Aussi loin que l’on remonte dans l’histoire, Majunga a toujours connu une présence comorienne. La cité malgache est considérée comme l’une des plus grandes « villes comoriennes » à l’étranger. Avec une diaspora tiraillée entre deux rives depuis la tragédie (« Kafa la Mdjangaya ») de 1976.
Rouge de latérite, le fleuve Betsiboka se creuse en tracé sinueux jusqu’à l’estuaire pour se déverser dans la Baie de Bombetoka. Sur la rive droite, s’allonge une promenade où se tient, robuste, centenaire, le Baobab de Majunga, emblème de la ville. Non loin de là, un autre symbole : le port. Il fait le lien avec d’autres rives de la région, nourrissant le cosmopolitisme de la cité malgache. C’est là aussi que débarquent les premiers comoriens. L’avion, c’est beaucoup plus tard. Avant, tout le monde prenait le bateau. La traversée coûte relativement moins cher et dure environ 36h. Un trajet aisé, si l’on fait fi de la légende de mdjumbi : ce fameux lieu où l’océan n’est plus l’océan, où les vagues ne sont plus des vagues, mais où la mer devient un monstre déchaîné, prêt à tout engloutir. A moins qu’on ne lui fasse offrande, comme le dit une légende comorienne en cette terre sakalava…
Majunga la malgache a toujours eu une histoire avec les Comores. En témoigne l’étymologie prétendue du nom : muji wa ngaya. La cité des fleurs. Mais c’est avec la mise en place d’une ligne de navigation par la compagnie des Messageries Maritimes qu’une diaspora commence à s’y établir, véritablement. Elle y mène une vie paisible, grandit en nombre, jusqu’à y tenir une place importante. En 1960, la ville compte 26.000 comoriens sur une population urbaine estimée à 43.000. Ils habitent les quartiers de Mahabibo et de Labatoira, vivent de commerce et de petits métiers, s’organisent en communauté. Ce qui n’est pas vu d’un très bon œil par leurs voisins malgaches. Les Comoriens disposent de leurs lieux de culte, s’y regroupent, y parlent shikomori, enseignent l’islam à leurs enfants, disposent même de leurs propres cimetières. SelonAbdallah Elamine[1], ils étaient « accusé[s] de ne pas s’intégrer aux populations locales et de vouloir transporter leur culture » dans la ville.
Communautarisme ? Peut-être. Mama Sati préfère parler d’ancrage profond : « Nous étions à Majunga chez nous ». Elle se rappelle les festivités traditionnelles : « Mon mari était navigateri, j’attendais avec hâte son départ en mer pour participer aux ngoma ». Faouzia Mohamed parle de l’école coranique que tenait sa grand-mère à Labatoira : « Fundi Latufa a appris à lire le Coran à beaucoup de Comoriens ». Comme pour confirmer, Mama Sati martèle : « Moi, comme tu me vois aujourd’hui, j’ai appris à lire et à écrire chez fundi Latufa ». Faouzia poursuit : « Nous avions trois maisons, une à Labatoira, une à Mahabibo, où est née ma mère Zalihata Adam, une autre à Tsaramandroso, celle de ma tante Mma Ali Maecha. Elle était voisine avec la famille du docteur Itibar. Les maisons sont encore là, mais celle de notre mère ; on ne sait pas trop qui y habite ». Où l’on évite de remuer un vieux débat qui fâche : les biens des Comoriens traqués en 1976.

Jeunesse comorienne indépendantiste à Majunga en 1972. La ville a aussi servi d’antichambre aux luttes politiques pour la nation comorienne, grâce notamment aux engagements du milieu étudiant.
