ASEC ou quand la jeunesse comorienne rêvait de révolution

L’ASEC demeure la plus puissante organisation étudiante que les Comores aient connue. Mais ces militants qui rêvaient de révolution prolétarienne sont tombés du haut de leur utopie. Bien placés sur l’échiquier politique aujourd’hui, ils rougiraient à lire ce qu’ils écrivaient il y a 30 ans. Du col Mao, ils sont passés sans remord au col Kandu[1]. Cet article est paru dans le n° 63 de Kashkazi (mai 2007).

« Un révolutionnaire est celui qui fait la révolution », disait Ernesto Che Guevara. L’Association des stagiaires et étudiants des Comores (ASEC) a, elle, passé 40 ans à scander la révolution et à la consigner dans la plus impressionnante production qu’une association comorienne ait jamais écrite. Des tonnes de brochures, des rapports, des journaux qui dorment, aujourd’hui, dans « les caves du Village 3 de la cité universitaire de Bordeaux », affirme un militant désabusé. Le reste de ces pamphlets révolutionnaires s’est envolé dans les couloirs d’Antony, une autre cité bastion de l’association. Envolées aussi les idées révolutionnaires de leurs auteurs. Les seules archives de la plus grande utopie de la jeunesse comorienne se trouvent aux mains des services de renseignement français et comoriens, qui les ont réquisitionnées au cours des opérations de démantèlement de cette organisation politique secrète, dont l’ASEC n’était que la face émergée, l’arbre qui cachait la forêt.

Tout a débuté le plus simplement du monde au début des années 60. Les Comores accèdent à l’autonomie interne en 1961 et se préparent à mettre en place les bases d’une administration locale. La jeune élite en formation au lycée Galliéni d’Antananarivo bénéficie de bourses de la puissance administrante pour aller étudier ou se perfectionner en France. Les premiers bacheliers, les titulaires du Brevet d’étude du premier cycle (BEPC) et les quelques cadres administratifs que comptait l’archipel débarquent à Paris, Bordeaux et Toulouse. Ils seront rejoints en 1966 par un deuxième contingent formé dans le tout jeune lycée de Moroni. Au contact de la vie universitaire et des étudiants des territoires français d’Afrique et des Antilles, la colonie comorienne se réunit le 27 mars 1966 à Aix-en-Provence et fonde l’Association des étudiants et stagiaires originaires des Comores en France (AESOCF). Le congrès constitutif, qui dure deux jours, est historique.

Il se tient « en présence de la communauté comorienne (essentiellement composée de travailleurs, ndlr), de l’Office de coopération et d’accueil universitaire (OCAU) et du ministère des Départements et territoires d’outre-mer » note Ahmed Ouled, auteur d’une historiographie sur l’ASEC[2]. Bien que « ces étudiants (soient) plus confrontés à des problèmes d’adaptation » à leur nouvel environnement qu’à des questions existentielles – leurs études et leur séjour étant entièrement pris en charge par l’administration coloniale -, leur association se fixe comme objectifs la défense de leurs intérêts matériels et moraux et le resserrement des liens par le biais des festivités. Au programme, plus de soirées dansantes et culturelles que de manifestations de rue dans l’ambiance prospère des années 60, où les étudiants rêvaient plus de « peace and love » que de protestations. On retrouve à la tête de l’AESOCF des noms aujourd’hui familiers de la vie politique comme Saïd Ali Kemal, Mtara Maécha, Abdillah Mohamed, qui fut ministre du président Abdallah, ou Armand Alonzo, un créole mahorais[3].

L’ASEC lors d’un congrès.

Cependant, alors qu’en France le milieu étudiant comorien passe du bon temps, l’archipel est en proie à des conflits politiques. A Maore, le Mouvement Populaire Mahorais fait descendre ses militants dans les rues contre le président Cheikh durant cette même année 1966. A Moroni, les lycéens, dopés par le succès de leur mouvement de grève de 1964, envahissent la rue en 1968 et prennent le maquis contre l’autorité coloniale. La lutte pour l’indépendance des colonies africaines est relayée par le Mouvement de libération nationale des Comores (MOLINACO) en exil en Tanzanie, le Parti socialiste des Comores (PASOCO), ainsi que le Parti pour l’évolution des Comores (PEC), aux avant-postes de cette lutte sur le terrain. Les mots d’ordre lancés par ces partis trouvent un écho chez les lycéens, qui deviennent le fer de lance du mouvement patriotique naissant. A Paris, les dirigeants de l’AESOCF suivent avec distance ces bouleversements, évitant de prendre position au nom du caractère « apolitique » de leur association, de loi 1901. Toute tentative d’ouvrir des espaces de débats sur la situation politique se heurte à la peur de ses dirigeants de sortir de leur rôle et de perdre les privilèges accordés par l’Office de coopération et d’accueil universitaire, relais de l’administration française qui finance ces associations estudiantines africaines.

