Envie(s) de cinéma depuis Moroni

Parler de cinéma aux Comores n’est pas toujours simple. Sortir un premier long-métrage – Amani – sans le sou n’est pas donné, non plus. Ahmed Toiouil, son réalisateur, a dû se prendre plus d’une fois dans les rets de son rêve, avant de parvenir à poser son récit à l’écran. Le film nous semble fragile, mais l’ambition de son auteur est grande, et les Comoriens, qui, d’ordinaire, boudent les images de leur diaspora, se sont révélés friands et curieux de leur propre image, à travers Amani. Récit et entretien avec le jeune cinéaste en devenir.

Un phénomène rare. Une actrice se retrouve devant le mur de l’ambassade de France, un matin d’octobre, à Moroni. Elle demande un visa pour aller présenter le film qu’elle incarne à l’écran dans un festival en France. Le film vient d’être présenté à l’Alliance française pour sa première date de sortie officielle, mais on la soupçonne du pire. Elle pourrait en profiter pour disparaître dans la nature. Le rêve prétendu des Comoriens est de vivre une vie de clandestin dans l’Hexagone. On lui refuse donc le sésame. Elle n’est pas seule à le demander. Ils sont trois. Mais l’actrice en question est une « influenceuse », malgré elle. Son cas déchaîne aussitôt l’opinion sur les réseaux. On crie au scandale. Et le mur impassible de l’ambassade finit par se fissurer. On découvre alors qu’elle fait partie d’un projet qui n’aurait pas eu autant de visibilité auprès des Comoriens, s’il n’y avait eu ce refus. Une simple erreur d’appréciation au consulat français lève ainsi le voile sur une réalité autrement plus complexe. Celle du cinéma des Comores en devenir.

On connaissait Hachimiya Ahamada et Mohamed Said-Ouma, deux réalisateurs de la diaspora comorienne. L’une est à Bruxelles, l’autre à Saint-Denis. Les deux évoluent dans le circuit officiel des indépendants, voués à une carrière internationale. Chaîne de production digne de ce nom, diffusion en festival, reconnaissance des critiques et d’un public de plus en plus large. On pourra dire qu’ils en sont… du métier. Wo nde kina ! On connaît cependant moins la force de conviction d’une jeunesse rêvant de cinéma depuis Moroni. Ahmed Toiouil en fait partie, bien qu’évoluant, aujourd’hui, en France métropolitaine. Il travaille pour un cabinet d’avocats, mais consacre tous ses week-ends à la divine caméra et à ses rêves de marabout de ficelle. Car vouloir produire un film sans le sou – ce qui est son cas –  suppose que l’on soit un peu fou. « Je crois que c’est le propre de l’artiste, de troquer sa folie contre l’émotion. De transformer sa sincérité, sa fragilité en peinture. D’aller là où on ne l’attendrait pas. Et c’est aussi un film, cette histoire incroyable qu’on a vécue, en produisant totalement le film Amani, sans aucun financement. Je crois au travail. Je fais confiance aux matins. Je me donne donc les moyens, je travaille. En espérant toujours que le résultat suffise un jour à ramener des moyens. Mais ce projet fou, nous l’avons fait surtout parce qu’on n’avait pas le choix. On voulait faire des films. C’est ce qu’on aime le plus au monde. Il fallait bien qu’on le fasse, soit-il avec des bouts de ficèles ».

Ahmed Toiouil tenant le rôle du perchman. Une scène en plein tournage. L’affiche du film.

Toiouil ramène son rêve à la fin des années 1980. A un souvenir bien précis. « Une production américaine est venue aux Comores tourner le premier et seul film de fiction professionnel, à ma connaissance, ayant eu nos îles comme décor : le film Night of the Cyclone. A l’époque, mon père, Omar Toiouil, travaillait à l’hôtel Galawa, où le film a été tourné. Il a eu la chance de rencontrer l’équipe de production. Plus tard, il a reçu le film en cassette, à sa sortie. J’ai grandi avec ce film, la voix de mon père me racontant le tournage. Avec une vielle caméra que l’un de ses touristes a bien voulu lui laisser. J’ai très vite compris que je voulais faire ça. Des films. J’ai créé une petite troupe théâtrale à Mbeni. J’ai commencé à filmer depuis le collège, les gens, les routes, la nature ». Toiouil arrive en France pour faire son droit, ensuite. Mais comme un bon ouvrier à l’université, il n’oublie pas d’affûter ses outils du cinématographe à l’ombre. « J’en ai profité pour y faire plusieurs courtes formations de cinéma, un peu partout, et pour m’engager dans les équipes techniques de plusieurs productions professionnelles. J’ai appris sur les plateaux de tournage, en observant les autres travailler et en posant des questions. J’ai surtout appris en faisant des films ».

