Médina menacée, noblesse déchue, vie sociale au point mort… Mutsamudu souffre des cicatrices du séparatisme, du marasme économique et du joug politique. La ville aux mystères cherche un bol d’oxygène. En route pour Mutsamudu, deuxième étape du journal Kashkazi autour des capitales de l’archipel[1].
Dans l’air confiné de son labyrinthe intime, Mutsamudu se regarde dériver. Le « bateau » rebelle[2] fut noble et fier de l’être. Au rythme où vont les choses, il ne sera bientôt plus que ruine.Parmi ses murs qui s’écroulent, beaucoup portèrent un nom. En s’affaissant, ils ensevelissent leur propre histoire. Les hommes, qui, jusqu’alors, conservaient jalousement la trame du passé familial, sont souvent loin de ces plaies mal déblayées, ces tas de pierres qu’est devenu leur patrimoine ancestral[3]. Dans d’autres îles ou sur d’autres continents, presque tous les « Mutsamudiens d’origine » qui le pouvaient se sont échappés, laissant à sa moisissure leur ville à laquelle ils continuent de vouer un amour déçu. Ils reviennent pour les vacances, le temps d’assister aux mariages, de renouer avec leurs vieilles habitudes sociales, de jeter un regard sombre sur la digue d’immondices et le cloaque que sont devenues la plage et la rivière, de rêver d’une réhabilitation qui rendrait sa dignité à la médina. Et puis, parfois, ils restent.
Le patronyme des vieux murs encore debout leur sert alors souvent de bouée de sauvetage dans une cité dont les équilibres anciens ont pris l’eau depuis longtemps. Mouayad Said Ibrahim, neveu du prince[4] dont il arbore le titre, est de ceux-là. Facteur à Orléans, noble et « cool » à Mutsamudu, ses années de travail en France n’ont pas altéré sa conviction d’appartenir à une aristocratie menacée. Dans le salon lézardé de la maison maternelle, rénovée à la hâte pour son retour, il a aligné les portraits de ses aïeuls les sultans. A côté, sur un mur, une grande affiche publicitaire occidentale. La demeure s’appelle Inati. De l’autre côté de la ruelle minuscule, Barakani, celle du père de Mouayad, accueillait la seconde épouse de l’aristocrate. « Il l’avait déplacée pour avoir ses deux femmes à proximité. Les maisons d’Hamumbu, le quartier noble, ont des noms », dit le prince facteur. « C’est à travers ceux des maisons qu’on connaît les noms des familles ».
Mouayad entretient le souvenir de son grand- père récalcitrant à l’ingérence française. « C’était Said Ahmed, le successeur légitime de Said Omar [lui-même placé à la tête de Ndzuani par les Français, ndlr]. Mais il était anglophile. A la mort de Saïd Omar en 1892, les Français ont pris l’un de ses fils, Said Mohamed, à Mayotte, et l’ont mis à Ujumbe [le palais royal construit au cœur de la médina, ndlr]. Mon grand-père n’est plus jamais sorti de la maison Barakani où il est resté enfermé pendant 15 ans, jusqu’à l’abdication de son frère. Les Anjouanais venaient le voir dans cette maison ». Le retour au bercail a été rude pour l’arrière petit-fils de sultan. « L’anarchie urbaine a pris une ampleur catastrophique. Les rues sont défoncées, les vieilles maisons en ruine, et petit à petit, on s’habitue ! La capitale a attiré l’exode massif. Quand je suis arrivé, emporté par la colère, j’ai publié un papier ». Dans ce texte rageur qui, aujourd’hui, l’embarrasse un peu, Mouayad fustige « la courbe démographique », qui « joue en défaveur des Mutsamudiens de souche » et le « déclin » de sa ville « menacée » dans « sa culture séculaire, son esthétique et sa civilisation indo-arabes ». Des termes excessifs, sous-tendus par un sentiment de supériorité à l’égard des ruraux qui peuplent aujourd’hui la ville, mais qui révèle le malaise ressenti par les « vieux » Mutsamudiens.




