Le rapatriement des « sabena »

Retour sur l’arrivée des Sabena dans l’archipel en 1977. Un article paru dans le n° 13 du journal Kashkazi, daté du 27 octobre 2005.

En décembre 1976, des centaines de Comoriens sont massacrés à Majunga par des betsirebaka. Quelques jours plus tard, débute une vaste opération de rapatriement de l’ensemble des Comoriens de cette ville du nord de Madagascar, pour les emmener dans l’archipel, principalement à Ngazidja. La tragédie de Majunga devient celle des Sabena, du nom de la compagnie aérienne (belge), qui transportera une partie des 15.000 survivants, ainsi dénommés depuis. Près de trente ans après, ce ne sont plus 15.000, mais 50.000 « rentrants » potentiels qui pourraient revenir dans leur île d’origine, « chassés » par des Mahorais excédés par le nombre trop important à leurs yeux de sans-papiers.

Amad Mdahoma, journaliste, fut rapatrié en février 1977 de Majunga, se remémore. Les causes (« l’étranger » qui pique le travail, des sentiments xénophobes et haineux), les interrogations (pourquoi les autorités malgaches n’ont pas réagi aux massacres ?). Nous sommes un 3 février 1977. Le jeune Amad, 16 ans, découvre les Comores, le pays de ses parents, pour la première fois. « J’ai grandi à Majunga. Je parlais Malgache. J’étais de là-bas », dit-il, aujourd’hui. Il vient d’atterrir avec l’avion de la Sabena qui, depuis un mois, rapatrie les ressortissants comoriens. Il se souvient : « C’était très bien organisé. Ça n’a pas du tout été traumatisant. Quand on arrivait à l’aéroport, il y avait la radio qui nous interrogeait un à un. On faisait la queue pour dire au micro notre nom, notre famille, si on connaissait quelqu’un aux Comores… Dans l’île, tout le monde écoutait. Et quand les gens reconnaissaient quelqu’un, ils disaient : « Ah, je le connais, il n’est pas mort ! Il faut aller le chercher ! »

Le premier contingent de Sabena. Les pilotes de la Sabena sur le tarmac de Moroni.

« Ensuite, on était amené dans un village déterminé à l’avance. Toutes les 504 bâchées avaient été réquisitionnées. Elles attendaient et nous amenaient. Moi, on m’a envoyé à Ouhozi, dans le Mitsamiuli (au Nord de Ngazidja, ndlr). J’y suis resté quelques jours, puis j’ai pu aller au lycée continuer mes études. Je suis ensuite rentré dans le village de ma famille, vers Mitsudje (au sud, ndlr) ».Saïd Islam, qui était à l’époque gouverneur de l’île, nommé par le président Ali Soilihi, se rappelle que tout était programmé. Pourtant, tout a été décidé dans l’urgence. « A Majunga, après les massacres, les Comoriens étaient enfermés dans des camps. Un homme avait réussi à se faufiler et à venir clandestinement ici (à Moroni, ndlr). Il est venu me trouver et m’a tout raconté. Il m’a remis une lettre rédigée en caractères arabes. J’ai tout de suite téléphoné à Ali Soilihi. Il m’a convoqué, je lui ai expliqué. Le lendemain, il improvisait une assemblée générale à la chambre des députés. Tous les leaders politiques et les cadres étaient là ».

S’ensuivent des discussions houleuses durant plusieurs heures. « Tout le monde disait qu’il fallait agir et récupérer nos compatriotes. Il fallait trouver une solution pour les faire revenir. Mais on ne s’entendait pas sur les moyens. La question, c’était  « avec quels sous ? » Le rapatriement par avion et par bateau nécessitait des sommes colossales. Or l’Etat était pauvre. Il sortait d’une indépendance unilatérale… Finalement, comme personne ne s’entendait, Ali Soilihi a décidé. Certains proposaient une cotisation de toutes les familles. Lui estimait que c’était injuste car on ne connaissait pas le salaire de tout le monde. Il a proposé de taxer ceux dont on connaissait les salaires, c’est-à-dire principalement les fonctionnaires ». Ces derniers s’y opposent, médecins en tête, et quittent la salle. Le lendemain, le président révolutionnaire annonce sa décision. Durant trois mois, les salaires des fonctionnaires et des membres du privé dont la rémunération mensuelle dépasse 15.000 fc seront taxés à hauteur de 50%.

Une des hôtesses, Mme Martiny, rencontrée à Bruxelles lors du tournage en octobre 22 du film Zanatany de Hachimiya Ahamada, qui s’interroge sur cette période de l’histoire.

Cela permettra de louer l’avion de la Sabena et le bateau malgache Ville-de-Tulear. « Il y a eu aussi l’aide de la Communauté européenne », indique Amad Mdahoma. Le 4 janvier, c’est le premier retour. «  On avait mis en place un système très organisé », se souvient S. Islam. « A leur arrivée, on les amenait dans un village prédéterminé où les attendait le Comité du village, qui leur faisait remplir des fiches de renseignements. Ils étaient hébergés chez l’habitant. La plupart avaient de la famille, donc rapidement ils sont allés chez elle, mais certains ignoraient tout de leurs origines ». Selon l’ancien gouverneur, les Sabena pouvaient rester quinze jours chez leur hôte –« on considérait que c’était la période nécessaire pour s’adapter au pays » -, puis partir ailleurs. « Beaucoup sont restés dans le village où on les avait mis au hasard. Ils s’y sont bien intégrés », dit-il. « L’accueil était très chaleureux », se souvient Amad Mdahoma. « On était tout de suite intégré, par le comité, mais aussi par tous les villageois. Aucune jalousie… Moi, j’ai failli intégrer le comité de village au bout de trois jours parce que je savais écrire. Mais j’ai dû partir pour le lycée ».

