

Mdjidjengo hau udjitenguwa ? Sur les bangwe, les analystes, aux panses remplies, rempilent de science infuse, et aucun texte de loi, aucun accord, ni subterfuges martiaux, ne leur échappe. La réconciliation nationale a des allures de bagarre rangée. Entre les rapaces aux grosses 4X4, sans couilles, et les poissons noirs du « mdjidjengo » en quête de proie sexuelle, qui pillera le plus ? A tout seigneur, tout honneur…

La palme revient à l’Union. C’est un pays, je vous dis, où il ne fait pas bon être pointilleux sur les tenants et les aboutissants (au risque de mourir à bout portant à l’entrée d’une mosquée bondée), et où les carnassiers digèrent les algues comme des petits crabes que boufferont les lézards noirs des marées basses.

Ngazikiriyo ? Ouais ! Le mkarakara fonctionne à donf’ et son excellence règne sur un peuple léthargique, ivre de fausses promesses et de corruption nationale. J’étouffe de colère à la plage où dorment les amours qui m’habitent. Même la jeunesse fait chou blanc de ses emportements et s’adoucit contre une bière de Castel achetée à Moroni, importée par Chouchou, le gourou de l’alcoolisme archipélique !

Les ministres et hauts fonctionnaires du Mdjidjengo et de l’Union ont remplacé leurs discours par la tonnelle de mauvais vin, qu’a tourné vinaigre sous les cales des bateaux marchands. Chouchou paie en véhicules flambants neufs les corrompus institutionnels, qui, par transition mathématique, soudoient les gueulards des meetings électoraux en filles et en rhum malgache de criminelle qualité. Ngazidja s’éclate au risque de brûler, en filigrane, les bidons de 5 litres d’essence au garde-à-vous le long des routes, et ce, dans les moindres recoins de l’île, qui feront le feu qui se verra jusqu’à Mayotte.

C’est une île…

En plein coeur de la médina à Moroni.

Au détour des vieilles ruelles d’un village quelconque, les comptables des morts potentielles, probables ou certaines, y débarquent : « et les blancs arrivent… ». Ce sont des anthropologues, des analystes, des linéaires aveugles, qui évaluent les objets, les échéances et les rites, pour un abandon à leur âcre nuisance. Quand aux anthropologues sociaux, les politiques, notables et autres pouvoirs traditionnels, ils concoctent dans l’effarante du Comorien le choix d’une sauce d’accompagnement, seyant impec’ aux cadavres exquis… Inna Li’llah!

Métaphore vache sur la littérature. Une flânerie dominicale au nord de l’île, sur l’île de la Tortue, mit en face un écrivain locale aux prises de mes crocs d’acharné. Qu’est-ce la littérature comorienne ? Palimpseste ridicule d’une série d’annotations orales ! Ô grands dieux ! Incipit obligatoire d’une traversée vers l’écriture, dit-il ! A l’horrible question du projet, de la poétique, du sens et de son positionnement, la littérature comorienne prend des accents circonspects de pudibonde effarouchée…

Puisqu’on en parle [de littérature comorienne], faisons-en!

Ye ka ysisisi yo uham’wa !Autrement dit, on trait les vaches lorsque les pis sont pleines. La littérature comorienne est en vogue. Ouais, mais où est-elle ? La voilà donc, pressée de prendre le train en marche ! La voilà donc réduite à l’opportunisme éditorial dans un désert de création. La voilà, anthropologique, retournée, retraduite, re-contée, comme si du conte oral à la fiction, l’élaboration d’une esthétique passe forcément par les « dires » des anciens, le conte. La littérature comorienne est encore un songe vaporeux…

Pris dans un texte : « Le coq a chanté, le soleil s’est levé ». Et alors ? Qui en est mort ? Où est l’incident ? Où est la déflagration attendue ? La reconquête d’un imaginaire armé de lances ? Le soleil se serait levé, même si le coq avait été étranglé. Mais sur cette île, on pense quand même littérature sur une plage de sable irisé… Et c’est déjà pas mal ! Pris dans un texte : « Une lame de mer viendra et noiera l’île. Nous ne la suivrons pas, nous l’accompagnerons pour le plus grand bain de purification de nos âmes, pour la reconsidération de nos espaces vitaux, pour une juste et violente virginité humaine. Nous dirons alors « o pays, beau pays yahatru… », heureux comme un poisson dans le lagon, et enfin, dans un cri soufflé à conque creux, oser :

« Yewa ! Nkazikirio »

Sadani Ntsindami


[1] Sadani, poète comorien, résidant en France à l’époque, a publié ce texte sur Komornet le 1er octobre 2003, dans une rubrique ainsi nommée : « le verbe de Sadani Ntsindami ». C’était avant la publication de son recueil, Sania, paru aux éditions Coelacanthe en 2011.