Entre deux rives les Zanatany

Aux Comores, il y a la culture arabe, dominante, et l’identité africaine, dévalorisée. Les Comoriens de Madagascar ajoutent leur grain de sel à la sauce de l’archipel. Le texte évoque la grille de lecture avancée par l’anthropologue Sultan Chouzour, bien que réductrice à certains égards, quant au regard complexe que portent les Comoriens en général sur le monde des djinns, elle permet d’introduire le distingo entre les esprits malgaches (trumba), auxquels ont souvent recours les Comoriens de Madagascar, et les djinns dits musulmans, reconnus localement. Cet article est paru dans le numéro 58 du journal Kashkazi en décembre 2006.

« L’univers des djinns est tellement imbriqué dans celui des humains qu’il en reproduit les clivages et constitue même un exemple particulièrement intéressant de projection et d’actualisation de vécus historiquement établis, mais socialement refoulés par l’idéologie dominante d’inspiration arabo-islamique ». Dans sa thèse Le Pouvoir de l’honneur[1], Sultan Chouzour oppose deux sortes de djinns : « D’un côté les rauhani, et de l’autre les sera, ces deux catégories reproduisant de fait, et de façon symbolique, les deux principaux groupes ethniques entre lesquels se partage la société comorienne, empêtrée dans une grave crise d’identité, caractérisée par le refus de sa négritude évidente au profit d’une arabité en grande partie illusoire et fictive, du moins pour la très grande majorité de la population. Ainsi les sera sont décrits comme des esprits fondamentalement mauvais, et quand on examine leurs caractéristiques, l’on se rend compte très rapidement qu’elles représentent précisément toute cette partie de la personnalité d’origine africaine constamment refoulée par le Comorien. Les rauhani, parés au contraire de toutes les vertus, représentent tout ce que la culture valorise. Leur description correspond très exactement à l’idée que le Comorien se fait de l’Arabe, qui symbolise la Culture, la Civilisation, traduite en comorien par usta’arabu ».

Tandis que le rauhani est un djinn musulman, « les sera ignorent l’islam, qui est le cadet de leurs soucis ; ils ont même des exigences parfois incompatibles avec cette religion (…) A l’occasion des cérémonies organisées en l’honneur des djinns, on peut remarquer l’absence totale de toute recherche en matière vestimentaire et le caractère parfaitement anarchique des danses (…) L’atmosphère lourdement chargée d’odeurs fortes provenant de la longue décoction de plantes sauvages contribue à libérer les énergies de ceux qui se défoulent dans la liesse générale ».Quelle place pour les esprits malgaches dans cette société aux djinns stéréotypés ? Si Sultan Chouzour fait allusion aux trumba, les esprits d’ancêtres de la grande île, leurs rites se déroulent selon lui « sans aucune interférence avec la culture comorienne ». Dans la grande marmite culturelle où trempent Madagascar et les Comores, les contacts entre esprits des deux bords sont cependant loin d’être rares. Ancien militaire comorien né à Madagascar, Mady Aly en est l’exemple même. « Ami » d’une dynastie de djinns malgaches, il se dit également convoité par les rauhani. « Les rauhani de son père voulaient venir en Mady », explique James, l’un des djinns de la famille qui utilise son corps. « Mais ils ont des exigences : ils ne veulent pas que Mady fume ou boive de l’alcool. Nous ne sommes pas d’accord. Alors nous obligeons Mady à boire un peu, ce qui les fait fuir. Ces rauhani sont des musulmans Ben Laden ! »

Image extraite du film L’ivresse d’une oasis de Hachimiya Ahamada. Un rumbu à Maore.

Entre le rauhani plein de vertus et le sera sauvage, le djinn malgache campe ainsi un troisième personnage, « civilisé » mais « débauché »… Voilà qui fait aussi une bonne caricature des caractères attribués communément aux Zanatany, les Comoriens de Madagascar. Ces migrants entre deux cultures incarnent en effet une forme de modernité, avec tout ce que celle-ci comporte de positif et de négatif. La plupart ont évolué dans les villes malgaches où ils ont adopté un mode de vie débarrassé des pesanteurs de la coutume. Leurs apports à la société sont multiples et diversement appréciés. A la fois étrangers et familiers, ils mettent les Comores à l’épreuve de la nouveauté. Leur arrivée en masse après les massacres de 1976 a transformé les villes du pays. « C’est à partir de ce moment qu’on a commencé à voir des gens vendre sur les tables, au bord de la route », rappelle Ahmad Mdahoma, qui fait partie des rescapés de Mahajanga. Les Sabena, surnommés ainsi en référence à la compagnie aérienne qui les a ramenés en urgence de Madagascar, « viennent d’un grand pays. Ils ont beaucoup vu. Madagascar a été une grande école, même pour ceux qui ne se sont pas assis sur les bancs de l’é- cole proprement dite », estime Ahmad. Mécanique, menuiserie, électricité… leur savoir-faire acquis à la dure et leur obligation de survie en terre comorienne ont révolutionné l’économie de l’archipel. « C’étaient des gens qui avaient plus de problèmes, et plus de possibilités pour se débrouiller », remarque Youssouf Moussa, lui aussi ancien de Madagascar. « Ils sont venus, ils ont sorti leurs petites tables. Les Comoriens ont dit : « Qu’est-ce qu’ils font ? » »

