Kafa la Mdjangaya III

Témoignage d’un écolier de 10 ans, en classe de 7ème (CM2) à l’Ecole consulaire de Fiofio. Interview effectuée le 17 décembre 2022.

« J’étais dans le quartier – Labatoara – quand on nous a informé qu’un conflit avait lieu à partir de Tsararano entre Betsirebaka et Comoriens. Il est à noter que Tsararano, Morafeno, Ambalavola étaient peuplés par une grande majorité de Comoriens, surtout anjouanais. Ils nous ont appris l’histoire, mais l’ont considérée comme un petit conflit entre Betsirebaka et Grand-comorien ! Et pourtant, les betsirebaka impliqués ne cherchaient pas à faire cette différence. Ils vérifiaient les identités de tous, et même s’ils entendaient « washiMaore, washiMwali et washiNdzuwani », ils vous exécutaient. Pour eux, un comorien était un comorien. Et leur objectif était d’exterminer le plus de Comoriens…

« Le haut responsable administratif de la région de Majunga aurait tout de suite demandé l’intervention des militaires locaux. Ils n’ont pas réagi. Ces derniers étaient mêmes présents à certains endroits pour constater le fait sans rien faire. Ils encourageaient quelques betsirebaka à entrer dans les cours des Comoriens pour commettre l’irréparable, tel que saccager les maisons, les brûler et tuer les Comoriens sous leurs yeux sans intervenir. Nous autres avions eu de la chance, comme nous avions le teint un peu proche de celui des malgaches et que nous parlions bien cette langue, nous avions pu les convaincre d’être des leurs, avec le soutien de voisins avec lesquels nous entretenions de très bonnes relations.

« Pour ne citer qu’un seul exemple, un de nos voisins – mbaba Haydar -, vendeur de brochettes comorien, s’était réfugié par peur dans ses toilettes. Mais lorsqu’il a constaté que les Betsirebaka étaient entrés dans sa chambre et commençaient à tout détruire, alors que toutes ses économies s’y trouvaient, il n’a pas supporté. Il a crié au voleur : « pangalatréee !!! » Les Betsirebaka ne l’ont pas raté, ils l’ont exécuté dans les toilettes. Ce n’est qu’au huitième jour que la population a retrouvé son cadavre, suite aux odeurs nauséabondes. C’est ainsi que beaucoup de Comoriens ont péri à Majunga.

« C’est des éléments de l’armée venant de Diégo qui sont venus mettre frein à ce qui nous arrivait. Parmi ces militaires, il y avait le sous-lieutenant Attoumani, frère du feu docteur Itibar. Actuellement, il porte un grade de Général. Il est secrétaire général au ministère malgache chargé de la défense à Tananarive. Il sort de l’académie militaire d’Antsirabe. Ce sont ces militaires de Diégo qui nous ont embarqués dans leurs jeeps et camions, pour nous déposer au camp de la gendarmerie situé à Majunga Be, non loin d’Auximad, près du tribunal de première instance de Majunga.  Avant leur arrivée, nous nous dirigions vers le camp militaire. On nous a dit de ne pas y aller pour éviter le pire. Et nous nous sommes alors dirigés vers l’école Bourhane, qui se trouvait près de la prison. Plus tard, le responsable de l’école Bourhane nous a parlé d’une rumeur disant que les Betsirebaka avaient appris notre présence et qu’il fallait quitter les lieux. C’est à ce moment-là que les marins d’Avaratra nous ont conduits au camp de la gendarmerie.

« Sans ces militaires de Diégo, aucun comorien n’aurait survécu à Majunga, où des voisins malgaches, mal intentionnés, orientaient aussi, par vengeance personnelle, les Betsirebaka vers les Comoriens pour les exécuter. Plusieurs cas d’assassinat avaient eu lieu ainsi. Il y avait également des Comoriens en très bonne relation avec des Malgaches qui faisaient la même chose, c’est-à-dire qu’ils indiquaient aux Betsirebaka que tel et tel personne était comoriens ! Ils agissaient ainsi pour faire croire à ces betsirebaka qu’ils étaient réellement malgaches, sinon par vengeance contre ces comoriens-là, et surtout pour profiter de leurs biens après leurs morts. Quand nous sommes arrivés aux Comores, ces personnes sont restées à Majunga pour s’accaparer des biens de leurs compatriotes rapatriés. Que ça soit des maisons, des terrains, etc. Je peux le dire ! Des conflits fonciers sont en cour au tribunal de Majunga jusqu’aujourd’hui, suite à ce genre de situation.