Le minaret de la mosquée de vendredi, une porte de la vieille médiana, mkira djimwa.
La fierté conquérante, qui fait partie des clichés sur la noblesse mutsamudienne, est loin. En exil ou restés sur place, les citadins de la ville portuaire se sentent humiliés de toutes parts. Depuis la chute des cours des produits de rente qui permettaient l’entretien et la construction des habitations, la prospérité qui soutenait le rayonnement de la cité n’est plus qu’un souvenir. Paupérisés, la plupart des anciens nobles demeurés sur leur île vivotent dans leurs demeures délabrées ou à l’extérieur de la médina, louant leurs boutiques aux petits commerçants venus de la campagne, laissant aux broussards les métiers manuels qu’il leur serait impensable d’exercer. Leurs rapports même avec les gens de la brousse, qu’ils n’ont souvent plus les moyens d’employer comme domestiques, ont changé. Toute suprématie véritable perdue, il ne reste que la méfiance réciproque et les vieux complexes tenaces pour maintenir une certaine hiérarchie entre les classes sociales traditionnelles.
La vieille caste dominante y est forcément perdante. Sur cette déchéance douloureuse pour quelques uns, la crise séparatiste a appliqué son lot de rancoeurs. En première ligne de la sécession, la capitale anjouanaise est doublement meurtrie par le débarquement de l’armée comorienne de 1997, et la guerre civile qui oppose séparatistes de Mutsamudu et de Mirontsy en 1999. L’élite de la ville aussi, prise en sandwich entre les soupçons des Grand-comoriens, qui pointent le rôle clé joué par Mutsa dans le séparatisme ; et l’hostilité d’une partie des Anjouanais, qui n’ont pas pardonné à certains intellectuels et cadres de la ville de s’être démarqués de la « cause commune ». L’exploitation par le président Mohamed Bacar de l’opposition ville/campagne vient exacerber les « sentiments revanchards » exprimés, selon les citadins, par les ruraux. A tel point qu’excédés par le destin de leur ville et leur sentiment d’injustice, des cadres mutsamudiens ont un jour demandé que la capitale de l’île soit logée ailleurs…
Le marasme économique, les désillusions issues d’un séparatisme devenu gênant, le joug d’un régime politique qui empêche de penser à trop haute voix font peser sur la ville une ambiance de morosité passive. Chacun se remémore l’époque où « on balayait devant nos portes, où la ville était propre », incapable de se tirer de l’individualisme et du je m’en-foutisme décrié par les uns et les autres. Rares sont ceux qui parviennent à entretenir leur envie de projets, d’idées et d’idéaux collectifs. Désertée par les étrangers comme par ses forces vives, Mutsamudu semble tourner à vide et ne plus rien attendre. Encore moins espérer. « Mutsamudu n’est plus ce qu’elle était », résume Amir Said Jaffar, exilé à Moroni depuis la crise de 1997. « C’était une ville très ambiante, pleine de convivialité. Maintenant, on y ressent un grand étouffement dont le séparatisme a été un élément moteur. Il a accéléré le mouvement des départs. Avant on était très sédentaires, on ne quittait pas Mutsamudu comme ça. Aujourd’hui, il ne reste sur place que les gens qui n’ont pas les moyens de se déplacer ».
