Témoignage recueilli d’un rescapé de la tragédie de 1976. Un apprenti charpentier devenu mécanicien. L’interview date du 13 décembre 2022. Il y relate son vécu durant les massacres.
« J’avais entre 15 et 16 ans. J’aidais un membre de ma famille, charpentier, à construire une maison en tôle, dans le quartier Tanimasaja, loin de chez moi. Un malgache nous a fait signe de quitter les lieux. Les Comoriens avaient un problème là où il était et il valait mieux nous déguiser en malgache, porteur de geba-geba _ ce grand chapeau traditionnel sur lequel nous devions insérer des feuilles vertes. Nous ne comprenions rien, mais nous étions obligés de suivre ses instructions. Ce malgache, propriétaire de la maison que nous construisions, nous avait donné les geba-geba lui-même et nous avait conseillé de répondre que nous étions malgaches aux éventuelles interrogations sur la route. Il s’agissait là de ma première information, sur ce tragique évènement.
« En arrivant vers la FITIM – une usine de fabrication de sacs de jute -, nous avions entendu du bruit, mais comme on me surnommait Ra S. Malagasy, et que l’aîné avec moi avait remplacé son kofia par ce fameux chapeau malgache, nous n’avions pas eu de problème sur le chemin. Le premier bruit que nous avions entendu venait d(un groupe de jeunes, nous informant qu’un comorien avait été séquestré au poste de police. Le comorien en question, Ndudju – son surnom, très connu, un homme au caractère sévère – résidait au quartier Fiofio. Il était proche d’un de mes amis, connu dans le quartier. Ndudju était considéré comme un oncle pour nous, les jeunes. Il était accusé d’avoir provoqué le scandale. Une histoire de deux enfants, malgache et comorien, jouant ensemble, qui s’était mal terminée. Le premier aurait chié dans la cour du second, le père de ce dernier l’aurait badigeonné de ses excréments et on aurait crié au fady…
« Toute la jeunesse se rapprochait du poste de police, au quartier de Bazar Kely, du coté de Morafeno. Les proches de Ndudju ne se laissaient pas faire, ils voulaient riposter. La majorité essayait de calmer tout le monde, puisque l’affaire était entre les mains des autorités compétentes. Tout le monde attendait sa libération, ainsi que celle de l’enfant comorien, mais cette attente était vite devenue longue. C’est à partir de là que nous avions entendu parler des conditions posées par l’ethnie prétendument victime du fady, suite au visage barbouillé d’excréments du premier enfant. La première solution avancée avait été acceptée par la famille de Ndudju. Il s’agissait de sacrifier un bœuf. Mais l’ethnie en question a changé d’avis, aussitôt que la demande fut acceptée par les Comoriens. A la place du bœuf, il leur fallait du sang humain.
« Les Comoriens furent les premiers choqués par l’événement, bien avant les Malgaches et les Betsirebaka, puisque l’islam interdit ce genre de souillure. Les déchets humains touchent à l’impur. Le corps humain et l’endroit où nous vivons ne doivent pas être souillés par des excréments. Ndudju, depuis ce jour fatidique, ainsi que l’enfant comorien, n’ont pas été vus. Ils étaient peut être parmi ceux qui ont pris le premier vol de la compagnie Sabena. Ce qui aurait été une très bonne décision, car si les Comoriens l’avaient trouvé, ils l’auraient exécuté eux-mêmes, sans aucun doute. C’est même certain !

Dans le cimetière de Mangatokona
« Les esprits ont commencé à s’échauffer, suite à l’imbroglio – une situation incompréhensible – et la jeunesse s’est mise à provoquer à son tour. Il y a eu de la bagarre, des injures, des échanges de projectiles, de cailloux lancés entre les deux groupes de jeunes, des flèches de fabrication locale. Piltra : lance pierre etc. Les jeunes s’étaient armés de chaines de bicyclette ou de moto, de morceaux de fer, de morceaux de bois. Il y a eu des blessés graves. Un certain Ali a reçu un projectile, qui lui a déboité la mâchoire. Ce jour-là, il n’y a cependant pas eu de perte humaine. Il y avait deux clans devant la poste de police. Au moins une trentaine de jeunes mavo ranjo – sobriquet attribué à certains comoriens – d’un coté, et un autre groupe de jeunes malgaches du coté de l’Eglise. Aucun adulte n’y était, à ce moment là. Que des jeunes de 14 à 20 ans, maxi. C’était un lundi. La police nous a dispersé et le lieu a été évacué. Nous avons compris après qu’il s’agissait d’un coup préparé. Vers 23h, on nous a informé qu’il ne fallait pas dormir, car l’ennemi risquait de nous surprendre. Nous nous sommes mis à surveiller nos quartiers respectifs, cette nuit-là.