L’ombre de Fundi Hadji, l’homme qui veille sur la mémoire des victimes de 1976, à Mangatokona.

« Je peux aussi dire que ce conflit n’était qu’un coup bien préparé contre les Comoriens, parce que nous bénéficions d’une bonne place, et dans tous les secteurs publics, d’ailleurs. A titre d’exemple, à cette époque-là, l’agrégé en médecine dentaire et recteur de l’Université de Majunga était un grand-comorien de Shezani ya Mbwanku,  Rajabo Youssouf. Le feu Mansour d’Iconi était  maire à Majunga. Ali Mero 2, anjouanais d’origine, était son premier adjoint. Feu Said Soimihi, père des docteurs Soimih, était parmi les administrateurs de Majunga à l’Hôtel de ville. Les exemples sont nombreux. Les Comoriens s’en sortaient et les Malgaches cherchaient un bouc-émissaire pour leur faire payer cette présence écrasante.

« Je n’ai pas vu de Comoriens tuant des Malgaches, pendant cette tragédie. Ils les repoussaient, sans pour autant les tuer. Les Betsirebaka sollicitaient le renfort des Antandroy, puisque les comoriens de Labatoara étaient nombreux et solidaires. Au final, les Comoriens n’ont rien pu faire, vu le nombre de malgaches impliqués, à cause surtout des militaires de Majunga, qui n’ont pas du tout réagi face à la tragédie. Sans les marins de Diégo, les pertes humaines auraient été incalculables. J’au vu des cadavres tout le long de la route. A partir de l’école comorienne (actuelle Ecole Fanantenanana[1]) à Labatoara, non loin de là où habitait la famille du Dr Itibar, jusqu’à Boboka et Ambovoalana. Jusqu’au camp de la gendarmerie, les cadavres traînaient, partout. Sur les trottoirs et dans les vérandas des magasins et des maisons.

« Sur ce trajet d’une distance d’environ 4 km pour atteindre la gendarmerie, sans chercher à compter, car je n’avais pas l’esprit à ça, j’ai aperçu pas moins de vingt cadavres d’hommes, de femmes et d’enfants, par terre. C’était vraiment horrible. Ces Betsirebaka posaient des questions –  ajojo sa tsy ajojo ?[2]  – pour vérifier la nationalité de leurs victimes avant exécution. Ils nous détectaient facilement à cause de l’accent un peu spécial des parents comoriens, quand ils essayaient de parler malgache. C’était flagrant. C’est grâce à cette manière d’interroger qu’ils ont tué beaucoup de comoriens. Il faut avouer aussi que les comoriens avaient un comportement un peu particulier. Surtout, les parents. Ils ne s’intégraient pas du tout avec les Malgaches et ne supportaient pas que leurs jeunes filles comoriennes se marient à des Malgaches. C’était un tabou et une insulte à la fois pour les Comoriens.

« Pour ces parents, c’était une manière de sauvegarder des valeurs (coutume, tradition, religion). Les malgaches n’étaient pas musulmans, et l’islam (tel que pratiqué par les Comoriens) ne tolérait pas qu’un non-musulman épouse une femme musulmane. Par contre, l’inverse était valable : un musulman pouvait épouser une non-musulmane. Car il pouvait la convertir, une fois ensemble. D’ailleurs, c’est ce qui s’est passé chez les jeunes comoriens. Ils ont épousé des femmes malgaches et les ont emmenées ici, lors du rapatriement par la compagnie aérienne belge  SABENA. D’ailleurs, plusieurs de ces femmes-là se sont converties aux Comores et s’y sont bien intégrées. Les parents non-intégrés ne parlaient pas la langue malgache, non plus. Malgré le nombre d’années qu’ils avaient vécu sur la grande Île, ces Comoriens-là parlaient très difficilement la langue. Ils affichaient leur fierté de parler la langue comorienne, partout où ils se trouvaient, sans gène.

