L’archipel des Comores au temps des festivals

FACC, Gombesa, Tsidje festival, Bangwe de l’oralité, Amzino, Medina festival, Ntso uzine, FIMO. Le nombre de festivals organisés dans l’Union se multiplie. Au moins huit rendez-vous à prétention nationale et internationale depuis mai 2022. La promotion des arts et de la culture devient une mode. Les organisateurs sollicitent toujours un soutien du ministère chargé de la culture. Une aide financière que certains d’entre eux parviennent à obtenir à coup de pressions et de salamalecs. Mais quid des vraies questions que pose la culture, aujourd’hui ? Celle du public notamment…

Un festival après l’autre. Le dernier vient de se terminer en fanfare la semaine passée. Le but principal de ce genre d’évènements est bien sûr de promouvoir les contenus. Les festivals font émerger des talents nouveaux, contribuent à consolider la « culture nouvelle » – les expressions contemporaines – et à élargir les publics ou à les faire advenir. Patronne du Festival d’Arts Contemporains des Comores (FACC), Fatima Ousseni parle justement du FACC comme d’un « événement permettant à la population d’accéder à l’art et à la culture ». Une idée que partagent d’autres organisateurs. Seush de Ntso Uzine, Rahim aka Parolier du Karthala de Bangwe de l’Oralité, Houssam Ismael Soilihi de Tsidje festival. Les échanges, ou national, ou international, participent de cette dynamique.

Fatima Ousseni, directrice du FACC, nous ramène  à un constat, effectué en 2010 : « Le public comorien ne connaissait pas ses artistes. Leurs talents étaient reconnus par les étrangers qui partaient avec leurs œuvres. C’est ce qui m’a poussé à collectionner les œuvres d’art, d’abord, à Lyon, où j’habitais, puis à Paris. C’est à partir de là que  l’idée de ce Festival d’Art Contemporain m’est venu en tête, pour constituer le patrimoine national, demain. » Elle ajoute : « C’est vrai que l’art contemporain était reconnu aux Comores. On y comptait environ quatre ou cinq galeries et plusieurs groupes d’artistes fragmentés : Karthala Art, Calcamart, Simbo Art. Il n’y avait pas de synergie commune entre artistes ». Ceci engendrant cela : « Il y avait très peu d’acheteurs. Alors nous avons décidé de créer le FACC pour unir les artistes comoriens et leur permettre d’aller à la rencontre du public ».

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Ce qu’elle ne dit peut-être pas, c’est que cette seule logique ne suffit pas à convaincre. L’organisation, la communication, l’innovation et l’animation exigent du temps et de l’intelligence collective. Si on regarde les espaces d’expression traditionnelle de la culture de très près, on se rend bien compte qu’il y a un engouement certain et une mécanique ancienne en action. Pas un djaliko, pas un shigoma, pas un twarab, pas un kandza, qui ne draine son public. Dans le cas des expressions contemporaines, c’est le flou total. L’échange entre artistes et publics est réduit à son minimum. Elle est seulement réduite à qui paie sa place pour en être, directement ou indirectement. Les mêmes visages reviennent au fil des années. Il n’y a pas de renouvellement de public, et quand c’est le cas, cela ne va pas au-delà des chefs-lieux.

A l’Alliance de Moroni ou au stade de Mutsamudu, les spectateurs ont l’air d’être sculptés dans le même bois. L’impression que les organisateurs se contentent d’organiser leurs événements, sans chercher à travailler sur leur public. Ils le considèrent comme « acquis », alors qu’il s’agit vraiment d’expressions nouvelles, qui demandent à ce que le spectateur soit accompagné, encadré, entouré, sous peine de produire des publics déconnectés du contenu même qu’on leur propose. Combien de fois a-t-on vu débarquer des spectateurs à une pièce de théâtre ou à une exposition de peinture, parce que « this is the place to be », pour des raisons qui n’avaient rien à voir avec les arts ? On entend à chaque fois les mêmes généralités se répéter et rien de bien intéressant pour les créateurs eux-mêmes. Seush est parmi les artistes qui se plaignent de n’avoir jamais reçu de critique intéressante de la part du public comorien.