Amani, son long métrage, pourrait laisser plus d’un cinéphile averti sur sa faim. La critique pourrait être féroce à son égard.  Mais le regard de certains pros demeure bienveillant. « Pour beaucoup, c’était la première fois qu’ils découvraient le cinéma de notre pays. Le public essentiellement non-comorien a été séduit par les paysages, la culture. Les échanges étaient riches, très encourageants. Quant aux professionnels, ils ont été surpris surtout par le fait que le film soit autofinancé, compte tenu du résultat obtenu. Notre film a été nominé parmi les cinq meilleurs films africains au Festival International du Film Panafricain de Cannes, à côté de grosses productions africaines et de films produits par de grosses boites comme Canal plus ». Ce n’est peut-être pas rien. Le public comorien, lui, s’est montré fier. Besoin d’images qui lui ressemblent, besoin de se sentir représenté à l’écran. Non pas que les réalisateurs de la diaspora ne l’aient pas déjà fait. Leurs films ont par ailleurs toujours été bien produits, nettement mieux pourvus en moyens, soignés à l’image près. Des films d’auteurs, mais qui demeurent peu connus du public-pays. « Jamais je n’aurais cru qu’on soit capable de mobiliser autant de comoriennes et de comoriens, qui achètent des billets et qui viennent nous voir en salle. Le public comorien a fortement manifesté son intérêt pour notre projet et pour la culture comorienne. Et c’est une des plus grandes leçons que j’ai eue de toute ma vie : on peut faire des choses ! »

Le phénomène Amani révèle une envie de cinéma collective, inhabituelle, soudaine. Ahmed Toiouil planche déjà sur un projet de diffusion plus large aux Comores. « Oui. Notre premier objectif est la démocratisation de la culture, du cinéma en particulier, aux Comores. Nous avons toujours projeté nos films aux Comores. Mais cette fois-ci, nous comptons le faire massivement. Des projections sont en cours de programmation dans plusieurs villes et villages des Comores pour faciliter l’accès au film ». Cela le réconciliera peut-être avec les difficultés liées au tournage. Il évoque rapidement le casse-tête de la gestion des équipes, sans trop insister. « Je connaissais la plupart des comédiens. J’ai rencontré les autres une fois arrivé aux Comores pour le tournage. Ils ont tout de suite partagé ce rêve fou de faire un film à présenter en festivals. Nous avons passé un peu plus d’un mois ensemble, nuits et jours, à travailler. Et on a vécu des moments formidables ».

Salmador, l’héroïne. Sur le plateau du tournage. La plage de Buuni, où s’est tourné une partie du film.

Cette envie de cinéma d’un jeune, qui a grandi au temps de la vidéo, en surprend plus d’un. Toiouil a connu une époque où il n’y avait plus de salle de cinéma dans l’archipel, et où les images du monde entier lui arrivaient par le petit écran, si ce n’est par le biais des réseaux sociaux. Rêver de réalisation exige un sacré culot pour un môme sorti du pays profond. Mbeni son village se situe dans le Hamahamet. Or les lumières n’illuminent parfois que les ombres de la capitale. Il a fallu traverser plus d’un mur pour parvenir à faire sens. Toiouil n’a d’ailleurs pas pris la caméra, tout de suite. Il a dû commencer par la plume. « J’avais écrit un roman, quand j’étais au lycée qui racontait l’histoire d’une femme contrainte d’épouser un homme politique, au détriment de ses ambitions. Je m’étais inspirée d’une histoire vraie. La vie d’une amie d’enfance ». C’est ce roman qu’il finira par adapter le jour où il a pu passer derrière une caméra, avec ce désir chevillé au corps : « Je voulais raconter une histoire qui parle aux Comoriens ».

Ceci explique en tous cas par où est passé l’idée du film pour se concrétiser. Sa grande surprise ? La perspective dégagée. Ce premier film, bien que tenu par des bouts de ficelle à tous les niveaux, et bien que falakaté dans tous les sens, et bien que fragile dans certaines de ses ambitions, en appelle forcément à une suite. Le chemin est tracé, désormais. « Nous avons beaucoup appris et fait de très belles rencontres. Le défi maintenant est de continuer à faire des films. Nous y travaillons. Nous sommes d’ailleurs en train de tourner une série comorienne en France. Et d’autres projets pour les Comores sont en cours de préparation ». C’est dit, c’est net et ça pousse la magie du rêve encore plus loin. Sans parler de l’espoir d’être accompagné, d’être accepté dans le cercle des pros, d’être suivie – et pourquoi pas ? – dans sa folie par les autorités culturelles du pays.

On sait les soucis qu’il a eu à faire voyager ses acteurs hors des Comores. On y a vu s’exercer le soft power (diplomatie d’influence) à la française. Un non pour un oui ! Mais côté comorien, ce soutien a presque été réduit à rien. « Le ministre de la culture a contacté l’Ambassadeur de France aux Comores, afin de nous trouver une date de dépôt urgent du dossier de demande de visa, puisqu’on n’arrivait pas à obtenir un rendez-vous, rapidement. Voilà la seule intervention des autorités en notre faveur. Nous les avons remerciés pour cela. Mais que ça soit pour la constitution du dossier, la prise en charge, le financement, le voyage, nous nous sommes débrouillés. Nous avons sollicité le soutien des autorités quant à la préparation et au financement de ce voyage, ils nous ont fait comprendre que cela n’était pas possible. D’ailleurs, un seul membre de l’équipe a obtenu son visa lors du dépôt initial, et tardivement ». L’opinion, heureusement pour l’équipe, s’en est mêlée, d’où la fameuse polémique du visa refusé : « Journalistes, avocats, artistes, public, se sont mobilisées, pour faire en sorte que les deux acteurs choisis pour présenter le film puissent obtenir leur visa après le refus, dont leur demande a préalablement fait l’objet ».

Soeuf Elbadawi