L’énigme Abdel K.

Ismael Ibouroi, enseignant, revient sur une représentation théâtrale, dédiée à la mémoire d’Abdelkader Hamissi, leader incontesté du msomo wa nyumeni, assassiné il y a 41 ans, dans la nuit du 31 décembre au 1er janvier 1981. Le spectacle, réalisé par les étudiants de Mvuni, sous la direction de Soeuf Elbadawi, s’est tenu au Palais du peuple. Abdel K. – son titre – a été un moment unique de réinterroger le silence de toute une génération. Cet article est paru le 20 avril 2006 dans le n°37 du journal Kashkazi.

Ce vendredi 7 avril, un événement culturel inédit, bien qu’inscrit dans la longue durée souterraine, s’est produit au Palais du peuple. Les effets politiques et sociologiques se feront sentir pendant longtemps. Les étudiants de la fac de lettres de l’université des Comores – qu’il faut remercier – ont joué, sous la direction de Soeuf Elbadawi, un fait divers qui s’est produit en 1981. Un moment-charnière de très grande confusion, pendant lequel les mercenaires étaient en train de mettre en coupe réglée le pays.

Les cadres, formés essentiellement en France, animés d’idéaux révolutionnaires, bourrés de références idéologiques d’un aspect du marxisme obsolète, dogmatique et liberticide, déjà fortement remises en cause dans le monde, se préparaient alors à reconstruire le camp nationaliste progressiste. Ce face-à-face impitoyable servira de toile de fond justificatif à tous les soubresauts qui jalonneront les années 1980, jusqu’à l’assassinat du président Abdallah et jusqu’au premier départ des mercenaires. L’écriture de ce texte par les étudiants rappelle la vie d’un jeune homme autodidacte, charismatique, fasciné par la révolution, qu’on a trouvé assassiné, défiguré dans un quartier de Moroni. La confusion entoure ce crime depuis. Aucune enquête sérieuse n’a été diligentée.

La création de Soeuf Elbadawi, à travers un récit court, fictif, intense, est venu remuer 30 années de mémoire occultée, en pointant du doigt sur les zones d’ombre complice, sur les ambiguïtés des amis de la victime, tout en dénonçant le silence entretenu autour de cette mort, le cynisme qui en a découlé…. et peut être même la responsabilité de l’entourage immédiat de « Kader ». Les étudiants, avec son soutien, en ont fait du spectacle vivant : une création. Ce qui m’intéresse, au-delà des questions redoutables que soulève ce texte, c’est donc la technique mise en œuvre par les étudiants et le metteur en scène pour faire revivre ce « mort ressorti du placard », devant le spectateur du Palais du peuple, ce vendredi 7 avril.

Abdelkader Hamissi, à côté de ses camarades de lutte, à l’époque du msomo wa nyumeni.

Un théâtre nu, sans décor, ni rideau, qui se refusait à respecter le principe du rapport frontal entre le public et la scène. Celle-ci n’était pas séparée du spectateur. Ce qui permettait à ce dernier, en regard de la technique classique, d’échapper à l’emprise des mots, à la contamination du souffle des acteurs. Il ne s’agissait pas seulement d’une question d’économie de moyens ou de temps, venant bousculer la fameuse loi des trois unités. Il s’agissait d’un choix politique, d’un parti pris fondé sur l’engagement des co-auteurs de cette représentation, autorisant le spectateur, comme dans le chœur antique, à sortir de sa léthargie, de son indifférence. Pour que celui-ci se mêle au jeu et commence à comprendre que le drame en train d’être joué devant lui est aussi le sien.

Ledit spectateur s’est trouvé donc encerclé au milieu de jeunes acteurs, lui assenant des mots comme autant de coups de poing, convoquant à chaque fois les codes culturels et les grilles d’interprétation habituelles, afin de dénoncer leur incapacité à inhiber la pulsion poussant au crime. En effet, à la base de toute cette histoire, un homme est mort, abandonné scandaleusement par les siens, comme on le ferait d’un chien. La parole théâtrale a ainsi retrouvé sa véritable fonction, ce soir-là. Une parole qui interpelle, qui interroge, qui accuse quelquefois et qui secoue sûrement les consciences endormies. Endormies dans l’hypocrisie, dans la duplicité d’une croyance, dans la fausse proximité. En arrière-fond du spectacle, se laissait suspendre une autre question : celle de la présence des mercenaires aux Comores.

Le théâtre ce soir-là souhaitait féconder la conscience du spectateur, l’aider à passer de la spontanéité à la réflexion, à la construction de son propre questionnement, contre une mystification entretenue durant ce dernier quart de siècle sur la mort de Abdulkader Hamissi. Ce fut surtout une pièce sur la mémoire. Une mémoire blessée, refoulée, confisquée par les élites. Des élites qui l’ont rendue aveugle au cours des années de plomb. Une mémoire qui a rencontré un écho terrible pendant ce superbe spectacle auprès du public. L’occasion d’un réveil, d’une introspection du spectateur sur lui-même, la fin de son bégaiement face à une énigme de notre histoire contemporaine, le début d’une véritable guérison contre les traumatismes de l’oubli qui nous hantent.

Abdelkader Hamissi (au milieu, calot blanc), entouré de ses amis et proches. De gauche à droite : Kamal’Eddine Saindou, Abada Ahmed, Chamsoudine Ben Ali,Fatouma abderemane Sidi, Ali Bourhane (debout), Anani, Aboubacar Cheikh et Ahmed Ouled.

Aristote parlait de catharsis, de cure collective. Pour moi, la fin de l’autocensure et le début de l’autocritique collective. Ce soir-là, les langues ont commencé à se délier, y compris celles des camarades de Kader. En ce sens, la pièce aura atteint l’un de ses objectifs. Remuer, par les questions incessantes suscitées lors du débat qui a suivi, par la brutalité de l’événement orchestré par l’université des Comores au Palais du peuple, l’apathie schizophrénique de toute une génération. La mienne, aussi. Les questions ont également porté sur la violence et la morale, sur les limites de l’idéologie par rapport à la vie des individus, sur les frontières ambiguës de la culpabilité et de l’innocence, sur le droit de débattre des opinions adverses et sur le respect des différences…

L’efficacité de la parole théâtrale retentit ici comme un rappel au réel. En vérité, le texte représenté insiste sur le fait que nous partageons la même histoire et que c’est par là que tout commence. Nous sommes nous-mêmes par avance la pièce et l’issue ne débouchera que sur nous-mêmes. La pièce est bien la production de ce nouveau spectateur qui commence à s’exprimer lorsque finit le spectacle. Un spectateur, qui, après la baisse du rideau, continue à chercher dans sa vie de tous les jours les réponses que les interrogations de la pièce ont soulevées. Le débat vif qui a suivi la fin de la représentation et qui a continué le lendemain dans les rues de Moroni suffit à le prouver, à surtout prouver que le passé n’est jamais mort et qu’ici il n’est même pas passé.

Ismael Ibouroi

Le spectacle est né d’un atelier d’écriture mené par Soeuf Elbadawi autour de l’imaginaire politique de l’archipel et de la capacité à le traduire sur un plateau. Atelier réalisé avec des étudiants de la faculté des lettres de Mvuni, à partir notamment d’une nouvelle  – notes de Moustoipha S. sur l’assassinat du citoyen Kader – publiée dans le cadre des Dernières nouvelles de la Françafrique, parue aux éditions Vents d’Ailleurs.