A l’indépendance de Mada en 1960, les Comoriens restent citoyens français sur l’île. Des accords entre la France et la République malgache leur confèrent le droit de vote. Ils peuvent continuer à s’y épanouir. Le président Philibert Tsiranana manifeste de l’affection à leur égard, les désigne comme la « 19ème tribu malgache ». D’aucuns y voient un lien avec son passé militant, aux côtés de Said Mohamed Cheikh, au sein du PSDMC[2]. Mais cette « tribu » baisse en nombre, au fil des ans. D’abord parce qu’on les associe aux vazaha[3], qui commencent à partir. Et ensuite, parce que le processus de malgachisation (entamé avec la révolution de 1972) les encourage au départ, alors même que certains d’entre eux étaient là depuis des générations. Il en est qui évoquent même des ancêtres du temps des razzias. Certains malgaches voudraient bien les confondre, encore aujourd’hui, avec des protégés (supposés) de la tutelle française. Ils parlent des Comoriens occupant des métiers socialement élevés à l’époque coloniale. En 1946, au retour des malgaches engagés dans la seconde guerre au nom de la France, des Comoriens sont, en effet, recrutés dans la police. Ils servent à maintenir l’ordre, face aux idées de liberté que les soldats développent sur le front. Un rôle d’exécutant dont se souviennent certains malgaches, ignorant qu’au mémorial des insurgés de 1947 figurent aussi des Comoriens. Sans parler des sang-mêlés…
En 1972, la province de Majunga compte officiellement 20.000 comoriens. Ce chiffre chute en 1976, lorsque des milliers d’entre eux doivent quitter l’île, brusquement. Une querelle entre deux familles mène à l’inénarrable. Du 21 au 23 décembre, des milliers de Comoriens sont massacrés à coup de haches, machettes, sagaies, par des Betsirebaka. S’ensuit le rapatriement de 19.000 personnes vers les Comores. Avec des interrogations multiples. Leur statut y pose souci : comoriens, malgaches ou zanatany ? Certains d’entre eux ne connaissaient que Madagascar comme pays. Selon le journal Lakroan’i Madagasikara, « les zanatany sont des Comoriens de père et de mère, dont les parents sont nés et ont vécu depuis très longtemps à Madagascar. On appelle aussi Zanatany les métis comoriens-malgaches. Et ce qui ajoute à la confusion, c’est qu’on trouve parmi les malgaches de père et de mère des personnes qui portent des noms comoriens ou arabes. Et si on en juge d’après leur manière de parler, ce sont tout simplement des malgaches. D’ailleurs beaucoup d’entre eux possèdent des papiers d’identité malgache ». Aux Comores, on les surnomme sabena, du nom de la compagnie belge qui les a transportés. Ce nom ne tient pas compte de ceux qui sont arrivés par les navires Ville de Tuléar et Ville de Manakara. Avant eux, il y avait eu les simsimu. Une histoire de rapatriements, là encore.
Faouzia raconte le retour des membres de sa famille en 1976 : « Plus d’une dizaine, arrivés par avion. Ma mère a fait coudre des saluva pour les accueillir. On ne savait pas dans quel état ils allaient arriver ». Comme beaucoup de rapatriés, Mama Sati a perdu quelqu’un durant les massacres, sa fille. Ce qui ramène aux morts et à la persécution sur place. Madagascar aurait avancé le nombre de 120 victimes et les Comores, celui de 1.400. D’autres avancent le chiffre de 2 ou 3.000. Tout dépend de la voix qui raconte. Lakroan’i Madagasikara, met en garde contre l’exagération : « le nombre de morts qui a été annoncé à la radio et qui est jusqu’à présent tenu pour chiffre officiel (de 121 à 136) concerne les morts dont les corps ont été amenés à la morgue […] Pour ce qui est des morts qui n’ont pu être transportés à la morgue et qui ont dû être enterrés, immédiatement en raison de la chaleur qui règne à Majunga, personne ne peut donner un chiffre exact, parce que personne n’a été en mesure de les compter ». Le média estime entre 500 et 600 le nombre de morts. Qui croire ? Sur le traitement des corps, le journal écrit : « les corps qui ont été amenés à la morgue ont reçu des funérailles honorables : ils ont été ensevelis dans des linceuls, leurs noms ont été relevés, etc. Et ce sont les responsables malgaches de l’Hôpital et de la Ville qui ont accompli cette tâche, avec les Comoriens, pendant les heures les plus terribles de l’émeute ». « Emeute » pour ne pas dire « massacre ». Selon Elamine Abdallah, les Comores n’ont pas formulé de plainte. Ce qui aurait conduit à la mise en place d’une commission d’enquête, afin de porter la lumière sur cette tragédie.