Trente ans après, les Sabena font partie intégrante de la société comorienne. « Ils se sont bien implantés », analyse Saïd Islam. « Ils ont même apporté beaucoup de choses à la société. Le développement économique, l’émancipation des femmes… » Preuve de cette insertion réussie, « les Sabena ne représentent plus une communauté aujourd’hui, ils se sont mélangés aux autres », affirme A. Mdahoma. « A notre époque, ajoute S. Islam, tout était effectué par des jeunes (le propre du régime de Soilihi, ndlr). Ils étaient motivés. Aujourd’hui, qui les accueillerait ? Le problème, ce n’est pas l’argent, nous n’en avions pas à l’époque. C’est la volonté. » Et de poursuivre : « Les rentrants ne sont pas tous les mêmes. A Madagascar, ils gagnaient moins qu’ici ». Et puis, note Amad Mdahoma, « à l’époque, le rapatriement était organisé par l’Etat. Aujourd’hui, ce sont les gens qui rentrent d’eux-mêmes ».

Rémi Carayol

Les images de rapatriés nous ont été prêtées gracieusement par Mme Martiny, hôtesse de l’air de la compagnie Sabena, qui a pris part à l’opération de rapatriement à l’époque. Nous l’avons rencontré à l’occasion du tournage du film Zanatany de Hachimiya Ahamada. Ce sont les premières images du genre à être mis en partage. Prière en cas d’usage de préciser d’où elles préviennent (archives privées).

Le journal publie par ailleurs des extraits du journal Le Monde (16-17 janvier 1977), dans lesquels Jean-Marc Devillard, ingénieur agronome, apportait un témoignage sur le massacre des Comoriens à majunga, où il se trouvait alors. Un témoignage saisissant : « Majunga est la deuxième ville du pays, avec 50.000 habitants. La population y est très cosmopolite. Les Malgaches sont eux-mêmes répartis en plusieurs ethnies : des Sakalave dont c’est la région, des Mérina du centre de l’île, des Antaimoro, des Antisak, des Antandroy regroupés sous le terme général de Betsiberaka, originaires du sud-est de l’île. Ils occupent des emplois qui n’exigent pas de qualification et sont traditionnellement tireurs de pousse-pousse ou gardiens. Ce sont eux qui trois jours durant massacreront les Comoriens. (…) Les Comoriens, tous musulmans, sont installés à Majunga depuis plusieurs dizaines d’années. La plupart sont nés à Madagascar. Les hommes occupent généralement des emplois nécessitant une certaine qualification : ils sont boulangers, ouvriers spécialisés, artisans du bâtiment. Ils ont de ce fait un statut social supérieur à celui des Betsiberaka. Jusqu’à présent la communauté comorienne coexistait sans trop de problèmes avec les autres communautés. On signalait quelques rixes entre Comoriens et Malgaches betsiberaka, allant parfois jusque-à mort d’homme, et un début d’affrontement en 1971 avait pu être rapidement interrompu. Les affrontements qui ont fait rage trois jours ne peuvent s’expliquer que par une rancoeur sourde, accumulée progressive- ment par les Malgaches les plus pauvres contre les “étrangers”. Tout commence le 20 décembre par un incident : un Comorien enduit le visage d’un enfant betsiberaka de ses propres excréments. Les excréments sont considérés comme tabou par les Betsiberaka. C’est l’étincelle. Le Comorien est tué par les Betsiberaka et cela déclenche le début des affrontements. Les Comoriens sont plus nombreux, mais pas armés. Les Betsiberaka disposent de coupe-coupe, et les massacres commencent. L’armée et la police n’interviendront pas. (…) L’affaire prend des proportions dramatiques : une véritable chasse au Comorien s’organise en ville. Des groupes de Betsiberaka poursuivent dans la rue et traquent dans leurs maisons les Comoriens qui sont tués aussitôt. Nous pourrons voir, dans les rues, de nombreux cadavres atrocement mutilés. Les maisons des Comoriens sont pillées, puis incendiées (…) sous les yeux des soldats qui laissaient faire. Des témoins m’ont affirmé avoir vu des militaires malgaches prêter main-forte aux Betsiberaka. La mosquée des Comoriens sera profanée. Hommes, femmes et enfants se réfugient alors à la gendarmerie, ce sera l’arrêt des massacres. La loi martiale est proclamée mais il est trop tard : on dénombre 125 morts et 250 blessés, mais de l’avis de la plupart des Majungais, il y a eu en fait 500 à 600 morts. De nombreux cadavres ont en effet été jetés à la mer. (…) Le gouvernement des Comores a décidé de rapatrier les 15.000 Comoriens de Majunga, et un navire malgache assure chaque jour le passage de 400 personnes (…) A court terme le départ des Comoriens de Majunga va désorganiser complètement la vie quotidienne et l’économie de la ville. On imagine aussi le problème que va poser au gouvernement des Comores l’accueil d’aussi nombreux réfugiés. On ne peut manquer d’être surpris de l’ambiguïté de l’attitude des autorités, alors que récemment, en septembre 1976, le régime n’a pas hésité à utiliser la force contre les manifestations d’étudiants à Tana. Quelqu’un ou un groupe avait-il intérêt à laisser évoluer de la sorte un conflit ethnique ? »  (Le Monde des 16-17 janvier 1977).