Mais a-t-il vraiment œuvré pour que ce public confirme son intérêt pour sa pratique du krump ? Il y a un volet dont on ne parle pas dans le débat sur les nouvelles expressions de la culture. Celui de la médiation. Il est vrai que la scène actuelle souffre d’un manque de médiation évident. Créations au théâtre, performance de street-art ou de krump dans les rues… Combien sont-ils à s’y rendre et à comprendre ce qu’on leur dit ? On ne compte plus le nombre de participants aux causeries sur des livres qu’ils ne liront jamais. On ne compte plus le nombre de personnes ne se souvenant pas de la dernière exposition à laquelle ils ont été. Les festivals en l’occurrence sont censés aider à construire ces publics. Mais que font-ils pour aller dans ce sens ? « A cette troisième édition de Ntso Uzine nous avons touché environ 500 ou 600 personnes » déclare Seush. Mais qui sont-ils ces « 600 personnes » ? Les organisateurs ont-ils jamais pris le temps d’analyser ce public, essentiellement urbain et si peu représentatif de la complexité du pays ?

Houssam Ismael Soilihi, qui évolue au sein du festival de Tsidje, souligne les efforts faits pour ramener du monde : « En 2022, nous avons invité dix localités ». S’est-il penché sur les raisons qui poussent un public à venir ou non dans un tel événement ? La plupart des publics qui se rendent à un spectacle de danse aux Comores, aujourd’hui, espèrent y voir consacré l’enfant ou le groupe de leur village. Ils n’y vont pas par intérêt pour les danses présentées, au sens strict du terme. La question est valable pour toutes les autres formes d’expression. Quelqu’un devrait s’y pencher. Cheikh Mc reconnaît un manque sur ce point : «Ici, nous sommes des artistes dans l’océan. Chacun nage à sa façon, avec son énergie. Nous avons la flemme de réfléchir sur la médiation culturelle. Quand tu es l’artiste, le producteur, le manager à la fois, tu ne penses qu’à une chose au final : la sortie du projet. Donner sens à une médiation ? Les gens s’en foutent ». Ou peut-être qu’ils ne se sont jamais interrogés sur l’intérêt d’un tel travail auprès d’un public pourtant en demande, parce qu’en réalité à force de se rendre dans des événements qu’on ne comprend pas, on finit par se lasser.

« Je suis toujours contente de voir, explique Fatima Ousseni (FACC), de jeunes stagiaires et des jeunes écoliers, issus des écoles d’art en Europe, expliquer les œuvres dans les musées, les universités et d’autres lieux culturels. Ça fait toujours plaisir. Ça donne de la perspective, ça donne du corps et de la réflexion. Ici, aux Comores, on n’en est pas encore là, aujourd’hui. Mais ça serait une très bonne idée d’avoir des spécialistes dans ce domaine. J’en parle à chaque fois, mais on ne l’a pas mis en place. Il faut savoir que ce n’est pas à l’artiste de s’occuper de la médiation ». Sans doute ! Mais à quoi s’occupent les organisateurs de festivals dans ce cas ? Pourquoi n’intègrent-ils pas cette donne dans leur logique d’existence ? On entend tous les jours sonner la même rengaine : la culture (contemporaine, s’entend) n’est pas assez soutenue. On accuse le ministre de la culture de manquer d’intérêts pour ses missions et on se persuade que la promotion des arts va faire décoller le tourisme.  Jamais, on ne se pose la question de savoir à quoi sert encore la culture dans une société comme la nôtre.