Alors que l’imaginaire comorien associe l’influence arabe au domaine spirituel[2], celle de Madagascar est considérée comme beaucoup plus matérialiste. « Itsandra et le nord [de Ngazidja, ndlr] sont tournés vers Zanzibar et ont eu des théologiens », note Moussa Issihaka, grand connaisseur de l’histoire d’Iconi. « Ici, c’est l’argent. Ceux qui ont été à Madagascar cherchaient fortune, bien avant les déplacements vers la France. A Iconi, les maisons en dur ont été construites grâce à l’argent de Mahajanga ». Quand il s’agit d’argent, les Comoriens ont la désagréable impression d’avoir affaire à beaucoup plus malin et pragmatique qu’eux… « Pour ceux qui sont nés ici, rien n’a bougé : ils aident les gens sans rien faire payer », sourient les clients du Café Rachidi, le rendez-vous des Zanatany à Moroni. « Alors que si vous demandez un service à un Zanatany, il faudra toujours le payer d’une manière ou d’une autre ! » Leur débrouillardise a aussi son revers : « C’est par eux que le m’kara kara est arrivé », estime Mohamed Mze, qui a travaillé sur les Sabena. « De même que le vol organisé ».

L’assiette qui trône à l’autel du trumba à Moroni. La fiole de parfum du trumba à La pointe Mahabu à Maore.

A Maore, l’apport de ceux qu’on appelle dans cette île les magoshi shora – qui signifie « les chaussures pointues », en référence aux chaussures que portaient les rescapés à leur arrivée à Maore, des chaussures bon marché qu’ils avaient achetées avant de partir[3] – est similaire. L’image aussi. « Il y a encore peu de temps, on était indexés comme des magoshi shora, on était vus d’un mauvais œil car débrouillards et expressifs, mais nous avons apporté beaucoup de choses à Mayotte », estime Thany Youssouf, l’un d’eux. « Avant, il n’y avait pas de marché dans l’île, c’était honteux de vendre. Alors on posait les fruits sur la véranda, et on se cachait dans la maison, l’acheteur prenait le fruit et déposait la pièce, ce n’est que quand il était parti que le vendeur sortait. Nous, les rescapés de Mahajanga, nous n’avions pas honte de vendre. Les premiers marchés c’est nous ! Pourtant, on jouit encore d’une réputation sulfureuse ». Cette réputation est transposée au monde des djinns. James, l’un des esprits malgaches qui possèdent Mady Aly, estime ainsi être victime d’un amalgame : « Pour les humains des Comores, trumba et djinn, c’est la même chose ! Pour eux les rauhani ce sont les bons, les musulmans, alors que nous les djinns malgaches, ils nous confondent avec les trumba[4]. Ils nous traitent de dzirki, de voleurs de bœufs, car nous venons du sud de Madagascar ». Moins soumises aux codes de la coutume, les Comoriennes de Madagascar ont pris des habitudes de liberté et sont vite épinglées pour « leurs mœurs légères ». « A une époque, c’était la mode d’utiliser le mot « Sabena » comme un euphémisme pour parler d’une femme qui se prostitue », indique Sultan Chouzour.

Si les Comoriens forcent le trait sur les « défauts » des Zanatany, ceux-ci leur tendent aussi un miroir déformant, où sont grossis les archaïsmes de leur société d’origine. Souvent perçus comme un rien condescendants, ils mettent en avant leur modernité quand on leur demande de réfléchir sur ce qui les distingue de leurs compatriotes. « Je pense malgache quand je veux être rationnel, logique, quand je parle du Grand mariage, de la polygamie, de ma petite bulle familiale, de l’éducation de mes enfants », analyse Moumini Soilihi. « On avait l’habitude d’être dans un pays développé et ici, c’est le contraire », se désolent les clients du Café Rachidi. « On est obligés de vivre comme les autres Comoriens. C’est difficile, mais obligatoire ». Si beaucoup cultivent leur différence, ceux qui ont voulu s’intégrer dans le village de leurs parents ont dû passer par la coutume, qui symbolise pourtant à leurs yeux le caractère féodal de la société comorienne. « Si on ne fait pas le Grand mariage, les gens ne nous comptent pas comme des Comoriens », explique-t-on au Café Rachidi. « Arrivés ici dans les villages, ils ont été contraints de jouer une scène de théâtre » », note A. Mdahoma. Ceux qui s’y refusent resteront des étrangers. « Parfois », avoue Youssouf Moussa, « les Zanatany se disent qu’ils vont aller chercher une petite île entre Madagascar et les Comores… »

Lisa Giachino


[1] Le pouvoir de l’honneur, éditions L’Harmattan, 1984.

[2] Avant de diffuser l’islam, les Arabes ont pourtant commencé par faire du commerce aux Comores.

[3] Les femmes étaient également appelées les fulwara uvandre, les “foulards à moitié”, une partie de leurs cheveux étant découverte.

[4] Les djinns sont des créatures créées par Dieu au même titre que les humains, selon l’Islam. Les trumba sont les esprits des membres des anciennes familles royales malgaches.