« Toux ceux qui ont les moyens se sont sauvés », renchérit Boss, artiste et peintre en bâtiment. « Tout le monde pense à ça. Les Mutsamudiens ne s’entraident plus. A part dans le sport, il n’y a plus aucune des associations qui s’occupaient de la propreté, qui faisaient du théâtre… maintenant, c’est politique, politique. Il n’y a pas de distraction. Les jeunes n’ont rien. Même pas une bibliothèque ». Responsable de Radio Dzialandze, l’une des rares structures associatives en activité, et membre de l’organisation du Médina Festival, Ali Mohamed Nobataine constate que « les foyers sont vides. Pratiquement toutes les associations qui mettaient Mutsamudu à l’avant-garde en matière culturelle ont disparu. On dirait que maintenant les gens s’en foutent. C’est difficile de les mobiliser. Les gens voyagent mais ici, on a tendance à entendre toujours les mêmes choses. Il n’y a pas de sursaut. Mutsamudu se replie. Elle est en état de latence ». Pourtant, derrière ses façades moisies, ses places envahies de chômeurs fatalistes et ses détritus, Mutsa garde son air mystérieux de celle à qui on ne l’a fait pas, de ville jalouse de ses secrets de famille, où l’étranger se sentira toujours un peu perdu. Est-ce la raison pour laquelle l’idée selon laquelle la capitale anjouanaise n’accepte pas les Comoriens des autres îles est si tenace à Moroni ?





Vue de la ville depuis ‘intérieur, les escaliers de Sambi, une ruelle de la médina, une fenêtre de l’Ujumbe, une vue du zawia…
« C’est faux », tranche Amir Said Jaffar. « Il y avait autrefois des fonctionnaires grand-comoriens à Anjouan. Bien sûr, le séparatisme a répandu l’idée que le Grand-comorien était la source de tous les maux anjouanais. Mais Mutsamudu a toujours aimé les étrangers. Ceux qui disent ça n’y sont jamais allé ». Amir reconnaît pourtant la tendance de la ville à se replier sur elle-même : « Il y a un côté un peu mystère parce qu’elle a toujours voulu garder son terroir à elle seule, qu’il n’y ait pas de pénétration extérieure. C’est ce qui a fait sa force. Il y avait une peur de l’Autre, la peur que l’étranger ne vienne perturber les bonnes mœurs. Mutsamudu c’était trois, quatre grandes familles, qui ne se mélangeaient pas. Même entre grandes familles reconnues, les mariages n’étaient pas toujours faciles ». Ali Mohamed Nobataine le dit autrement : « Avec un ami on se disait toujours que si on déterrait les morts, on apprendrait beaucoup de secrets ! »
La vie autarcique, socialement parlant, de ces descendants de migrants arabes, les femmes l’ont jusqu’à la seconde moitié du XXème siècle vécue de façon extrême, cloîtrées quelles étaient dans leurs demeures, leurs furtives silhouettes voilées dans les ruelles ou postées aux fenêtres entretenant le mythe de la ville auprès des voyageurs. « Les femmes vivaient enfermées, elles ne savaient rien », se souvient Chamsia Adinane, une habitante de la médina. « Elles se consacraient au ménage. Quand j’étais jeune, je ne savais même pas qu’il existait des villes comme Domoni, Moya, Sima, Koni… Nous avions des gens qui vivaient à la maison, qui n’ont jamais rien su de tout ça jusqu’à leur mort ! Quand on voulait aller dans une autre maison, on sortait à 5 heures du matin et on ne rentrait que le soir. C’est à partir de 1975, avec Ali Soilihi, que c’est devenu plus intéressant. Il a obligé les femmes à sortir pour se cultiver. Nous, on n’a pas eu la chance de se cultiver, à cause de notre père. On restait à la maison pour s’occuper du mari ».