« Les premières actions de violence ont débuté dans la nuit du mardi 21, quand tout le monde dormait. On nous a réveillé pour nous informer de la gravité de la situation et du fait qu’on avait tué des Comoriens. Des maisons avaient été incendiées. C’est ainsi que la majorité s’est fait attraper et tuer, en voulant fuir, côté poste police, jusqu’à Tsaramandroso. Il y avait des cadavres un peu partout. Tout le monde fuyait pour trouver un endroit sûr où s’abriter. Je jonchais les corps, sans pouvoir vérifier qui ils étaient. Il y avait du sang partout, mais heureusement, il pleuvait un peu, et la pluie parvenait à nettoyer les rues inondées de sang. Les cadavres étaient de toutes nationalités car il s’agissait d’une guerre civile et de légitime défense. Soit tu te laissait tuer, soit tu tuait l’adversaire, avant qu’il ne t’attaque. Le massacre s’effectuait à l’arme blanche (machette, couteau, hache morceau de fer bien taillé etc.).
« Les plus faibles se faisaient attraper et décapiter comme de vulgaires petits lapins. J’ai vu des têtes sans corps, comme des corps sans bras, ni pied. Tout cela, en fuyant vers Labatoara, le quartier où il y avait le plus de Comoriens, pour se mettre à l’abri. Je n’avais pas l’esprit, ni le moral, pour bien observer l’état des cadavres sur le chemin. Ceux qui ont pu ou accepté de se rendre à Labatoara furent sauvés, car la communauté qui y était ne se laisser pas faire. Ceux qui refusaient de s’y rendre, pensaient à leurs biens et préféraient se défendre seuls. Malheureusement, ils n’ont rien pu faire, face à au nombre de malgaches mobilisés _ le bandeau rouge faisant foi sur la tête pour dire qu’ils étaient prêts à tuer. Ceux qui étaient à Tsararano, sentant le danger venir, se sont cachés dans les hauteurs. Sur des manguiers. Malheureusement, l’un d’entre eux n’a pas pu résister, en voyant sa propre sœur enceinte égorgée. Il a crié, en descendant du manguier, et c’est ainsi qu’il a été tué. Et les autres qui étaient avec lui ont été découverts et décapités à leur tour.
« Les quartiers, où résidaient le plus de Comoriens tués, étaient Tsararano, Duani et Morafeno, parce qu’ils refusaient de quitter les lieux pour rejoindre la majorité à Labatoara. Moi, par exemple, je vivais à Ambalavola, mais lorsqu’on m’a dit de quitter les lieux pour rejoindre les autres à Labatoara, pour sauver ma peau, j’y suis allé, sans hésitations, malgré le danger dû au trajet. Il faut comprendre que la distance entre Tsaramandroso et Labatoara est à peu près comme la distance entre Iconi et Moroni. Pour Ambalavola où je vivais et Labatoara, c’est comme aller de Bacha à Al-Kamar. Les Betsirebaka et les Antandroy des villes et villages environnant étaient tous venus à Majunga pour soutenir leurs communautés. Ainsi, nous faisions beaucoup plus attention pour atteindre le lieu où nous allions nous réfugier.

Majunga, aujourd’hui.
« La tuerie a duré deux jours, mardi et mercredi. Je peux également dire que les militaires étaient complices dans cette tragédie. Ils ordonnaient aux Comoriens, en plein jour, d’entrer dans leurs maisons et de s’y enfermer. C’est ainsi que la majorité d’entre eux ont péri, puisque les Malgaches incendiaient ces maisons fermées. Avec la complicité de certains voisins malgaches, les tueurs au bandeau rouge avaient facilement identifié les maisons comoriennes en double-tôle. Beaucoup ont péri, incinérés dans leur propre maison. Ceux qui ont eu la vie sauve ont été alertés par d’autres comoriens, assez culotés pour leur signgifier en langue comorienne de quitter les lieux : « Namdjuhe, namtrawe haraka !!! » Certains ont pu s’échapper, d’autres ont été rattrapés et tués sous les yeux des militaires, qui n’ont rien pu faire ou qui ne voulaient rien faire, qu’est-ce que j’en sais…
« Les Betsirebaka ont porté le chapeau, mais c’est une histoire de tous les Malgaches se trouvant à Majunga. Certains Malgaches détestaient les Comoriens depuis longtemps. Certains ont eu des malentendus avec des Comoriens, sans pouvoir rien faire. C’était le bon moment pour se venger de tout. Il faut quand même souligner que certains assassins au bandeau rouge et aux yeux rouge-sang ont été arrêtés et enfermés à la gendarmerie. Comme les Comores sont quatre îles et que Ndudju était originaire de Ngazidja, les comoriens des autres îles avaient cru comprendre qu’il s’agissait d’un conflit entre les Betsirebaka et les waNgazidja. Sus aux Ajojo[1]. Et comme tu le sais, je suis originaire de Ndzuani. Quand les tueurs vérifiaient la nationalité des suspects comoriens, ceux-ci disaient – pour sauver leur peau – qu’ils étaient des autres îles, et non de Ngazidja. Les tueurs, eux, ne faisaient pas de différence. Pour eux, un comorien est un comorien. C’est ainsi, malheureusement, que plusieurs comoriens des autres îles ont été massacrés.
