Mutsamudu était la ville de la noblesse. Les réalités évoluent, mais les complexes demeurent. Ironie du sort. La ville de l’archipel où les origines arabes sont les plus exaltées, les racines africaines les plus dévalorisées, doit son patronyme à un certain Moïse le Noir (Musa Mudu). Cet article est paru dans le n*61 du journal Kshkazi, paru en mars 2007.
Musa était un bouvier « très influent » auprès du sultan basé à Domoni, raconte Said Ahmed Charif, enseignant et notable. « Il conduisait un troupeau remarquable, constitué des plus grands taureaux. Les gens avaient l’habitude de venir y croiser leurs génisses ». Un jour, un taureau s’échappe de l’enclos situé dans la presqu’île de Jimlime, avant l’actuel aéroport. « Musa, berger expérimenté, l’a suivi à la trace. Il est tombé sur un plateau bordé de petites montagnes. Il était très émerveillé par l’herbe très grasse et une grande rivière qui coulait. Il a construit une cabane et quand il a raconté sa découverte, les bergers sont venus aussi. Ils disaient : « Nous allons dans la région de Musa Mudu. Des années après, c’est devenu un petit village, puis une localité prospère ou les kabaïla [les nobles, ndlr] ont pris l’habitude de venir ». Une ville née de la rencontre entre les bergers et les nobles…
« Toute l’histoire de l’île, c’est le mélange des Arabes et des esclaves », remarque Said Ahmed Charif. Une histoire dont les traces sont particulièrement fortes à Mutsamudu : sa vie retranchée derrière ses remparts, à l’intérieur desquels ne dormaient pas les esclaves, en a fait une ville peuplée exclusivement de kabaïla. « Ceux qui ne sont pas nobles et qui sont à Mutsa sont des étrangers », soutient Saïd Hachim Mohamed, enseignant d’arabe et propriétaire d’une boutique de manuels coraniques dans la médina. « Un vrai Mutsamudien doit être noble ou demi-noble ». Entre le port et la citadelle, les kabaïla y ont développé un mode de vie et des préoccupations radicalement différents de ceux des paysans.
Au XVIIIème siècle, les membres de la cour du sultan s’affublaient de titres britanniques tels que duc de Norfolk ou Prince de Galles. « Ces aristocrates anjouanais jouissaient en général de l’estime de leurs visiteurs européens. Ceux-ci rendent hommage à leur urbanité et à leur accortise, à la civilité de leurs réceptions, au raffinement de leurs manières à table. Beaucoup de ces princes avaient voyagé, en Arabie le plus souvent, en Inde quelquefois (…) Ils paraissaient montrer de l’intérêt pour des questions de politique européenne, demandaient des nouvelles de Louis XV ou du roi Georges… », écrit l’historien Jean Martin[1]. Pour Said Ahmed Charif, les remparts ont joué dans le sentiment de singularité exprimé par les Mutsamudiens. « On a fortifié la ville et tous les gens influents sont venus l’habiter, isolés des autres habitants. Tous les gens de l’extérieur venaient à Mutsa pour apporter des nouveaux éléments que les autres n’avaient pas. Les gens de la campagne n’ont pas eu la possibilité de s’ouvrir sur l’extérieur, d’améliorer leur train de vie ».

Une certaine idée de la fête et de l’aliénation.
L’arrivée de la France n’a fait que prolonger cette différenciation, estime l’enseignant. « L’esclavage est aboli. Les classes sont supprimées. On se retrouve avec des citadins et des provinciaux, les wamatsaha. A Mutsamudu, les gens avaient quelques notions de français, d’anglais, d’arabe. Comme ceux de Domoni, ils savaient écrire. La France a vu que c’étaient de très bons auxiliaires. Le mépris pour les campagnards a été perpétué par l’histoire, par la colonisation qui a favorisé ces gens-là. On n’avait pas de vraies classes sociales, mais on les a formées. Les kabaïla se sont retrouvés différents de tous les autres. La France a aboli l’esclavage et a dit : « Vous, vous êtes les ruraux, et vous les citadins. Nous, on a transposé en gardant les termes kabaïla et wamatsaha ».
De part et d’autre, la méfiance n’est pas effacée. « Un type de la brousse, s’il veut se marier avec une fille de la noblesse, seulement 5 à 8 % des gens peuvent l’accepter », estime un enseignant de la médina. « Moi-même, j’aurais du mal à l’avaler. Même s’ils sont instruits, ils ont la mentalité des paysans et des rancunes avec les nobles. Et puis, le souvenir de la révolte des esclaves, en 1891, qui ont massacré beaucoup de nobles, ça nous fait mal ». Fatima Combo a vécu depuis son enfance sur les hauteurs de Mutsamudu, sans jamais vraiment connaître les habitants de la médina. « On n’a pas de relations, on vend juste au marché. Nos corps sont noirs, et puis eux, ils ont de l’argent. » « Les wamatsaha ont accepté qu’ils étaient inférieurs alors que cela ne correspond à aucune réalité », constate Said Ahmed Charif. « Ce sont des complexes qui nous minent ».
Si les complexes restent, les réalités ont été bouleversées. Les mariages entre citadins et ruraux sont de moins en moins rares. Des hommes d’affaires issus de la campagne s’installent à Mutsamudu et réussissent. « Les nobles n’ont plus cette force de monopoliser le commerce, la culture et la politique », constate l’historien Bourhane Abderemane. « La noblesse avait même monopolisé le savoir : presque tous les maîtres coraniques en étaient issus. Les autochtones pensaient qu’il fallait leur envoyer leurs enfants, et ceux-ci étaient utilisés comme esclaves. Djohar [président des Comores de 1990 à 1995, ndlr] a cassé ce mythe quand des natifs de Nyumakele ou de Koni sont devenus des ministres. Le mythe n’existe plus. On se bat, c’est une lutte permanente pour la politique, le commerce… »
Le mot « lutte » vient aussi à l’esprit à la lecture d’un texte rédigé, il y a quelques temps par Mouayad Said Ibrahim, un descendant de la famille des anciens sultans. « Mutsamudu, dans son déclin, a perdu son rôle de rayonnement historique aussi bien dans l’île d’Anjouan qu’aux Comores. La dimension historique de la ville, sa culture séculaire, son esthétique et sa civilisation indo-arabes sont menacées », écrivait-il. « Si on quitte la ville, qui va défendre les origines de notre identité ? », m’a-t-il aussi demandé, sous-entendant que son identité était radicalement différente de celle des ruraux anjouanais. « Sûrement pas les gens du Nyumakele ». Il s’est ensuite ravisé, me demandant de « ne pas trop insister sur les histoires de kabaïla et de wamatsaha » qui pourraient nuire à ses projets politiques. Preuve que le rapport de forces n’est plus ce qu’il était…
Lisa Giachino
[1] Martin, Comores, quatre îles…, L’Harmattan, 1983.