Uropve dernier numéro livré

Le dernier numéro du journal citoyen Uropve vient de paraître. Il questionne l’absence d’alternative politique dans cette archipel déconstruit. Entretien avec Idriss Mohamed Chanfi, analyse des tendances en cours entre Maore et le reste de l’archipel, réflexion autour des possibilités offertes par l’informel, retour sur l’expérience soilihiste et du FD, mise en perspective des usages passés en politique. Autant de questions posées, qui expriment les limites d’un système en crise.

Binarité, quand tu nous obliges ! Aux Comores, il est une chose que le débat ne connaît pas : la nuance. Les extrêmes ont plutôt la cote, ces jours-ci. Pour ou contre ! Les enjeux sont souvent réduits au plus petit dénominateur commun. Ça s’interpelle, ça s’invective, ça se bouscule, mais le choix n’est réellement permis qu’entre le Candide et son contraire. Avec l’optimisme du simplet, d’un côté, la résignation des oubliés ou des aigris, de l’autre. Au milieu, le pouvoir et ses sbires, sans autre horizon que celui de leur enrichissement personnel. Au quotidien, les Comoriens se prétendent justes, ont un avis sur tout ce qui leur arrive, et sont prêts à déclamer des fatwa pleins contre l’autorité, qui, toujours, leur tourne le dos, sauf quand elle leur profite. Une manière toute singulière de ramener le monde à sa porte, en le vidant de sa complexité. Pour ou contre ! Les politiciens défilent sur cette scène depuis la fin des années soixante sans que la donne ne change.

En dehors du mongozi Ali Soilih, qui s’est cru capable de mener une révolution à lui seul, en positionnant ses hordes de militants convaincus, mais peu avertis, contre un système quasi anéanti par la prédation coloniale et l’instinct féodal, il n’y eut aucune alternative de nature à relever le niveau d’espérance. Voilà à quoi s’attaque le dernier numéro d’Uropve. A cette étrange question : quelle sortie de crise pour un pays qui ne croit plus en sa mémoire, sciemment « dissolue » ? La tradition a voulu qu’il y ait une volonté par le passé de rassembler dans ce pays où le « rien » – Comoriens ou « comme un rien » ? – a longtemps une manière de fonder les communs. C’est ainsi que s’est inventé le shungu, ce cercle vertueux censé servir le vivre-ensemble, mais qui a implosé avant d’avoir réussi à consolider ses propres acquis. Le principe du shungu, fondé sur le don et le contre-don, offrait une manière de forger la citoyenneté d’un archipel, en proie à tous les démons, le dernier en date étant la « colonialité », cette espèce de fardeau qui lie à jamais les conquérants et leurs éternels laquais.

Une des images des grévistes de 1968.

Les masses résignées parlent du shungu comme d’une chose inachevée, qui connut ses moments de gloire, mais sans jamais parvenir à se substituer au dédain des derniers maîtres, qui continuent à régenter le pouvoir à la verticale. La loi du shungu (à l’horizontale), muée depuis en geste d’apparat, à coup de promesses non tenues et de gestion du pays à l’aveugle, n’a pas tenu, sur le long terme. Le peuple n’a pas su l’utiliser pour se détourner de ces dirigeants, dont ils ne connaissent plus que l’ombre et le mépris. Quarante sept années de dépendance par rapport à un régime colonial, qui n’en finit pas de tousser, mais aucune velléité de construire d’autres possibles à l’horizon, de la part d’un personnel politique, qui s’affiche soumis et contraint. Uropve s’invite sur les bords de cette dérive collective. Celle d’un pays qui n’a plus que ses dents pour gratter le sol de la lave. De la grève de 1968, qui annonçait l’avènement d’une ligne d’espérance inédite et singulière pour les habitants de cet archipel, jamais confirmée par la suite, au consumérisme de ces années 2000, le journal souligne les vagues de contradiction, de la part de générations d’hommes, qui n’ont pas pu articuler les conditions de l’utopie, pour les leurs.

Passons sur l’expérience d’Ali Soilihi, sommée à elle seule de traduire la fin de toute aspiration collective à la dignité en ces îles. Le journal revient sur cette révolte lycéenne, qui, au sortir des années soixante, offrait la possibilité d’un renouvellement des élites. Il y eut ce mouvement – le msomo wa nyumeni – qui s’inspira du MOLINACO et du PASOCO, pour entrer en résistance, mais qui ne trouva pas le moyen de contourner les discours des féodaux, de la petite-bourgeoisie régnante, de la classe moyenne arrivant à sa suite, devant l’hydre du libéralisme, triomphant. Le msomo wa nyumeni généra les attentes du Front Démocratique, qui, avant sa naissance, verra l’un de ses (futurs) leaders – Abdelkader Hamissi – broyé par les siens, subira la torture des années Abdallah, avant de succomber aux mirages du pouvoir par la voix de son autre leader, Moustoipha Said Cheikh. Uropve aurait probablement dû pousser l’analyse jusqu’au projet fantaisiste d’un gouvernement en exil, exhibé par certains membres de Daula ya haki. Mais le pays en panne arrive àconfondre tout le monde dans une même mélasse, où il est difficile de tirer le bon grain de l’ivraie. On ne sait plus qui est qui, même si l’échec s’explique en grande partie par le détournement évident des valeurs communes – rapport au processus de déconstruction du shungu – et par le mépris, longtemps associé aux pratiques de ceux qui gouvernent ce pays. On parle du dédain, dans ce dernier numéro…

Idriss Mohamed Chanfi au Muzdalifa House.

Les questions posées sont simples. Les erreurs répétées d’une classe politique aux ambitions limitées, qui ne laisse transparaître de son héritage que sa seule capacité à instrumentaliser les masses, afin de satisfaire son instinct vorace et son absence de mesure en toute chose. La manière dont Maore, la quatrième île, s’est fourvoyée, au point de n’avoir plus de morale en politique. « Mayotte » ou comment se renier dans ses valeurs et ses principes pour épouser les contours d’une identité où le seul gain se résume au clinquant de l’Euro, cette fameuse rançon de la RUP, qui ne souffre aucune distanciation critique », écrit Kamal’Eddine Saindou. Idriss Mohamed Chanfi, ex membre du Front Démocratique, y cause du vide laissé par sa génération : « Je crois qu’en ce siècle, aucune voix ne s’est élevée, ne se lève, pour incarner les aspirations du pays et du peuple, et susciter l’espoir en un lendemain prometteur. C’est donc le système D, des stratégies de survie individuelle, qui sont mises en œuvre, générant une atmosphère délétère ». Un constat terrible, qui s’applique à l’archipel dans son ensemble, et qui n’offre aucune voie de sortie à celles et à ceux qui rêvent d’alternative et de révolte. A Maore, où l’on devine l’avenir sur les tablettes du cynisme, on voit se consolider un triste scénario, qui prétend que l’adversité ne profite qu’au voisin de l’île d’à côté, à qui il vaudrait mieux couper l’herbe sous les pieds.

Pendant que s’effondre l’espérance commune, la binarité des positionnements, les extrêmes déchaînés, le refus de la nuance, fonctionne à temps plein, et autorise même au reniement, puisque les enfants des serrelamen d’hier, qui ne sont pas que « mahorais », deviennent les soroda d’aujourd’hui, qui s’apprêtent à dépecer la bête, le pays. L’enjeu consiste à brader ce qui reste d’une terre résolument hantée par ce trait d’esprit de Kankan, humoriste camerounais : « On monte, on descend, un cadavre doit mourir ». Le cadavre en question reste bien sûr « le nôtre », à jamais.

Soeuf Elbadawi