La musique de Mwezi WaQ. sur le retour

Le groupe comorien sort un nouvel album en ce mois de décembre, après son premier opus, sorti il y a dix ans. Chants de lune et d’espérance frayait avec l’utopie des grands jours. Le blues des sourds-muets, lui,, parle des Comores d’aujourd’hui, dans une partition à la fois mélodique et entraînante. Entretien avec Soeuf Elbadawi autour de cette belle aventure dont la première sortie live est à l’affiche du festival Africolor, ce 16 décembre à la Courneuve, en région parisienne.

Un nouvel album au titre étrange ?

Je ne dirais pas cela. Le blues des sourds-muets ramène une poétique du peuple sur le devant de la scène. Il signale un état de fait, celui de tous ces hommes et femmes qui choisissent de la fermer devant l’adversité, tout en saisissant l’ampleur du fardeau qu’on leur fait porter. Je n’ai pas besoin de rappeler la fable des trois singes pour être compris, mais le peuple dont je parle est bel et bien conscient de ce qui se trame autour de lui. Il a beau se vouloir sourd et muet, il a assez de yeux pour voir ce qu’on lui promet ou pas, pour comprendre les enjeux passés et à venir, pour saisir l’instant qui passe.

Sur certains titres, vous parlez du fardeau colonial ?

Est-ce qu’on peut raconter ce pays – les Comores – en feignant de ne pas comprendre cette page de notre histoire, passée et présente. Elle a la particularité de nous ronger le corps et l’esprit. On parle même du complexe de colonialité, aujourd’hui. Cette histoire méritait que l’on s’y arrête, surtout qu’elle se prolonge, sans cesse, qu’elle continue à nous écraser de tout son poids.

Vous semblez remonté contre les élites au pouvoir ?

Elles ignorent leur mission. Dire qu’elles nous ont oublié sur la table, qu’elles se jouent de nous, de notre incrédulité, qu’elles instrumentalisent nos peurs, qu’elles ont recours à l’occulte et à l’absurde, pour nous rendre encore plus dociles, ne me semble pas excessif. C’est le minimum syndical, pour éviter de sombrer dans le processus de décomposition accéléré que nous impose le monde néolibéral. Les dirigeants aux Comores règnent par le dédain. Ils méprisent le corps social et s’imaginent que le pays se résume à leurs petits soucis domestiques, et à la voracité de ceux qui les soutiennent.

Des extraits de l’album compilés…

Deux titres font référence sur l’album à la quatrième île de l’archipel – Mayotte – aujourd’hui rupéïsée ?

Ce n’est pas l’île, au sens strict, qui m’intéresse dans ce titre, mais plutôt le projet de néantisation de l’archipel. « Mayotte », pour caricaturer, est devenu une espèce de tiroir-caisse pour les habitants de cet espace, ainsi que pour les étrangers. On essaie d’en tirer le maximum. Le président français disait, l’an dernier, que le rapport entre Mayotte et la France se poursuivrait, s’il le faut, jusqu’à l’épuisement. « Mpaka tsho », déclarait-il, une expression récente, qui a tendance à traduire le lent dépouillement de la bête _ la bête étant l’archipel. L’ultime dépossession de cette terre finit par emporter ce qui nous reste d’humanité. Je n’écris donc pas sur une île, mais sur la lente mortification de l’archipel des Comores. Il y a une reprise d’ailleurs de la chanson de Baco, Hale, à la fin de l’album, qui, à la manière de Louise Michel, rend compte de cet état de dépossession, qui nous fige dans le temps. Dire que Mayotte est une terre comorienne ne suffit plus pour rendre compte de nos propres limites face à l’adversité.

Vous évoquez les morts du Visa Balladur et dissertez sur le rejet des migrants en Europe ?

