Traverser Majunga en tuktuk à la recherche du lieu où sont enterrées les victimes des massacres de décembre 1976 n’est pas chose simple. On passe d’une route asphaltée à des chemins de terre, en slalomant entre les nids de poule. On est à la limite d’un étrange marathon où les doutes et l’incertitude se font front. Les regards des interlocuteurs surpris traduisent une méconnaissance totale de ce passé volontiers embrouillé.
Nul ne sait comment répondre à nos interrogations. Les seuls à comprendre de quoi il s’agit donnent cette impression de ne pas trop vouloir s’attarder sur les faits. Ils nous renvoient à d’autres lieux, tous aussi incertains. A notre arrivée à Bebe Magalosy, on se rend bien compte des risques qu’il y a à s’engouffrer sur une fausse piste. Sur la place se trouve une tombe clôturée. Celle d’un certain Rakotoarivony Gilbert. Rien à voir avec le souvenir malheureux des Comoriens qu’on achevait à la machette. Nous repartons vite à Ambalavola, à la recherche de Fundi Hadji Twawilu. Cet homme, incontournable à Majunga – il est cadi, khalifa, responsable de madrasa et de mosquée – et sans qui rien– mariage, enterrement, hawli, ziyara, voire régulation de conflit – n’est possible au sein de la communauté comorienne, nous reçoit dans son humble demeure à Ambovoalanana.
Il revient d’un périple soufi en Jordanie. Ancien élève de fundi Mohamed Combo (plus connu sous le nom de Cepe) à Fiofio, il a tout naturellement pris sa place dans la confrérie shadhuliyya el yashrutiyya. En nous, il reconnaît des visages amis. L’habitude de côtoyer les altérités, sans doute. Il se livre, déroule sa parole, posée mais sans concession. Il évoque les victimes de 1976. Les batailles menées auprès des autorités, pour ne pas les noyer dans le silence, pour leur accorder une digne place dans les cimetières de la ville. Un sacerdoce, s’il en est. Les Comoriens n’ont pas l’habitude de porter leurs morts au loin – une coutume locale – pour les rendre aux mânes. Ils ne les ressortent jamais de la tombe à la manière des cérémonies de retournements. Ils se contentent de les enterrer tout près de leur lieu de résidence. Un geste inhabituel pour le « Malgache », qui les considère comme étrangers à sa réalité. Ils ont beau vivre là – les généalogies remontent parfois jusqu’au temps des razzias – depuis des lustres, les gens les pointent du doigt.



Les tuktuk de Majunga remplacent la plupart du temps les pousse-pousse. La tombe de Rakotoarivony Gilbert à Bebe Magalosy.
Fundi Hadji Twawilu, dont trois générations sont nées là, bataille pour qu’on respecte les âmes comoriennes ensevelies en cette terre. Pour que personne n’efface le passé commun. Pour que nul n’oublie ces tristes jours de décembre 1976. L’histoire parle d’une querelle de voisinage qui a débordé, à la suite de laquelle le principe des tabous (fadi) a conduit au pire. Un enfant aurait déféqué dans une cour comorienne. Un premier tabou aurait alors sauté. Il serait reparti le visage barbouillé de ses excréments. Un autre tabou. Une des deux communautés aurait hurlé haut et fort son indignation. Fundi Hadji avance sa grille de lecture.
La communauté betsirebaka se serait appropriée le conflit, sans avoir été vraiment concernée. Elle aurait comme qui dirait « acheté » le conflit, pour régler de vieilles rancoeurs souterraines. Toujours est-il que l’absence de dialogue a abouti à un lâcher de machette dans les rues, une communauté poursuivant l’autre, jusqu’à l’épuisement. Après trois jours de massacres et de cache-cache que les Comoriens assimilent sans trop de détails au Kafa la Mjangaya, il y eut l’histoire que l’on connaît. L’enfer des camps, ensuite, la dépossession des biens et le rapatriement, aux Comores, de certains d’entre eux, qui n’avaient aucune idée de ce qui les y attendaient. Fundi Hadji pense que la situation a même pu servir le pouvoir du mongozi Ali Soilihi.



