Jetcen le Balacier

18 ans de carrière. L’énigmatique rappeur, Jetcn Balacier, continue son combat d’artiste et de manager « à l’ombre du show-busines ».

Lui, c’est un couteau Suisse, il nous semble. Jadis, apprenti de danse urbaine dans le groupe invincible armada aux Comores, l’auteur interprète est aussi devenu manager chez Watwaniya production, scénographe de live hip-hop, metteur en scène évènementiel, autodidacte propulsé chef de projet à Telma-Comores. Un acteur culturel aux multiples tâches. Dans son monde, les artistes ont presque chacun un nom de scène. Le sien est un acronyme, littéralement réfléchi, approfondi : Jetcn Balacier. Joueur Eternellement Talentueux au Colt Noir à Bal d’Acier.

Passionné de musique depuis tout petit. C’est à 7 ans que son père lui fait découvrir, en 1996, les sons traditionnels, le blues, la soul, le rock ‘n’ roll, le zouk, le jazz, la disco, la pop, le rap, etc. « Mon père, souligne Jetcen, était mélomane, musicien d’un groupe musical au village, à Hetsa dans le Hambu ». Un bel héritage à ses yeux. Grâce à ce papa, Jetcen écoute les plus grands aux Amériques. Tupac Shakur, Biggie, Nas, Michel Jackson, pour ne citer que ces derniers. L’histoire du hip-hop l’interpelle. Les films, les émissions télé ou encore des bouquins.

Avant 2012, l’internet n’est pas accessible à tout le monde dans le pays. C’est un luxe pour beaucoup. Donc, se nourrir culturellement via cet outil n’était pas possible. Avec la concurrence actuelle entre les opérateurs, l’outil coûte moins. Il explique : «  Je pouvais passer une journée entière, pendant les vacances, à lire et à écouter de la musique, à regarder des films ». Il se rappelle en détail de la petite bibliothèque familiale, remplie de disques et de livres. C’est dans cet univers là qu’il grandit. Un monde qui a forcement entretenu sa curiosité, son envie d’écrire. Au début, il se confie qu’à la plume. Des poèmes. Il transforme discrètement ses maux en mots pour atteindre l’apaisement. « Solitaire, timide, je ne partageais pas avec qui que ce soit. Le Bic et le cahier étaient mes seuls confidents ».

Jetcn. Enfants de la lune.

Le jeune prodige connaît un bouleversement inattendu. La rupture de ses parents en 2000, le départ de sa mère pour la France en 2003. Cela lui change son mode de vie. Métamorphose. Sorties entre potes jusqu’à tard la nuit. A part les jeunes de Djomani, son quartier de résidence, il fréquente aussi ceux des autres quartiers de Moroni. Asgaraly, Hamdraba, Sada, Irungudjani, Badjanani, etc. A l’époque, la culture n’avait pas cette importance qu’elle a, aujourd’hui, à Madjadju. « Il fallait que je sorte de ma zone de confort, sans choquer ou blesser mon père. Je faisais grave attention. A l’alcool, par exemple. Comme une bouteille à la mer, les vagues m’ont d’abord porté vers la danse urbaine. Moi qui n’ai jamais envie devenir danseur, j’ai fini par me jeter à l’eau avant qu’Imran et que Saïd (feu Delpiero) ne me convainquent d’exploiter mon talent caché. J’expose alors mon expression écrite à l’oral. J’aborde le rap à partir de 2004 ».

Il s’y sent à l’aise. Il devient vite une sorte de rappeur à « 3D », qui ne mâche pas ses mots. Figure de style, flow, punchline, assonance. Le son de « Sarumaya mind » est à couper le souffle pour la plupart de ses fans. Tantôt souriant, tantôt sérieux, le Balacier se veut surtout conscient dans ses textes. Il est classé parmi les rappeurs les plus productifs du pays. 7 collectifs et solos en 10 ans. Entre 2011 et 2021. Mon inspiration1, ntso massiwani2, la gifle3, hayawane4, sans titre made in 20125, asga vol 16. Des album enregistrés chez Rise an shine, Wakh’art Music, Watwaniya production. Son EP « la gifle », signé avec Moulaye, est même masterisé au studio Sankara du rappeur sénégalais Awadi. Jetcn compte sortir son neuvième solo, cette année.