« Ils ont été tués, un par un, après un petit test de langue. Ils ont été tués devant leurs voisins, leurs familles, leurs femmes, leurs enfants. Les Betsirebaka n’ont eu aucune pitié. Parfois, ils n’exécutaient pas toute une famille. Ils se contentaient de tuer un ou deux membres de la même famille. Il arrivait que de bons voisins malgaches interviennent pour empêcher les Betsirebaka de tuer, en leur livrant de faux témoignages, comme quoi il s’agissait de leur propre famille. Un bon nombre de Comoriens ont ainsi été sauvés par des malgaches, comme d’autres ont été tués par la complicité de Comoriens de mauvaise foi. Les maisons à Labatoara étaient tellement collées les unes après les autres, même les portails des cours communiquaient entre eux. Cet environnement a sauvé beaucoup de comoriens, tout comme il a permis aux voisins de dénoncer les Comoriens, si la relation n’était pas bonne.

Majunga d’hier et d’aujourd’hui.

« Me concernant, notre voisine, une dame malgache, s’est dévouée pour nous protéger, comme si nous étions sa propre famille. Tout au long de notre absence, c’est elle qui a gardé notre maison, ainsi que tous nos biens. L’autre cause ayant provoqué notre perte était aussi liée aux mots d’ordre, obligeant les Comoriens à s’enfermer dans les maisons, au lieu de fuir pour sauver leur peau. Lorsque les Betsirebaka avaient l’information qu’une maison appartenait à des Comoriens, ils s’y présentaient, frappaient aux portes, et si personne ne répondait, ils y mettaient le feu. Une maison en double-tôle partait en fumée en un rien de temps. Et la majorité des comoriens vivaient dans des maisons en tôle à l’époque. Ceux qui osaient quitter leurs maisons à ce moment-là à cause du feu étaient attrapés et tués, pendant que les autres périssaient à l’intérieur des maisons.

« Il y a eu des morts non-comptabilisés, parce que leurs cadavres n’ont pas été trouvé. Beaucoup de cadavres ont été enterrés, sans que les familles ne le sachent, surtout parce que personne ne savait qui avait été tué, ni où est-ce qu’il avait été tué, ni où il avait été enterré. Cependant, même si un comorien reconnaissait le cadavre d’un proche, nul n’osait y toucher ou l’enterrer. Par peur d’être le prochain. C’était le sauve-qui-peut pour tous, sans pour autant être égoïste. Personne n’a vu, ni lavage mortuaire, ni enterrement d’un de ses proches. Aucun comorien ne pourrait témoigner de cela, concernant sa propre famille. On nous parlait de fosses communes, mais personne n’y a vraiment assisté. Aucune tradition islamique réservée aux morts n’a été appliquée à ces morts, soit à cause du nombre très élevés de cas, soit parce qu’il n’y avait pas d’autres musulmans non-comoriens suffisant et capables de le faire à ce moment-là.

« En réalité, nous, qui étions à Labatoara, n’avions jamais imaginé que la tuerie arriverait jusqu’à notre quartier. Au moment où on nous a signalé que les Betsirebaka se rapprochaient et atteignaient déjà Mahabibo, Marovato, et une partie de Labatoara, la panique était totale. Les Comoriens commençaient à fuir pour quitter le quartier. La ville est paralysée. Aucune activité commerciale n’était possible. Tous les magasins, épiceries ou marchés était fermés. Le couvre- feu s’est imposé à tous, lorsque les marins de Diego sont arrivés sur place. L’image que j’ai retenu de cet évènement, à l’époque, je n’avais que 10 ans, est une tête de victime, arrachée au corps, tremblant encore, par terre. J’ai vu ça à partir de la voiture des militaires, qui nous emmenait à la gendarmerie. Cette image m’a énormément traumatisé à l’époque. Il y a aussi les cris que nous entendions depuis notre maison, les cris de ceux qui succombaient aux armes blanches de ces Betsirebaka. Ces cris sont inoubliables.