« Les membres du bureau (de l’AESOCF) sont reçus avec tous les égards dans les bureaux de la rue Oudinot [siège du Ministère de l’outre mer, ndlr], prennent part aux réceptions officielles ouvertes aux étudiants et rencontrent les autorités comoriennes de passage en France », constate Ahmed Ouled. Mais la quiétude de l’association ne sera pas de longue durée. Son troisième congrès, tenu à Bordeaux en 1968, prend position en faveur de l’indépendance. On décèle l’influence des premiers bacheliers qui étaient à la tête des événements de 68 au lycée de Moroni, arrivés en France cette même année, et qui rejoignent tout naturellement le seul cadre organisé des étudiants comoriens. L’amorce de ce tournant fait ses premières victimes parmi les fondateurs de l’association, accusés de « corporatisme ». Saïd Ali Kemal cède la présidence à l’avocat Mohamed El Aniou. Autre signe de la rupture en cours, l’AESOCF change de nom et devient l’ASEC. La politisation, en filigrane dans cette mutation lente mais progressive, prend des contours plus nets en 1970. Le cinquième congrès, qui se tient sous la présidence de Mtara Maécha, adopte une plateforme affirmant son engagement « anti-colonialiste, anti-néocolonialiste et anti-impérialiste ». Bien que l’on retrouve encore à sa tête une partie de ses fondateurs, l’ASEC est progressivement acquise à l’idéologie des dirigeants de mars 68 qui opèrent dans l’ombre. Plus engagés dans la lutte pour l’indépendance et fins stratèges, les nouveaux venus travaillent en connivence avec les groupes politiques opérant sur le terrain, à l’insu des dirigeants de l’ASEC.

Progressivement, le groupe composé de Moustoifa Saïd Cheikh, Idriss Mohamed, Aboubacar Saïd Salim, Ahmed Koudra, Combo, Nafion Zarkach, Youssouf Moussa, pour ne citer que le noyau central, prend le contrôle de l’organisation en 1971, formalisé à l’issue du sixième congrès tenu à Paris. Les anciens dirigeants et fondateurs de l’association se trouvent dans leur collimateur. Qualifiés « d’éléments démobilisateurs, agents fantoches du gouvernement local et de la France impérialiste », ils sont mis à l’écart. La réaction des autorités locales et de l’administration française est immédiate, mais inefficace. Elles coupent les subventions à l’association, sans s’apercevoir qu’elles venaient de donner aux nouveaux venus un argument supplémentaire pour démontrer « la compromission » de l’ancienne équipe avec le colonialisme.  Ce premier coup de semonce contre le syndicalisme « corporatiste » donne les coudées franches aux tenants de la ligne révolutionnaire, qui inventent le « syndicalisme révolutionnaire » dont les mots d’ordre exhortent à « l’intégration aux masses fondamentales », à la création d’une « union générale qui englobe aussi bien les élèves et les étudiants comoriens ». La stratégie de la nouvelle association inscrit la popularisation des idées révolutionnaires dans la masse, et la concentration des forces dans la lutte de libération nationale devient une priorité.

L’ASEC lors du 7ème congrès. Des militants de l’ASEC à Nanterre.