Cimetière à Mangatokona. Une vastitude qui fait face à une décharge publique.
Nos verres remplis de bonbon anglais, notre vieux monsieur au regard soudain attendri nous situe les faits dans le temps. Il ouvre les tiroirs du passé, sans chercher à les refermer. Il parle de l’homme qui a été à l’origine de la rixe. Rappelle qu’il est mort tragiquement, en allant récupérer sa paie, poignardé par une bande d’ivrognes, et ce, longtemps après les événements. Il raconte l’angoisse des premiers enterrements au quartier, qui ont fait réagir certaines autorités locales, dont le gouverneur de la Province. Il rappelle la tétanie de l’Etat malgache, face à l’horreur de ces massacres organisés.
Fundi Hadji souligne le courage de ces zanatany, qui, dans le le passé, ont, comme Ahamada Shinwa, exigé que les Comoriens, ayant combattu aux côtés des malgaches pour leur indépendance, faisant partie du roman national, ne soient plus traités comme des citoyens de seconde zone. Ce qui a freiné quelque peu les velléités des communautés alentour à leur encontre. Car chaque année, les gens du coin œuvrent de manière à effacer leurs compatriotes comoriens du paysage. Chose inimaginable en 1976, et ce, malgré les tensions intercommunautaires avérées. Selon lui, les Betsirebaka à l’époque s’apprêtaient à attaquer les Karane[1]. Quelqu’un aurait travaillé à diriger leurs frustrations contre les Comoriens. A quel dessein ? Nul ne sait, et lui, pour éviter les amalgames, préfère rester prudent, dans son discours. Il précise d’ailleurs que parler de « communauté » est un peu trop rapide, note aussi que certains assaillants ont fini par regretter les faits.



Une tombe où l’on a retiré le corps du défunt. Une tombe comorienne datant de 1959. Fundji face aux morts comoriens de Majunga à Mangatokona.
N’empêche ! Chaque année, Fundi Hadji reprend son bâton de pèlerin. Pour éviter que toute cette histoire ne sombre dans la nuit des temps. Il parle de la bataille juridique que cela entraîne. Pour les Comoriens de Majunga, ces lieux de mémoire que sont les cimetières sont suspendus à la bonne volonté de quelque autorité locale, qui, parfois défie le cadre juridique posé par l’Etat lui-même. Il nous emmène à l’immense cimetière de Mangatokona. On traverse la grande route. Avec des terres, qui, selon lui, ont appartenu aux Comoriens, jadis. « Ce sont eux qui habitaient là, cultivaient la terre autour. Après le Kafa, on les a dépossédés de leurs terres, de leurs biens ». Sur le chemin, il nous désigne un premier lieu d’enterrement, promet de nous le faire visiter, le lendemain.
Pour l’heur, il nous emmène là où se trouvent les fosses communes de 1976. Il en reste trois, dont on voit encore le tracé, de façon très claire[2]. Un endroit presque parfait pour une stèle, en hommage aux disparus. Les hommes du patrimoine, lors d’une visite avec un groupe d’étudiants, ont émis l’idée de soutenir un tel projet. La discussion reste ouverte. Mais qui peut dire de quoi demain sera fait ? En plein centre-ville, il y a eu cette fameuse avenue baptisée « des Comores ». Une décision aurait été prise depuis peu au Conseil municipal, pour y installer un monument, en hommage au monde sakalave, auquel les Comoriens, paradoxalement, font partie. Lui narre le fait que des personnes mal intentionnées viennent soulever les pierres tombales dans les cimetières, afin de planter et de construire, en se réclamant d’une décision qui n’aurait aucune valeur juridique. Un casse-tête évident. La plus grande fosse commune de Mangatokona, elle, a disparu. Tout comme une partie du cimetière, qui a été transformée en décharge publique.