« La grande majorité des massacrés ne parlaient pas bien la langue malgache. Rien qu’avec leur accent, le mal était déjà fait. Beaucoup de comoriens et de métis arabes de Marolaka ont préféré, eux, se jeter à la mer, jusqu’à se noyer, au lieu de se faire décapiter, comme les autres. N’oublions pas que parmi les cadavres identifiés, il y avait aussi des malgaches. A l’arrivée de l’armée, venue d’une autre province – des bérets rouges -, le calme est revenu. Il y en a qui disaient qu’il s’agissait de l’armée de Tamatave, d’autres disait qu’elle venait de Diégo. J’étais trop jeune pour faire la différence. Deux sites ont été réservés pour accueillir les réfugiés : la Gendarmerie et le camp militaire. Un jour, j’accompagnais mes camarades, quittant la gendarmerie, pour trouver de quoi manger.
« Nous passions par l’hôpital, qui est juste à coté, pour voir si nous pouvions trouver de quoi manger. A notre grande surprise, nous faisions face à un grand dépôt, chargé de sacs de farine. Nous étions contents de pouvoir enfin piquer quelques sacs, afin de les apporter à la famille, restée au camp. Mais quand nous nous approchions des sacs en question, le gardien du lieu nous a aperçu et nous a demandé ce que nous faisions « parmi ces morts ». Il s’agissait de cadavres entassés par centaines dans des sacs plastiques blancs, attendant leur enterrement dans les fosses communes. C’est incroyable et effrayant en même temps de constater tous ces morts. C’était donc la morgue de l’hôpital d’Androva (la chambre froide). Pour donner l’image de l’endroit et la quantité des cadavres qui y étaient, je dirai que ce local mesurait à peu près une hauteur de 14 briques de 15, une largeur de 15 briques et une longueur de plus de 20 m.

Majunga, aujourd’hui.
« Ce qui faisait la différence entre la gendarmerie et le camp militaire, c’est le repas. Chez les gendarmes, on nous donnait comme marmite un bidon de 200 litres, coupé en deux, dans lequel on préparait le bouillon, puis le riz. C’est pour cette raison que nos repas avaient l’odeur du pétrole, parfois l’odeur de l’huile moteur. Il a fallu plusieurs jours, avant que cette odeur ne disparaisse, définitivement. Je veux dire que tout dépendait de ce que le bidon contenait, avant qu’il ne soit utilisé comme marmite. Bien sûr que c’était nettoyé avant l’usage, mais l’odeur du pétrole (surtout) est très difficile à enlever. Tout le monde dormait sur des lamaka _ une nappe traditionnelle, fabriquée en paille de palme. Sans aucune affaire personnelle. Chacun n’avait que le vêtement qu’il portait. Il était très difficile de dormir paisiblement dans ces conditions, surtout après tout ce que l’on avait subi.
« A part cela, tout était dans le calme. La seule panique survenue à la gendarmerie et que je n’oublierai jamais était dû au bruit très fort d’une grosse mangue tombée sur le toit en tôle du camp. Tout le monde a entendu le bruit et a sursauté en même temps, avec des cris, ainsi que des pleurs. Ce fut la panique durant un long moment, avant que le calme ne revienne, après explication. Il s’agissait juste d’une mangue, tombée sur un toit. Nous étions paniqués, parce que nous pensions que les tueurs enragés avaient réussi à casser le portail, pour venir nous exterminer à la gendarmerie, alors qu’on n’avait plus rien pour nous défendre. Heureusement que c’était juste une mangue terroriste. Mais on a eu chaud quand même…
« Etant jeune, avec le surnom malgache que j’avais – j’avais un betsirebaka dans ma famille (mais je vous épargne les détails) -, j’ai pu quitter le camp, souvent, et un jour, je me suis présenté chez les Betsirebaka. Ce jour-là, je les ai trouvé en train de manger du riz en groupe à la manière comorienne, c’est-à-dire autour d’un grand récipient. Ils m’ont invité à les rejoindre et à partager leur repas, mais je n’ai pas osé, pour plusieurs raisons. J’avais surtout peur, en les voyants si nombreux ensemble, malgré la présence de ce membre de ma famille Betsirebaka. On aurait dit qu’ils préparaient un deuxième coup pour nous attaquer, tellement ils étaient solidaires et déterminés.
« Nous n’avions pas d’information exacte sur les morts, ni les blessés, nous n’avions que des rumeurs, puisque nous étions tous éparpillés, lors des affrontements, puis une partie à la gendarmerie, et une autre au camp militaire. Me concernant, par exemple, des membres de ma famille voulaient m’envoyer à Diégo. J’ai fui, car je voulais rester avec mon groupe de jeunes et continuer à vivre les événements. Au final, je me suis retrouvé dans l’avion vers les Comores ».
Propos recueillis par Mourchid Abdillah
Image à la Une : le cimetière de Mangatokona où sont enterrées les victimes des massacres de 1976. Précision: la tombe comorienne sur cette photo date d’avant les événements, Elle date d’août 1976.
[1] Lire « adzudzu ».