Les ex-dirigeants de l’ASEC sont presque tous aux commandes de l’Etat, mais n’offrent plus aucune alternative de gouvernement. Cet article est paru dans le n° 63 de Kashkazi (mai 2007).
Où est passé l’idéal révolutionnaire des ex-dirigeants de l’ASEC ? Le démantèlement du Front démocratique à la suite de la répression de 1985, ne suffit pas à expliquer la désaffection de toute une génération, qui semble avoir renié jusqu’à ses propres valeurs. Ces combattants qui rêvaient de « conquête du ciel » sont depuis une dizaine d’années aux commandes de l’Etat. Il n’y a pas une administration, un département ministériel où l’on ne trouve un ex- militant de l’ASEC. Ils détiennent l’essentiel des postes de décision dans le gouvernement de l’île de Ngazidja et ailleurs.
Le premier d’entre eux, Moustoifa Saïd Cheik, plusieurs fois ministre, est l’un des plus influents conseillers du président Elbak. Le ministre de l’Education de l’Union est également un ancien de l’organisation. Le président de l’Assemblée de l’Union vient des mêmes rangs, pour ne pas tous les citer. Aucun d’entre eux ne peut se targuer d’une gestion ou d’un bilan laissant entrevoir son engagement d’hier en faveur du peuple. Tout se passe comme si le contact avec la réalité que ces militants pensaient changer avait volatilisé toute capacité d’inventer une alternative.
Pour l’écrivain Mohamed Toihiri, « il y a eu beaucoup de gâchis humain et psychologique. Les méthodes staliniennes ont boycotté l’individu ». L’écrivain livre en exemple une anecdote. « Je me rappelle du jour où j’ai annoncé que j’allais partir en vacances avec des collègues d’université. Une militante dont je ne citerais pas le nom m’a lancé qu’il n’y a pas de vacances, tant que la révolution n’est pas terminée. Cela laisse un sentiment aigre-doux ». Ibrahim Mohamed Sidi a vécu « un choc » dit-il, le jour où il a assisté à une séance d’autocritique d’un jeune militant, qui avait oublié de préparer un rapport. « La violence des propos m’a choqué et je me suis demandé si je pouvais supporter une telle discipline ». Dans son ouvrage à paraître, Ahmed Ouled fait observer que pour avoir élu en son sein des éléments ayant appartenu à l’ancienne direction de l’ASEOCF, la Section de Lyon a été en situation de « liquidation par des éléments anti-organisation ». Combien de militants ont quitté les rangs parce qu’ils avaient perdu jusqu’à leur identité personnelle ?


Moustoipha Saïd Cheikh en campagne.
Co-auteurs de Contre-pouvoir, l’excellent ouvrage sur le recul des forces progressistes dans les années 80-90[1], Miguel Benasayag et Diégo Sztulwark soulignent « le divorce entre les avant-gardes intellectuelles et scientifiques d’un côté, et les avant-gardes politiques de l’autre », qui a fait perdre au mouvement révolutionnaire sa capacité de répondre aux nouveaux défis de notre époque. L’ASEC n’échappe pas à cette analyse. Sa faiblesse est d’avoir, par son organisation militaire, évité à ses militants l’occasion d’un débat, qui aurait peut-être permis de tirer des enseignements et permettre l’élaboration d’alternatives. Pour les auteurs de Du Contre- pouvoir, « un des enseignements douloureux mais indiscutables de l’époque passée est que ce qui était la question centrale de la politique alternative, à savoir la prise du pouvoir et ses modalités comme point de passage obligé dans le processus de transformation radical de la société, devient aujourd’hui une question relativement secondaire ».
L’ASEC, qui s’était inscrite dans la vision déterministe de l’histoire, est elle aussi tombée « dans le piège, dans la croyance selon laquelle la libération venait d’elle-même, qu’il suffisait de renverser les forces du mal (la réaction) pour que le bien (le communisme) triomphe et fleurisse spontanément ». Une vision qui a fait que « progressivement, les énoncés révolutionnaires sont apparus comme déconnectés de la réalité, comme n’ayant aucune relation avec le quotidien et la vie des gens […] Dans le meilleur des cas, les alternatifs apparaissaient comme des prédicateurs de l’espérance et d’une possible « apocalypse », mais ils ne représentaient plus une voie concrète pour la vie […] Les mêmes personnes, les mêmes groupes sociaux, qui, jusqu’à hier, étaient capables de prendre les armes, de partir en lutte, d’organiser des grèves et des combats, ne pouvaient plus comprendre les discours de leurs camarades d’hier. Telle une langue étrangère inintelligible, le langage de libération avait perdu son pouvoir de séduction ».
Kamal Eddine Saindou
[1] M. Benasayag et D. Sztulwark,Du Contre-pouvoir, La Découverte, 2001.