L’avenue des Comores à Majunga. Cimetières vers Antanymasadza.
Il se fait tard pour nous. Le soleil s’effondre au loin. Fundi Hadji propose un autre rendez-vous, pour le lendemain. A huit heures du matin, un premier novembre, le jour de la toussaint, de la fête des morts. En reprenant le même tracé, nous nous arrêtons à ce premier cimetière, où les tombes musulmanes côtoient de près les chrétiennes. Il y a du monde autour. Les non-musulmans sont venus honorer leurs morts. Difficile d’entrer en ces lieux, sans sentir la lourdeur des traumatismes, des croyances. Un tour fait d’inquiétudes, en voyant de nouvelles tombes déplacées, et puis on repart vers la décharge. En plein cagnard, on voit la contradiction se dessiner au loin. A l’intérieur de certaines tombes, le vide. Ce qui indique que les corps ont été retournés et ramenés ailleurs, sur une autre terre d’ancrage possible. Dans le Nord ou peut-être plus loin. La terre fraîchement travaillée signifie l’enlèvement récent d’un corps.
Des familles malgaches viennent se recueillir auprès des tombes avec faste et ferveur. Les bouteilles de rhum, les esprits sur le retour, la musique en accompagnement. Ailleurs, on aurait songé à un mélange inédit de genres, venant renforcer l’inter-culturalité. Sauf que Fundi Hadji nous pointe aussi du doigt les tentatives d’expropriation. Des pierres tombales sont déplacées. Signe pour lui que bientôt une maison va se construire en lieu et place des tombes qui étaient là. Des squatteurs déboulent à chaque fois que la communauté a le dos tourné, sans aucune légitimité, sauf leur ancrage présumé. Ils se prétendraient plus malgaches ! Il n’y aurait pas de Comoriens au programme que cela arrangerait tout le monde. Fundi Hadji nomme un fait indiscutable : « Nous défendons notre droit à une sépulture digne, parce que nous sommes malgaches, et non comoriens ». Une identité entre deux rives, parfois à la dérive.



Fundu Hadji nous montrant l’emplacement des fosses communes de 1976. Un homme qui veille sur la mémoire des siens...
Notre périple nous entraîne jusqu’au cimetière dédié aux descendants désignés du prophète (mazarifu), jalousement gardé. Les familles veillent. Nous cheminons plus loin, vers celui dont le mur de clôture a été construit grâce à l’Eglise catholique, en échange d’un terrain, à moins que nous ne confondions avec celui dont la clôture émane d’un don de la part d’un haut dirigeant malgache, non musulman, mais dont les prières de la communauté ont servi à réaliser l’un de ses vœux. Notre passage dans les cimetières de Majunga où dorment les Comoriens disparus vire vite à l’errance, derrière le pas de cet honnête gardien de la trace qu’est Fundi Hadji. Respecté par les plus petits comme par les plus grands – on le perçoit à notre passage dans les rues – il promène sa figure de dernier de Mohican, comme une ombre veillant sur la mémoire des siens. En 1976, il a vu l’horreur prendre forme à Majunga, malgré l’ancrage indiscutable de sa parentèle sur cette terre. Il ne s’est même pas rendu au camp militaire, où étaient rassemblés les sinistrés, parce qu’il devait veiller sur sa grand-mère. Aujourd’hui, il a 71 ans et paraît toujours accaparé par le poids des souvenirs. Beaucoup de nostalgie et de tristesse dans la voix, le geste mesuré, la plupart du temps.
Fundi Hadji s’est battu avec d’autres amis pour la réouverture, respectivement, des mosquées de la confrérie shadhuliyya, des zanatany, de Fiofio qu’il dirige, en essayant à chaque fois de ne pas être seul à remuer les décombres du passé. Il raconte qu’en 1977, lorsqu’il décide de se rendre à Moroni, il pose des pierres autour des fosses communes, par peur de les voir disparaître, durant son absence. A son retour, les pluies en avaient mangé une bonne partie. A l’époque, il ne savait pas encore qu’avec les années, il lui faudrait aussi se battre contre une adversité communautaire, qui ne dit pas jamais son nom, et contre la menace d’une décharge à ciel ouvert. Soutenant le travail de la pierre pour les tombeaux à Ambalavola, il prie, au fond, pour que le récit autour du Kafa la Mjangaya s’étoffe un jour, de manière à plus quitter les mémoires, avec l’érection notamment d’une stèle ou d’une chose similaire, afin que les générations qui viennent, jamais n’oublient.
Soeuf Elbadawi
[1] Communauté indo-pakistanaise de Madagascar. Des musulmans, aussi.
[2] Il y en avait cinq fosses communes dans ce coin de MAngatoka. Les deux autres dont la plus grande, rectangulaire, ont disparu avec le temps.