Le « Visa Balladur » est une tragédie singulière dans notre trajectoire coloniale. Je trouve qu’on n’en parle pas assez, voire qu’on n’en parle pas du tout, qu’on préfère jouer aux sourds et aux muets, alors que nos corps continuent à s’enfoncer dans l’eau. Je ne pouvais pas oublier cet épisode de notre histoire récente. Les migrants vers l’Europe, j’en parle également, parce que c’est la seule voie qui s’offre à notre jeunesse. Or la manière dont nous accueille cette Europe signale une amnésie, quant aux histoires qui nous ramènent à elle. Des conquêtes coloniales aux assassinats de présidents, le processus ne s’est jamais interrompu depuis 1841, en ce qui nous concerne. Maintenant, la reprise de Undroni blues, un titre du premier album – Chants de lune et d’espérance –, rappelle aussi que le repli communautaire ne concerne pas que l’Europe et se fonde toujours sur un déni d’histoire, y compris dans une capitale comme Moroni, qui aime à parler de « gens de souche » et de « pièces rapportées », ou à Mayotte où l’on joue à opposer les cousins d’un même peuple entre eux.

Que raconte Mwana-Djinn, ce titre en ouverture de l’album ?

Il parle des enfants-djinns. Une légende prétend que lorsqu’on a recours aux djinns pour avoir un enfant, celui-ci a tendance à porter la douleur des siens, dans sa chair, toute sa vie. On dit aussi que les Comores appartiendraient aux djinns, avec qui les hommes ont dû négocier pour trouver leur place en ces terres, jadis. Des histoires qui m’amènent à raconter le destin d’un enfant-djinn, emporté par les lumières de ce monde, mais qui reste jusqu’au bout une promesse pour les siens, pour sa mère, pour sa terre natale. C’est le drame des Comoriens dans leur ensemble. C’est aussi le mien, de drame.

Soeuf Elbadawi en concert avec Mwezi WaQ. Les citoyens oubliés de la « république du dédain » debout sur la place de l’indépendance un 6 juillet, pendant que passe le cortège du président.

Musicalement, l’album renoue avec la chanson comorienne des années 1970-80, tout en cherchant à réinventer ce patrimoine ?

C’est possible ! Il y a 14 titres sur ce projet. Sept inédits, sept reprises. Tous racontent une même histoire, celle d’un pays à la dérive, mais où le citoyen essaie de relever la tête. C’est une musique qui se veut mélancolique, entraînante, à la fois. Légère et engageante. Une musique qui naît de la diversité, qui ne se cantonne surtout pas dans un genre unique. On passe d’un style à l’autre, du kandza au garasese, du twarab au mgodro. Les anciens reconnaissent les sons et les pas de danse. En même temps, on joue à épouser le monde dans sa complexité. Il y a des influences qui viennent de partout, du reggae, de l’afrobeat, de la salsa, du classique, du contemporain. Avec des instruments quelque peu inhabituels pour les Comores : le violoncelle, le saz, la soprano, le balafon… Un percussionniste – Fabrice Thompson – permet de garder le cap. D’être ancré dans l’archipel, tout en allant butiner dans l’ailleurs. L’équipe se laisse porter. Cédric Baud, Ben, aux guitares, Clémence Léobal au violoncelle, Valérie Belinga aux chœurs, ainsi que moi-même au chant, on se laisse porter comme pour une partition du monde en mouvement.

Une musique du monde en somme ?

Si vous voulez ! Les Comores sont un pays né du Divers, et je pense à Glissant, en le disant. De nombreux peuples sont venus s’échouer dans ces îles, avec une obligation de repenser l’espérance. Ils ont ramené leurs cultures avec eux. Il y avait là des bantu, des asiatiques, des perses, des arabes, des européens… Et cela a eu l’avantage de nous réconcilier avec la pluralité des  mondes qui nous entourent. Nos héritages, lorsqu’ils s’écoutent en musique, nous embarquent dans des patrimoines éclatés, tout en ayant le pied résolument campé dans l’archipel. Ce que je dis n’aurait cependant jamais eu autant de sens, s’il n’y avait cette envie entre les interprètes de cheminer ensemble. Pour le coup, les musiciens ont fait montre d’une grande capacité à incarner mon histoire d’archipel. Même les invités – Frédérique Brissaud au sax, Mangane Ousseynou au balafon ou encore Fouad Ahamada Tadjiri – se prêtent allègrement au jeu. Je crois pour ma part n’avoir pas écouté de musique aussi comorienne depuis des années. A l’heure des influences hip hop, afrobeats, soul, r’n’b ou urbaines, qui rythment les sons de la nouvelle génération, j’ai peut-être eu besoin de revenir à la bonne vieille chanson comorienne, qui s’était quelque peu assoupie, à force de cheminer à des endroits un peu trop déterminés.

Avec une écriture singulière ?