Le virage contre les « corporatistes » est définitif. Le septième congrès (1972) lance la première purge contre les défenseurs d’un syndicalisme autonome vis-à-vis de la politique. Pour affirmer ces nouvelles orientations, ceux qui viennent d’extirper l’ASEC des mains de ses fondateurs se dotent de supports de propagande. « Trait d’Union » devient l’organe de liaison et d’information à destination des militants de base, et va jeter officiellement le pont entre l’association et le mouvement patriotique regroupant les partis comoriens qui prônent l’indépendance. L’architecture de l’association subit également une refonte dans le but d’en assurer le contrôle. Des sections sont créées, pour remplacer les délégations académiques qui formaient la première architecture de l’association. Les étudiants sont répartis dans des Cellules de base (CB), où ils travaillent sous le contrôle des directions des sections. Celles-ci rendent compte directement à la Direction centrale, elle-même placée sous l’autorité d’un Comité exécutif, le sommet de la pyramide. Le huitième congrès adoptera le mot d’ordre « tout pour le Comité exécutif », instaurant une allégeance aux membres de ce comité, qui n’est autre que le cerveau de l’association, le groupe le plus politisé. Le « Centralisme démocratique », inspiré du modèle d’organisation des partis communistes chinois et albanais qui sont alors les références des nouveaux dirigeants, organise désormais les relations entre les instances de l’association.

Il s’oppose à « l’ultra démocratisme » petit-bourgeois de l’ancienne équipe. Les orientations du Comité exécutif sont avalisées par la direction centrale, transmises ensuite aux directions des sections, qui vont enfin les traduire en actions et tâches à accomplir par les CB. C’est dans cette dernière structure que gravitent tous les militants. Débarrassée de ses éléments « rétrogrades », la prise en main de l’association par les « révolutionnaires » est totale. La nécessité de former les militants de base pour élever leur niveau de conscience théorique et politique est posée. Les classiques du marxisme-léninisme et les écrits du grand Timonier Mao Zédong constituent le principal univers culturel des membres de l’ASEC. Un bulletin interne (BI) complète cette littérature par des analyses de la situation politique comorienne et internationale, selon le prisme de la théorie révolutionnaire. La vie de l’association y est aussi décryptée. Solidement encadrés à l’intérieur de ces structures, les jeunes militants apprennent à présider les réunions, à prendre la parole et à argumenter. Des exposés sur des thèmes théoriques obligent les militants à se plonger dans la littérature révolutionnaire et à appliquer la pensée marxiste dans leurs analyses politiques. La ponctualité, la prise de notes, la discipline révolutionnaire font également partie du programme. Pour la plupart des militants, cette formation a été salutaire. « J’ai appris à m’organiser », reconnaît l’écrivain Mohamed Toihiri, qui a commencé comme militant de base avant de présider la puissante section de Bordeaux.

Pour Ibrahim Mohamed Sidi, lui aussi militant de Bordeaux, « l’ASEC était une école. J’étais curieux d’apprendre des choses que je ne connaissais pas sur mon pays. Le contexte politique, par exemple. Quand je venais aux réunions des CB, des gens exposaient des thèmes sur les Comores que je découvrais, alors que je venais de là. J’avoue que cela me plaisait tellement que je m’y rendais spontanément, d’autant plus que c’était sur le campus » explique-t-il. C’était tellement captivant qu’on en finissait même par négliger les études, se souvient une ancienne militante mahoraise. « Cela m’a beaucoup appris, notamment dans la gestion et l’organisation, mais j’ai délaissé mes études. Cela a beaucoup desservi cette génération, je pense, qui possédait de très bons éléments, qui se sont perdus dans la politique ». Cet encadrement politique était cependant l’une des forces de l’ASEC, qui a formé un vivier de militants défendant des convictions, quand bien même elles étaient dogmatiques. L’autre atout de l’association était sa maîtrise des débats théoriques et politiques du moment. Cela se mesurait à sa place à l’avant-garde dans le mouvement anti-impérialiste français et international. Estimant que « la lutte du peuple comorien fait partie intégrante de la lutte anti-impérialiste mondiale », les dirigeants de l’ASEC se positionnent en faveur de la fameuse théorie des « trois mondes », qui démarque les superpuissances (URSS, Etats-Unis), les pays capitalistes avancés qui forment le second monde, et, enfin, les pays socialistes et sous-développés, constituant le tiers-monde.