D’ordinaire, les Comoriens se rendent à leurs manifestations traditionnelles pour deux raisons essentielles. La première, c’est parce qu’elles contribuent à renforcer le lien. On se rend au mariage de la cousine, au mawlid de l’oncle, à l’événement de l’association du village, qui œuvre pour le commun. Deuxièmement, on y va pour le plaisir collectif que cela procure. Car on y est à la fois spectateur et acteur. Les deux vont ensemble. Lorsque c’est un ukumbi, un mandzaraka, un twarab, un tari, on y joue avec tous autant qu’on est regardé par tous. On ne consomme pas la culture comme ce spectateur urbain, qui se rend à l’Alliance, paie sa place et regarde pour ce qui donne l’impression d’être son seul plaisir, quand il arrive à en avoir. Entre les deux mondes, il y a une différence nette. D’un côté, il y a la communauté renforcée, de l’autre, il y a du divertissement. Un rôle que pourrait jouer les festivals serait peut-être de renouveler ce sentiment d’engouement traditionnel pour la culture, au-delà du fait d’apprendre aux publics les nouveaux codes. En gros, ils pourraient s’intéresser au sens des contenus qu’ils proposent. L’éducation culturelle est donc à prendre au sérieux.

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Dans un festival comme le Medina à Ndzuani, qui est le seul à réunir autant de publics, jeunes comme vieux, devrait se poser la question du sens. On sait que ses organisateurs s’étaient à un moment donné laissés interpeller par le discours séparatiste. Un faux pas, mais qui ramenait au sens de la culture dans une société en crise, comme la nôtre. Les gens venaient au Medina festival, parce qu’ils y retrouvaient Ndzuani rassemblé. Dommage que le festival, maintenant qu’il est soutenu par les autorités nationales, ne retrouvent pas cette même volonté au niveau archipélique.

La culture sert toujours un dessein. Même le principe du divertissement vient souligner une volonté politique de desservir les contenus. Dans les foyers culturels à Moroni, on fonctionne, par exemple, de manière étrange. Les gens viennent, non par amour de l’art, mais pour soutenir l’artiste du quartier ou de la localité ou parce qu’ils veulent tout simplement être vus, là où tout le monde est censé être : « the place to be ». Durant les années 1970, on se souvient que Moroni, avec l’UFAC (Union des Forces d’Action Culturelle), l’UFAD (Union Fraternelle d’Art Dramatique), ou même avec les concerts de la révolution à Al-Camar disposait d’une scène culturelle contemporaine plus engagée, au sens politique du terme. Les gens se rendaient alors aux rendez-vous culturels, parce qu’ils y prenaient leur part de la révolution (msomo wa nyumeni ou soilihiste) en marche.

Aujourd’hui, tout le monde se rue au stade de Maluzini pour applaudir un concert de Dadju, qui chante en play-back grâce à des fonds publics, en oubliant même le sens du live des orchestres d’hier. On sait que les artistes n’ont pas toujours le temps de sortir de leurs contenus, mais quid des organisateurs. Le succès de la culture est basé sur ce qu’elle charrie, et non sur sa promotion. « L’éducation artistique fait défaut » avance Rahim, le Parolier du Karthala. Les lieux pour promouvoir l’art et la culture sont pourtant là, plus nombreux qu’avant. Les écoles, les universités publiques ou privées, les bibliothèques, les foyers culturels, les places publiques. Mais il y manque peut-être le devoir de médiation. Il est temps d’adopter une politique visant l’intérêt du public. Multiplier les échanges en milieu scolaire, et pas que dans la capitale, serait peut-être un début. En ce moment, toutes les localités veulent avoir leur école privée. Mais aucun responsable ne s’inquiète de l’absence d’une bibliothèque dans ces écoles. Comment inculquer à la jeunesse la passion pour l’art et la culture dans ces conditions ? Pour l’Etat, collecter des impôts auprès des écoles privées est l’unique souci. Les écoles publiques, qui, elles, ne paient pas d’impôts, n’intéressent personne. Là aussi le bât blesse…

Ansoir Ahmed Abdou