Ouverte sur le monde grâce à son port, Mutsamudu n’a durant longtemps pas ressenti le besoin de s’intéresser de près au reste de l’île. « Après Abdallah 1er[5], on a fortifié la ville et tous les gens influents sont venus l’habiter », explique Said Ahmed Charif. La vie en cercle fermé s’est poursuivie jusqu’à l’indépendance. « Dans les années 70, les deux grandes équipes de foot de la ville étaient constituées exclusivement de ressortissants de Mutsamudu », rappelle Amir Said Jaffar avant de préciser : « Tout ça, c’est fini. Les jeunes aujourd’hui s’en fichent complètement ». Cette histoire particulière, cette familiarité installée entre gens habitués à vivre entre eux, expliquent sans doute que certains réagissent comme si leur intimité était violée par l’exode rural massif. « Quand tu fais un mariage maintenant, c’est vraiment populaire », remarque Mazamba Inzoudiny, un ingénieur installé dans la périphérie. « Avant, il y avait des choses spécifiques qu’on ne partageait pas avec d’autres personnes. C’était une sorte de contrat que chacun avait envie de faire. Tu ne pouvais pas te marier avec une femme, si elle n’était pas noble comme toi. Avoir une fille vierge, c’était quelque chose de grandiose. C’est révolu, mais on regrette la perte de ce prestige. Et puis, on s’entraidait. Auparavant, dans la médina, tu ne pouvais pas manger sans savoir que ton voisin mangeait aussi ». Les rendez-vous en fin d’après-midi sur les toits de la ville, le meilleur endroit pour faire voler les cerfs-volants et alpaguer l’ami vivant à quelques rues, nourrissent les souvenirs des nostalgiques…
Du port de Mutsamudu désormais débarquent des dizaines de containers, mais peu de ces étrangers qui apportaient un bol d’air aux citadins friands d’exotisme. Aujourd’hui, la ville a du sang neuf, mais manque d’oxygène. « J’ai compris que s’il n’y a pas d’étrangers, rien ne pourra marcher », confie Boss. « C’est par les contacts entre les différentes races qu’on apprend des choses. Là, on échange avec qui ? »
Lisa Giachino
[1] N° 61/ Mars 2007.
[2] Pendant la crise séparatiste, la médina était surnommée ainsi car l’armée comorienne ne pouvait y trouver les rebelles, ni entrer dans ses dédalles sans risquer d’être piégée.
[3] Une demande d’inscription de la vieille ville de Mutsamudu au patrimoine mondial est en cours auprès de l’Unesco. Extraits du dossier. « L’originalité des constructions tient d’une part à leur architecture (aspect extérieur dépouillé, décorations intérieures arabisantes typiques) ainsi qu’à leurs techniques constructives spécifiques (maçonnerie de blocs de lave hourdée de chaux à base de corail). Tous ces éléments témoignent d’un développement artistique ayant subi de nombreuses influences étrangères, mais, au final, typiquement insulaire. (…) Les caractéristiques urbanistiques (…) de la vieille ville de Msamudu (…) sont à rapprocher de celles de nombreuses médinas du monde musulman. Néanmoins, le type de construction employé décrit plus haut est typique des tech- niques swahilies de l’Afrique de l’est et des îles volcaniques de la sous région. Historiquement, les Comores n’ont jamais fait partie d’un vaste empire ou d’un royaume structuré. Le pouvoir politique est resté entre les mains de petits sultanats dont la zone d’influence est à l’échelle de l’archipel. De même, l’escale que constituait Msamudu pour les navires y faisant relâche est à l’échelle des res- sources qu’elle pouvait leur apporter. On ne trouvera donc pas sur le site de Mutsamudu de bâtiments particulièrement imposants, représentatifs d’un pouvoir politique fort ou d’une activité commerciale importante. »
« De par l’affaiblissement progressif du commerce maritime au cours du XXe siècle, la ville de Msamoudou a vu son activité économique diminuer et partant, le dynamisme urbain et le taux de renouvellement de ses constructions aussi. On peut donc estimer qu’il y a eu un « gel » de la vieille ville et que la topographie des lieux et la typologie des constructions ont peu évolué depuis sa fondation. La vieille ville de Msamoudou est donc un authentique témoignage de l’organisation urbaine prévalant dans l’archipel des Comores il y a trois siècles, même si on assiste à une dégradation récente de cet environnement. »
[4] Prince Said Ibrahim, l’une des principales figures politiques de la fin de la période coloniale.
[5] Sultan à la fin du XVIIIème siècle.