Trois images dqui hantent le Comorien à Majunga. Le baobab qui porte la chance à Majunga, le cimetière de Mangatokona et ses fosses communes, l’avenue des Comores, bientôt débaptisée…
Le gouvernement voulait « préserver ses relations avec Madagascar et donc la sécurité des 40.000 vivant encore sur la Grande île […] Mais aussi par souci de voir les relations entre les deux pays voisins, partageant une idéologie révolutionnaire, se normaliser ». Dans l’archipel, les sabena, tenus de s’intégrer, pratiquent un islam syncrétique, au sein duquel s’invitent des trumba, et forment des communautés cultuelles, étroitement liées aux twarika. Ils perturbent assez vite les modes de vie locaux, se distinguent par une certaine idée de la débrouille en temps de crise (mkarakara), mais tentent, tant bien que mal, de se faire une place, parmi les nombreux cousins d’un pays que certains d’entre eux ignoraient, avant la date fatidique. Dès que les relations entre les Comores et Madagascar se sont améliorées, certains n’ont pas hésité à opérer un retour sur la grande île. La plupart ont trouvé leurs maisons occupées. Ils « étaient surpris de constater que les personnes censées veiller à la protection de leurs maisons s’en étaient rendues propriétaires. Les auteurs de ces manœuvres estimaient que les Comoriens étaient partis pour ne plus revenir », écrit Mohamed Fahar-eddine Mondy[4]. Faouzia raconte : « Des membres de ma famille y sont retournés, d’autres font les allers-retours, ma tante a péri dans le Samson ». Le ferry a fait naufrage au large de Madagascar en mars 2004, emportant 120 personnes sous l’eau. Un autre drame que les traversées entre les deux rives ne prennent pas toujours la peine de raconter.
Aujourd’hui, les Comoriens se rendent à Majunga pour des soins ou des études supérieures. L’amitié entre les deux pays facilite leur mobilité et leur installation sur l’île. Etudiant en médecine et président du CECOM[5], Mohamed Saïd Ceyedi estime à environ 500 le nombre d’étudiants comoriens dans la ville. « C’est Tananarive qui enregistre le plus d’étudiants comoriens, mais ceux qui choisissent Majunga, le font en raison de la proximité géographique et culturelle avec les Comores, et parce que Majunga reste toujours une ville comorienne. La plupart ont de la famille ici, des zanatany ». A la question de savoir s’il y a, à ce jour, un monument en mémoire des événements de 1976, il répond : « Pas à ma connaissance. Tout le monde sait ce qui s’est passé, mais la vie reprend », essaye-t-il d’expliquer, tiraillé qu’il est entre la nécessité de voir un tel édifice apparaître et le malaise que l’idée d’une commémoration pourrait générer. Ce qui est sûr, c’est que les sabena en parlent encore la boule au ventre. Ils se refusent tous à raconter la tragédie par le menu. Il leur arrive même d’entretenir la confusion, sciemment. Comme pour oublier. Et fait étrange ! Il ne circule plus d’image sur les événements. A Majunga ou à Moroni, on a comme effacé cette mémoire. Mais s’il est vrai qu’aucun monument n’y rappelle la tragédie de 1976 et qu’on y a reconstruit sur une bonne partie des cimetières comoriens, une artère de la cité malgache porte encore ce nom : « Avenue des Comores ».
Fouad Ahamada Tadjiri
[1] Mémoire de maîtrise, Hostilités anti-comorienne de Majunga du 20 au 23 décembre 1976, Université de Toamasina, 2005.
[2] Parti socialiste et démocratique de Madagascar et des Comores.
[3] Français blancs.
[4] Mémoire, Les Comoriens de Majunga à l’heure actuelle : essai d’approche géopolitique, Université d’Antananarivo, 2007.
[5] Coordination des étudiants comoriens à Madagascar, anciennement connue sous le nom d’UNECOM.