« Et enfin, il y a eu la mort de notre grand cheikh – mbaba Anissa -,  un sheikh de la confrérie shadhuli, qui de la même promotion que sheikh Abdoul’hadi et Abdourahmane Chahassou. Ils étaient souvent ensembles. Malheureusement, on est venu nous annoncer qu’il avait été trouvé mort chez lui, seul. Ces images sont gravées dans ma mémoire. Des années plus tard, quand je suis parti poursuivre mes études de lettres françaises à l’université d’Ankatso à Tana, tout m’est revenu à l’esprit, lors du rotaka politique en 1991, entre le clan Albert Zafy et celui de Ratsiraka. Il y avait des massacres à l’époque, mais entre les clans politiques malgaches. Revoir ces tueries encore une fois à Madagascar m’a fait fuir la grande Île. Lorsque le gouvernement comorien a décidé de nous rapatrier, j’étais parmi les premiers à prendre un vol. C’était l’époque de Saïd Mohamed Djohar. Toutes les images de 1976 me sont revenues à l’esprit à ce moment-là. La peur m’envahissait, je n’arrivais plus à dormir. C’était toujours le 1976 des Betsirebaka qui défilait devant moi.

L’arrivée des rescapés sur le tarmac de Moroni en 1976 (archives privées).

« On a passé plusieurs jours au camp de la gendarmerie, environ deux semaines de galère. Le repas était préparé dans des bidons d’huile ou de pétrole à moitié découpé. L’odeur d’huile ou de moteur restait dans les repas, difficiles à avaler, mais on n’avait pas le choix, puisqu’on mangeait pour ne pas mourir. Nous préparions nous-même nos repas. On nous livrait des sacs de riz, ainsi que des bœufs vivants que nous égorgions nous-mêmes. Des tentes de campement étaient installées pour nous abriter et nous dormions sur des lamaka, des nattes en pailles de fabrication locale. Malgré tout, les gendarmes assuraient vraiment notre sécurité. Des interrogatoires étaient menés, avant de laisser entrer qui que se soit au sein du camp. Pareil aussi au camp militaire pour ceux qui étaient là-bas. Mais cette rigueur, cette surveillance des gendarmes est venue trop tard. Le mal était déjà fait. S’ils avaient agi ainsi depuis le début du conflit, le pire aurait pu être évité.

« Après deux semaines, on nous a fait signe que le calme était rétabli. Nous pouvions regagner nos maisons respectives. La ville était encore sous surveillance du commando de la marine de Diégo. La Sabena commençait à nous rapatrier vers les Comores. Avant de nous faire voyager, il y a eu des enquêtes, suivi d’un recensement des Comoriens, pour identifier ceux qui voulaient quitter Madagascar et ceux qui souhaitaient y rester. C’est à partir de ce recensement que les contingents de rapatriement ont été effectués avec le soutien politique et moral du Mongozi Ali Swalihi Mtsashiwa. A partir des ondes de Radio-Comores, qui était très écoutées par les Comoriens de Madagascar, Ali Swalihi motivait les Comoriens à retourner. Il nous recommandait de revenir au pays. La vie était belle et les compatriotes étaient prêts à nous accueillir, bras ouverts. A Madagascar, les Comoriens étaient avertis du jour et de l’heure de leur départ. Air Sabena faisait trois à quatre allers et retours par jour entre Majunga et Moroni.

« A notre arrivée, un comité d’accueil était déjà sur place pour interroger les rescapés. Sur leurs cités d’origine. Il jouait également le rôle de psychologues pour assurer aux zanatany qu’ils étaient chez eux, entre de bonnes mains, et ne devaient rien craindre. Personne n’a été renvoyé à sa ville, ni à sa région d’origine. Ceux du Mbadjini ont été placés dans le Bambao, ceux du Hamahame dans l’Itsandra, ceux du Washili dans le Hambu ou le Mbude, ceux du Mbwanku dans le Dimani, ceux de Mitsamihuli dans l’Itsandra, et ainsi de suite. Pour que nous ayons une première intégration avec d’autres familles qui ne sont pas les nôtres et pour nouer de nouvelles connaissances dans le pays, avant de rejoindre nos propres familles, plus tard. Pour vous dire, moi qui suis de Singani, on m’a placé à Mdjwaezi ya Mbude, et cela m’a beaucoup servi, puisque j’y ai fait la connaissance d’une nouvelle famille, qui m’est plus proche que ma propre famille. Nous avons  une très bonne relation depuis et nous avons transmis ce lien à nos enfants respectifs. »

Propos recueillis par Mourchid Abdillah


[1] « Ecole de l’espoir ».

[2] « Comoriens ou pas ? »