Un des quartiers les plus chauds de la ville de Moroni, aujourd’hui menacé de gentrification, s’est récemment insurgé contre la loi des familles anciennement propriétaires du site. L’incident a failli diviser la capitale, en oubliant que le quartier ne traîne plus de réputation de poubelle à ciel ouvert sur son dos. Il est aussi devenu le lieu d’où émerge une nouvelle génération de créateurs avec une autre vision de la culture et de la jeunesse.
Situé au sud de Moroni, Madjadju est aux limites de Zilimadju, de Djomani et du Ribatwi. Par le passé, le quartier servait de dépotoir. On allait y jeter des ordures ménagères, à l’aube, entre chien et loup, ou, parfois, entre 15h et 17h. C’est de là que vient le nom. Jusqu’au début des années 1990, l’alentour ressemblait à une petite forêt démembrée, encore dominée par le poids des cocotiers, des manguiers, des papayers, des citronniers et autres pignons d’Inde. Le quartier n’avait qu’une ruelle, qui conduit jusqu’à l’arrière-cour du Palais du peuple. L’endroit semblait effrayant. Aucun gamin n’osait s’y rendre seul.
Les histoires contées par les parents pour protéger leurs enfants faisaient alors peur. C’est à partir de cette période toutefois que l’exode rural change l’image du quartier. Des primo arrivants commencent à y défricher pour construire. C’est à ce moment qu’Abdallah s’y installe. Il est le premier à débuter la vente d’alcool dans le quartier. Du vuruga. Fermenté. Tout le monde s’en souvient : « Ndo pvw’Abdallah trembo ». Les consommateurs d’alcool et les fumeurs du marijuana fréquentent quotidiennement l’endroit. Un endroit pour partager leurs verres, parler de tout et de rien, histoire de mégoter un peu sur la vie. Bien sûr, Abdallah élargit vite son activité dans la clandestinité, parce que sa clientèle, importante, l’exige. Il vendait du sanclode et du sambo, de l’alcool importé depuis Madagascar.



Jetcn Balacier le rappeur en plein concert, Chak’Art le couturier, Kamal Mze Baba le danseur au CCAC.
Pour ceux qui veulent se bourrer la gueule, et, qui n’en avaient pas les moyens, l’endroit ne coûtait pas cher. Il y avait toujours moyen de consommer. De cette époque au Madjadju d’aujourd’hui s’est construit cette image, indélébile, de quartier périphérique : alcool, marijuana, délinquance juvénile, prostitution, etc. « En réalité, les gens y retiennent plus de mauvaises que de bonnes choses. Ça leur permet de tirer des conclusions hâtives, bien qu’insignifiante » souligne Abdouchakour 2 Ibn Abasse alias Chack-Art. Les pratiques à la marge du Madjadju d’hier nourrissent la mauvaise critique. Le quartier est considéré comme l’un des plus chauds de Moroni. « A l’époque, disait Nasser Ahamed (Jetcn Balacier3), ce quartier épouvantait tout le monde. Ceux qui le fréquentaient était souvent ivrogne, voyou, voleur, avec des langages codés ». Jetcn reprend un de ces vieux codes pour illustrer le propos : « Bom’dza engapvo ? C’était pour demander à une vendeuse si elle a du marijuana à vendre ».
Ce quartier terrifiait, par sa réputation. Pour nombre de gens, il était à éviter. Mais cette terreur s’est peu à peu réduite, au sens propre du terme. Lors d’une élection présidentielle, Fakri Mradabi, actuel ministre de l’intérieur, et Mohamed Daoud alias Kiki, son prédécesseur à ce poste, ont tenté de changer son nom, de lui en attribuer un autre, Madjidju, qui signifie une source de l’eau. Le premier était alors directeur de la société étatique chargée de l’eau et de l’électricité dans le pays, quant au deuxième, il était directeur de douane. Ensemble, ils ont installé environs trois bornes fontaines publiques, qui ont facilité l’accès à l’eau potable à tous. Une vraie bonne action, mais liée à des fins politiques, dans le but d’emporter des voix aux élections. C’était probablement, pour eux, le seul argument, pour mériter la confiance des habitants du quartier. Mais le deuxième nom ne tint pas longtemps dans les esprits. Madjadju redevint aussitôt Madjadju, une poubelle déclarée, par les mauvaises langues, à ciel ouvert.