Un schéma qui décidait des stratégies internationales et à partir duquel l’ASEC va distinguer « les vrais amis des faux amis ». Son département extérieur prend ainsi position, en faveur des régimes chinois et albanais, en raison du « rôle hégémonique de la classe ouvrière ». Des dirigeants du Comité exécutif effectuent un voyage secret dans ces deux pays, où ils rencontrent le président chinois Mao Zedong et son homologue albanais Envers Hoxja. En France, l’ASEC entretient des relations avec le Parti communiste marxiste-léniniste (PCMLF), l’Union de la jeunesse communiste révolutionnaire et d’autres mouvements d’extrême-gauche. Des liens sont tissés avec les organisations estudiantines du Vietnam, du Cambodge, du Pérou, du Chili, de l’Espagne, de Madagascar, de différents pays d’Afrique, engagés dans des luttes armées de libération. Très impliquée sur le terrain international, l’ASEC est à l’initiative, en 1975, de l’organisation de la Journée anti-impérialiste, célébrée le 21 février de chaque année. « Les grandes figures révolutionnaires sont glorifiées, à l’instar de Moja Jona, leader nationaliste malgache, Osendé Afana, économiste maoïste camerounais et l’un des fondateurs de l’Union de la population du Cameroun (UPC), qui a été violemment réprimée par le régime Ahidjo », écrit Ahmed Ouled. « De cette aura, l’ASEC va jouer un rôle influant dans la lutte pour l’indépendance des Comores. Elle est aux côtés du PASOCO dans le Front patriotique uni, avant de dénoncer l’alliance de ce parti avec le Front national uni autour d’Ali Soilihi. Elle dénonce la « pseudo-révolution » d’Ali Soilihi et soupçonne le Conseil national révolutionnaire (CNR), issu du coup d’Etat qui a conduit Ali Soilihi au pouvoir de tentative « d’embrigadement de la jeunesse » et de « liquidation du mouvement patriotique ».

A son onzième congrès de 1976, l’ASEC prône « la lutte populaire armée comme forme principale de la lutte de libération nationale » face à l’aventure du CNR. Après la chute de ce régime, l’ASEC décide de déplacer le centre névralgique de ses actions vers « le front intérieur » et organise le retour progressif de ses membres les plus aguerris, Moustoifa Saïd Cheik en tête. Le contact avec les éléments restés au pays ne se fera pas sans heurts. Des divergences éclatent entre les ex-dirigeants de l’ASEC et ceux du front intérieur. La mort d’Abdoulkader Hamissi, le leader le plus en vue à l’intérieur du pays, apparaît comme le prix à payer pour le contrôle du mouvement patriotique. Les stratégies de prise de pouvoir échafaudées par l’organisation clandestine, qui opérait masquée derrière le sigle de l’ASEC, se sont avérées un fiasco. La répression menée en 1985 par les mercenaires de Bob Denard prive le mouvement révolutionnaire de ces têtes pensantes et ouvre la voie à une débandade. En France, l’ASEC a perdu son rôle prépondérant de force d’impulsion de la lutte anti-impérialiste, et n’a plus de ressort pour opérer la mutation qui lui ferait retrouver la lutte syndicale. A l’instar de leurs anciens dirigeants, qui, après leur libération, se sont divisés et ralliés à leurs ennemis d’hier, les militants restés en France ont perdu leurs illusions et leur âme révolutionnaire. Coquille devenue vide, l’ASEC entre dans un processus de décomposition après le démantèlement du Front démocratique et du Mouvement communiste marxiste-léniniste des Comores, suite à l’opération militaire avortée de mars 1985, visant la liquidation des mercenaires. Les derniers militants qui gardaient la chapelle, ont fini par mettre la clé sous le paillasson. Depuis le milieu des années 90, le rêve de l’ASEC n’est plus que ruines.

Kamal’Eddine Saindou


[1] Robe blanche que portent les hommes comoriens et symbole de notabilité.

[2] Ouvrage par depuis l’article aux éditions Komedit: L’association des Stagiaires et Étudiants des Comores (ASEC) / Rêves et illusions d’une génération de Ahmed Ouledi.

[3] Cela peut paraître étonnant aujourd’hui, mais l’ASEC comptait dans les années 70-80 de nombreux « mahorais » parmi ses militants. Youssouf Moussa Ahmed Soilihi, Armlette Henry, I. Soibahaddine, Jean-Claude Toihir, aujourd’hui à des postes à responsabilité, furent parmi les plus actifs. Outre le fait que certains de ces militants étaient engagés dans la voie indépendantiste, cet afflux de « Mahorais » dans une période où les clivages entre les îles étaient féroces, s’explique par le fait que l’ASEC était la seule association à les accueillir et les soutenir à leur arrivée en France. « A l’époque, il n’y avait pas toutes les bourses actuelles », se souvient un ex-adhérent. « L’ASEC faisait tout pour nous ». Par solidarité, et aussi avec un brin d’arrière-pensées.