Mince, casquette sur la tête, le jeune rappeur envoie régulièrement du lourd, comme on dit. Sa façon d’écrire en shikomori, sa manière d’articuler les mots en général, font de lui un des rappeurs hors pairs de sa génération. «  C’est le fruit de mon labeur. L’expérience nous forge. Pour enregistrer, il nous fallait 15.000 ou 35 000fc chez Sahil ou chez Fathi, paix à son âme. Très cher, à cette époque, pour nous qui n’avions aucun revenu mensuel. Pour éviter les reprises, on se fixait des objectifs avec des conditions de travail très exigeantes. Parmi elles, une bonne maitrise du texte et un one shot ». Maintenant l’enregistrement est quand même moins coûteux. Partout à Moroni, on peut trouver des studios à l’exemple de Watwaniya Production, de Fale city, d’Interface prod, de Twamaya House. Des studios poussent aussi, tels des champignons, dans d’autres localités, hors de la capitale. Il signale : «  Le foisonnement des homes studios résulte d’une énorme concurrence sur le marché. Même à 10.000 fc, on peut enregistrer actuellement ».

Il repense à ses 18 ans de parcours. Entre le Sénégal et les Comores. Dans l’archipel des Comores, le jeune rappeur coopère avec des artistes de la place ; Cheikh Mc, Awax, AST, Di Wess, K’poral Chris, Kaffbeat7, WASIII… Avec Elzo Jamdong, Moulaye, Skillaz, Ophis, Tal Rek9, Moona10 au Sénégal et avec Mantra aux States. « Le manque de moyens financier ne m’a jamais stoppé. Je trouve toujours une issue ». Son groupe Enfant de la lune est le premier à avoir été reconnu au Sénégal. Il fut le premier rappeur comorien à être médiatisé dans ce pays. Il raconte : « Au Sénégal, j’ai économisé pendant deux ans pour m’acheter un home studio sur le marché noir. Un matériel de 2.500.000CFA, qui a pris feu le même jour où on l’a installé chez moi ». C’est important de le souligner dans un pays où les artistes se plaignent du ministère de la culture. Certains réclament disent n’avoir jamais eu de soutien de la tutelle. Jetcn, lui, se donne les moyens de faire autrement.

Jetcen ignore ce que lui réserve l’avenir, mais il reconnaît que l’Alliance Française de Moroni a appuyé son album Sarumaya Mind, fait en collaboration avec Y’a oté pirates11 en 2016. On a salué son talent et sa notoriété. C’est une grosse pointure « à l’ombre du show busines » comme disait KJ. Dans un pays comme les Comores, où la jeunesse s’intéresse au flow et à l’instrumental, le poids des mots a son importance. « Certes, la musique est importante mais, si on arrive à y mettre encore du fond, ça serait encore impeccable. Perso, je suis trop exigeant ». Le public ? « Après mes scènes au Sénégal j’ai constaté que sa population a un longueur d’avance par rapport aux Comores. Elle est plus avertie, plus active et plus réactive. Ce sont des gens qui aiment, qui respirent, qui lisent, qui se documentent, enfin, qui apprennent l’histoire de la culture hip-hop. Chose qu’on trouve rarement ici. Oui, j’ai une audience conséquente là-bas ».

A Moroni, beaucoup ne l’ont pas pris au sérieux. Autrefois, on le traitait même de bandit. Un jeune en perdition. Personne ne croyait à ses rêves d’artiste. Mais il n’abandonne pas, continue ses performances. Ignore les préjugés. Aujourd’hui, il affirme : « Wanideya tsamba maalesh/ waregeya leo zakiri tsamba namnilish/ namnilish/ mhentso ushi/ udjuzi tale wahanyu uyo ubish/ ». Littéralement, cela veut dire qu’il n’en a que faire de leurs critiques. « Toutefois, il y a des gens aussi, qui avaient confiance en mon talent, à l’exemple de Seush12, de StillNas13, de Fakri14 ». Le rap est un moyen d’expression sans frontière. C’est ce qui plait à ce rappeur. Il ne s’intéresse pas uniquement à la culture hip-hop américaine. Il a aussi ses références francophones. Rohff, Kerry James, Medine, Youssoupha, Booba. Et surtout il ne lâche rien, tout en restant humble. « Ma satisfaction reste de voir un jour des artistes que je manage devenir des références dans la culture comorien ou dans le reste du monde. Ça sera ma plus grande fierté, ma plus grande victoire ».

Ansoir Ahmed Abdou

1 Mixtape avec son groupe Enfant de la lune, 2011.

2 Mixtape solo, 2011.

3 EP avec Moulaye, 2012.

4 Mixtape solo, 2015.

5 EP solo, 2016.

6 EP solo, 2021.

7 Un rappeur de Mayotte résidant au Canada.

8 Un comorien résident en France.

9 Actuel animateur à VIBE RADIO au Sénégal.

10 Rappeuse, finaliste prix RFI.

11Un groupe de jazz maloya de la Réunion.

12 Directeur artistique de l’album Sarumaya Mind.

13 Producteur et compositeur comorien vivant à l’étranger.

14 Idem.