Sauf que les habitudes évoluent avec le temps. Actuellement, on ne compte plus le nombre d’enfants scolarisés, d’étudiants en institut ou à l’université, de diplômés revenus servir le pays, d’imams bien assermentés, sans oublier les artistes, qui permettent de donner une autre image de Madjadju. « C’est un quartier modeste, où règne un melting-pot évident, et je sais ce que je dis, j’en suis une des preuves vivantes » argumente Jetcn. Les options, les visions et les petits miracles se multiplient. L’art, par exemple, a pris un essor incroyable dans le quartier. « Comme moi, pour la couture, il y a des jeunes qui s’intéressent à la musique, à la danse, à la peinture, etc. Certains se professionnalisent, transmettent aux plus jeunes, à ceux qui ont la volonté » explique Chak’Art. Ce quartier traîne certes de vieux souvenirs, difficiles à oublier. Mais qui aurait cru que Madjadju deviendrait un lieu où l’on recrute des figures de danseurs pro ? Ces jeunes créateurs véhiculent d’autres messages, auxquels on ne s’attendait pas. « Je pars souvent pour l’Europe pour danser, mais je retourne toujours, à Madjadju au point de départ » raconte Kamal Mze Mbaba, membre de la team Tché-Za.



Tournage d’un clip de la chanteuse Hairia avec des habitants de Madjadju: la positive atttitude est en marche, en faveur d’une autre image du quartier…
La plupart des jeunes, nés et grandis dans le quartier, y retournent pour de multiples raisons. Financières ou familiales, la plupart du temps. « J’ai grandi dans ce quartier. Il m’est difficile de vivre dans un autre coin, loin de ma famille. En plus, c’est ici que je me sens dans mon assiette, où j’ai vécu mon enfance » note Kamal Mze Mbaba. D’autres parlent de la vie, qui est devenue rude à Moroni. Car les artistes, même s’ils se disent fiers de vivre dans leur quartier, aimeraient quand même déménager – avec leurs familles – dans un quartier où les conditions sociales paraissent meilleures. A Madjadju, le combat pour l’émancipation leur semble souvent compliqué. Paradoxalement, d’autres préfèrent vivre là, pour des raisons de sécurité, parce qu’ils se sentent protégés. « Les alcoolos, qui restent jour et nuit en face de ma maison, me connaissent. Ils sont comme des gardiens pour ma maison. Personne n’ose entrer dans mon atelier parce que tout le monde a peur d’eux » précise Chak’Art. Le couturier pense qu’avec le temps, l’image du quartier va muer. Va se bonifier. D’ores et déjà, on entend siffler au loin les cornes de la gentrification. Les familles propriétaires de ce quartier ont récemment voulu se débarrasser d’anciennes familles, habitant là depuis 30 ans. Ce qui montre un intérêt soudain pour ces espaces (kura), jadis condamnés à accueillir les populations paupérisées de la capitale. D’un côté comme de l’autre, s’organisent les prochaines batailles, promises autour du foncier. Certains vont devoir changer d’adresse…
En attendant, les préjugés sur le quartier maudit de la capitale tombent, les uns après les autres. Madjadju s’est beaucoup démarquée, ces derniers temps, grâce à ses artistes. En musique, certains y ont même tourné leurs derniers clips. Un moyen comme un autre de vulgariser la positive attitude du quartier. Kamal Mze Mbaba projette d’y ouvrir une école de danse, en hommage à son groupe de danse, King Crew, qui y a vu le jour. Jetcn Balacier, manager d’Aydii7, souhaite y offrir plus de perspectives artistiques aux jeunes, qui s’intéressent au hip-hop. Quant à Chak’Art, son ambition est d’ouvrir un espace de couture, permettant aussi à ces jeunes d’acquérir des connaissances dans son domaine de prédilection. Il y a comme une envie collective, qui s’exprime autour du quartier.
De plus en plus de créateurs, nés là, envisagent d’y développer des activités. Leur but est sans doute de protéger les petits frères et soeurs à leur suite, en leur transmettant leur goût pour la culture. Mais cette utopie, portée par un couturier, un rappeur ou un danseur, n’aura peut-être pas l’opportunité de s’exprimer, sachant que les familles propriétaires du quartier ne rêvent plus que d’une chose. Vendre au plus offrant, à défaut d’y investir leurs deniers, le foncier à Moroni coûtant de plus en plus cher. Dans certains quartiers, on parle de 250.000 fc, le mètre carrée. Les artistes peuvent-ils à eux seuls changer le visage d’un quartier ? Qui leur en donnera les moyens ? Parce qu’il en faut, des moyens pour transformer un tel quartier.
Ansoir Ahmed Abdou
Image en Une : Madjadju de nuit, une épicerie, image déjà utilisée pour un spectacle de la compagnie comorienne de théâtre BillKiss* I O Mcezo*.