Je pense être revenu à une forme d’écriture populaire, qui emprunte, certes, au shinduwantsi, l’art poétique par excellence à Ngazidja, mais qui se revendique aussi de la rue. Beaucoup de jeunes artistes, sans doute parce qu’ils sont attirés par la fureur de l’amour, ont fui le terrain du politique. En dehors des exceptions – dans le hip hop, je pense à Cheikh Mc, dans les musiques actuelles, je pense à Eliasse – et surtout en dehors de quelques anciens – je pense à Baco, à Salim Ali Amir, peut-être à Farid Youssouf également – on sent qu’il y a eu un affaissement général du verbe dans les écritures actuelles. On n’ose plus nommer les choses. Ceux qui quittent le territoire du politique ont même peur d’être surpris par les démons de la conjoncture. Moi, j’avais besoin d’être rattrapé par le réel, de parler sensiblement des Comores d’aujourd’hui, en campant une certaine poétique, qui rappelle que la musique reste quand même le lieu de la mémoire pour nous.

Dans le livret (24 pages), les images du Visa Balladur, de Nkarobwe le fou prétendu, des émeutes du riz, d’Ali Soilihi le guide de la révolution. Une autre manière de raconter les Comores, aujourd’hui…

Votre musique sonne quand même décalé par rapport à ce qui se fabrique sur cette scène comorienne en ce moment ?

Paraître décalé n’a rien de difficile de nos jours. Mais je reste persuadé que je ne fais que prolonger des expériences déjà tentées par d’autres. Il y a cette génération, bien sûr, qui essaie de se raccrocher au monde, en mimant la geste des musiques à la mode, des musiques mainstream. Ils copient les Caribéens, les Nigériens, les Congolais et les Zanzibari, sans chercher à signifier leur singularité. Il me semble que nos aînés négociaient beaucoup plus l’apport des influences étrangères, en restant fidèle au patrimoine, alors que la génération actuelle tente, elle, de trouver sa place dans des dynamiques de consommation, qui lui sont totalement étrangères. On veut faire du Burna Boy, du Yemi Alade, du Fally Ipupa, du Diamond Platinum, du Gims ou du Dadju. Les artistes de la diaspora comorienne sont parfois les seuls à s’en sortir dans ce jeu : les Rohff, Soprano, Imani ou Napoleon Da Legend, dans la mesure où leurs musiques se fondent directement dans d’autres patrimoines. Respect! Mais qu’un enfant du pays, qui a fait ses gammes sur des boîtes de conserve et des gitara mapvindo, essaie de faire un tube « à la manière de », sans chercher à être fidèle à son histoire, me laisse quelque peu perplexe.

Cela est d’autant plus dangereux que ça s’accompagne d’une disparition des pratiques les plus anciennes de notre patrimoine. En dehors des spécificités de terroir, le twarab ou le gambusi notamment, les artistes passent plus de temps à programmer leur musique sur ordi qu’à jouer d’un instrument véritable. Le udi, la mandoline, le violon, l’accordéon ou la flûte orientale ont disparu de notre musique. On pense qu’il suffit qu’une super voix suffit pour surprendre son monde. En même temps, on sait que nos voix, vocodées, samplées, traficotées, ont perdu de ce grain naturel, qui faisait le succès des Zaïnaba et autres interprètes de la tradition. Je me pose parfois la question de savoir ce qui pousse nos voix à ressembler autant au son des States ou de Paris. Je m’interroge aussi sur l’importance du play-back, qui a pris le dessus sur le live. Il y a quoi s’inquiéter. Même s’il est vrai que la baisse des coûts de production d’un titre en home studio a permis de multiplier le nombre de projets, on n’a pas toujours les moyens de les accompagner sur la scène. Les artistes comoriens qui tiennent à faire du live, on les compte sur le bout des doigts, aujourd’hui.

La plupart cherchent le meilleur moyen de vivre avec leur époque, non ?

Sans doute. Et sans doute aussi qu’une chanson, comme disait feu Maabadi, ne ressemble qu’à une autre chanson. Mais on peut avoir envie de faire sonner les musiques du monde entier à la comorienne, plutôt qu’à la manière d’autrui. Je me souviens de la manière dont les chœurs d’une certaine époque évoluaient dans les orchestres à Moroni, allant du chant à l’unisson à la complexification des harmonies chez un Maalesh, en passant par les expérimentations de Sedo. On cherchait à allier des influences pour donner le meilleur de ce pays. J’apprécie, par exemple, que Cheikh Mc rêve de twarap, aujourd’hui, là où ses camarades d’une même génération n’envisagent que de singer les autres. Avoir un son qui dise le monde, tout en sonnant typiquement comorien, est une chose à tenter. Nous ne sommes pas obligés de gommer nos spécificités. Et je ne parle pas des sons typés comme le mgodro, mais de cette chanson populaire, qui a fait notamment le succès d’Abou Chihabi et du folkomorocean. Les artistes comoriens savaient se nourrir à toutes les sonorités, sans jamais s’effacer de la partition. Le mbiwi, le ndzendze, l’upatu ou le dori faisait sonner nos chants, autrement. Voir le saz de Cédric Baud reprendre des riffs de mgodro ou écouter les rythmes de shigoma rejoués par Fabrice Thompson me donne l’impression qu’on ne sonne jamais aussi mondial qu’en étant comorien, et qu’il n’y a peut-être pas besoin d’oublier ce que nous sommes.

Vous espérez quel public pour ce projet ?

Je pense qu’il y a une volonté de ma part de montrer qu’on peut chanter le pays, autrement, en restant fidèle à l’imaginaire culturel qui nous fonde. Pour le reste, je crois que les mélodies sont là. Cet album parle de ce blues qui nous ronge le foie à tous, tout en respectant ce que nous avons réussi à préserver de notre passé. Cette joie de vivre, qui fait qu’on ne reste pas dans ces îles à attendre que le monde vienne à nous. On va à sa rencontre, avec nos peines et nos colères. J’aime à savoir que c’est une musique qui se danse. Maintenant, vous dire qui va l’écouter, je n’en sais rien. C’est une période difficile pour quiconque fait de la musique. Notre monde est en train de changer. Les oreilles sont par ailleurs tellement mortifiées de nos jours que ça n’arrête pas de bugger… Je sais juste que c’est une musique qui respire la sincérité des petits matins dans l’arrière-pays. Ce qui n’était pas évident à faire. Retrouver le sens profond de nos imaginaires était important. Et il n’y a pas eu de déchirement entre ce que j’ai été par le passé et ce que je suis devenu. J’ai toujours le même passeport, bien que je devine que c’est l’ailleurs, qui, toujours, nous construit. Il me fallait retrouver cet équilibre dans le projet final. Et je crois bien qu’on n’y arrive.

Le principe des reprises dans l’album ?

Il y en a sept, comme je le disais, tantôt. Je pense que nous devons beaucoup aux aînés. Leur rendre hommage est le meilleur moyen de restituer une mémoire, en signalant le principe des filiations. C’est aussi une question de plaisirs et d’envies. Les titres que j’ai choisis rendent compte du pays qui s’interroge et qui dit non. Que ce soit Ali Affandi avec Komoro, Boul avec Heya djuwu dja nyora ou Baco, qui, pour moi, reste l’un des artistes comoriens les plus vivants du moment, j’ai voulu rappeler que nous sommes les enfants d’une même destinée archipélique. Et c’est cette enfance archipélique qui, justement, m’interpelle, aujourd’hui. Je me demande ce qu’on peut en faire, après toutes les divisions qui nous ont gâté le cerveau. Ces reprises sont là pour dire que nous avons une grande histoire à partager et que nous avons survécu, malgré tout, à l’inéluctable. A l’anéantissement. Ce pays existe, même s’il apparaît divisé. Moi, je considère que je suis le fruit de cette histoire. Ne pas la revendiquer serait bizarre.

Un dernier mot pour votre public comorien ?

Il n’y a pas que la musique à découvrir. Cet album porte en lui une histoire que certains pourront partager grâce au livret [24 pages en anglais-français] qui va avec. Je sais que nous vivons une époque où l’on préfère acquérir de la musique sur le net, en numérique, sur les plates-formes. Mais je reste persuadé que ceux qui vont acquérir l’album en physique sauront apprécier le sel de cette histoire, pleinement. Il est bien de comprendre par où on est passé pour parvenir à dire notre monde dans sa complexité..

Propos recueillis par Ruwe

Le blues des sourds-muets de Mwezi WaQ. sort le 9 décembre.