Qui se souvient encore du temps où le « non » paraissait systématique ? Ce temps est révolu, le courage intellectuel n’étant plus de notre monde. Mais à quoi ça rime d’être « intellectuel » au juste ? Quelle est la place de l’intellectuel dans cette société comorienne où le paraître s’avère plus important que l’Être ? Quelle serait sa raison d’être sur ces terres où le bangwe parvient à tuer toute forme de questionnement ? Cet article est paru pour sa première fois dans le n° 61 du journal Kashkazi en mars 2007.
Il est des fonctions qui ne tiennent pas longtemps la rampe dans un monde comme le nôtre. Une société de proximité faite de non-dits permanents et de rumeurs infondées, où toute critique est synonyme d’insultes. Une société dans laquelle le débat intellectuel est régi selon les lois de l’évitement. Un monde dans lequel on oblige au consensus, à la compromission collective et au mimétisme des discours. On se plaint de l’inexistence d’une société civile digne de ce nom, mais on s’inscrit dans des logiques de groupe dont l’effet sur la responsabilité des individus est des plus catastrophiques. Absence de « je » citoyen et rejet quasi systématique des voix discordantes. Absence de débat. Ce qui confine les quelques intellectuels existant à la jouer bien bas, pour ne pas sombrer dans une schizophrénie avancée.
Des intellectuels qui, en plus de déranger les codes établis, se retrouvent souvent à user de langages que seuls comprennent les initiés, avec le risque de devoir disqualifier (malgré elle) cette masse populaire à qui ils prétendent s’adresser en premier lieu. Ceci les rend parfois « étranges/ étrangers » face aux leurs. Dans l’ensemble, ils sont nombreux à avoir compris que jouer les empêcheurs de tourner en rond au nom de ses convictions n’a aucune espèce d’intérêt. Le citoyen en devenir donne parfois l’impression de se complaire dans l’inertie de ses propres idées et dans la pesanteur de positions sociales rapidement acquises. L’ignorance des gens autour les amène à accepter qu’une petite poignée d’individus – cadres, notables ou religieux – s’emparent de l’espace public et imposent ses vues à tous. De quoi pousser les membres consacrés de notre intelligentsia à miser sur la réussite matérielle, plutôt que sur le combat d’idées. Il y a des combats vains dans la vie, celui-là en est un ! se disent-ils. On voit ainsi s’éteindre tout discours critique.
Qui se souvient encore du temps où le « non » était systématique au sein d’une certaine jeunesse éclairée des années 1960-70 ? L’époque du msomo wa nyumeni semble finie à jamais. Mais peut-être que les non-dits actuels au sein du microcosme correspondent aux comportements de cette génération du msomo wa nyumeni dans les années 1980-90, longtemps après l’insurrection de 1968.

Retrouvailles au temps béni du msomo wa nyumeni à Moroni.
Quand beaucoup se refusèrent à se positionner concrètement contre la dictature mercenaire, certains ont choisi de brasser des concepts de révolution prolétarienne, importés d’Albanie notamment, dans un langage châtié, supposé marxisant. Moustoipha Saïd Cheik et ses quelques camarades en prison n’ont été que l’arbre cachant la forêt des faux dévots en résistance. Un argument qui valut un jour une « disqualification » en règle du journaliste Ahmed Wadaane, lorsqu’il tenta d’expliquer les ratés dudit mouvement. Accusé de trahison à la sortie d’un de ses livres pour avoir amorcé un début d’autocritique, il a été l’archétype de celui qu’on écarte pour ses idées. Djindrubi ! Il n’avait pas compris que le monde avait soudain changé et que ses camarades – à l’exception de deux ou trois d’entre eux – étaient redevenus de doux agneaux au sein de la communauté retrouvée. De ce fait, ils ne pouvaient admettre aucune critique, les concernant.
Il avait effectivement oublié le fait que cette génération, contestataire une décennie plutôt, s’était laissée happer (dès la fin des années Abdallah) par les rêves de consommation facile et les désirs de réussite individuelle, liés à la fréquentation des wanahatru _ les enfants du pouvoir en place. Cette génération, qui a tellement fait croire à l’invention citoyenne dans un archipel au quotidien désolé, une fois sortie de ses bouquins, de ses meetings et de ses tracts habilement diffusés sous le manteau, n’a jamais pu réajuster son discours face à la réalité ambiante. Comme l’exprime cet ex-communiste reconverti dans le marketing des convictions : « Il n’y a pas une génération qui a autant paraphrasé les bréviaires révolutionnaires comme nous. La vérité, c’est que nous avions faim. Dès qu’on a su comment nous rassasier, en approchant le pouvoir, nous nous sommes tus. Même les plus athées d’entre nous sont devenus imams. Comment voulez-vous que notre esprit de contestation devienne ensuite un modèle pour les générations suivantes ? »
Le bilan de cette génération (aux affaires depuis) n’a jamais été effectué. Notre homme n’a pas tort. Sauf que cette réalité-là est venue freiner quelque peu l’émergence d’une société civile consciente et radicale. Tout discours d’opposition réfléchi contre l’état de décomposition de l’Archipel passe, à l’instar des slogans de la gauche révolutionnaire, pour un bla bla de bonimenteurs. Nde le botsi ! Ceux qui ont renoncé à l’utopie du msomo wa nyumeni ont par un revers inattendu décrédibilisé les intellectuels, aspirant à une transformation du réel dans le pays. L’époque bénie des slogans ASEC-FD a comme signé la fin de toute alternative. Elle a même nourri la défiance collective, en contribuant à renouer avec la notion d’instrumentalisation en politique: « eshelea ba uwo ngu rumilwa ».
Du coup, on peut dire que l’esprit de niches (ankili ya zidaka ou l’emprisonnement dans les cages du « Même » face au « Divers ») a triomphé. Les uns se réfugient dans des identités à territoire limité (la famille, le village, l’île) et les autres décrètent une morale bien paternaliste, là où devrait sévir simplement l’esprit critique. Les logiques structurelles à la mode se fondent au final sur une réforme bâclée des logiques constitutives de la société traditionnelle. Ailleurs, on crierait à la régression. Ici, on applaudit les « doux fils du clan et de la caste », comme l’observe si bien l’écrivain Mohamed Toihiri.
A-t-on vraiment besoin de faire des pieds et des mains pour hériter d’une digne place dans la gestion de la cité, auprès d’un tas de vieux oncles grincheux, engoncés dans des toges de parvenus, s’interrogent certains ? Le conservatisme n’a nul besoin d’intellectuel pour transmettre aux plus jeunes un zeste d’irresponsabilité dans cette société matrilocale. Et n’oublions pas que l’intellectuel servait jadis à poser la question sociale. De nos jours, on l’évacue d’un oeil méprisant, en privilégiant la réussite des seuls individus, et ce, dans la perpétuation des mêmes logiques d’exclusion, sur lesquelles se fondait hier le pouvoir des nobles, la puissance des notables et l’inconsolable vérité des prêcheurs de Dieu.

Le leader du Front Démocratique en meeting.
Rouvrir une fabrique d’intellectuels ! Voilà ce qu’il nous faudrait, sans doute. Des intellectuels en phase avec leur temps/ qui n’épouseraient pas les représentations de masse sur les places publiques/ qui savent l’honnêteté d’une critique établie sur la base de nos réalités empiriques. Autrement dit, le Comorien a besoin d’un intellectuel agissant, qui ne repense pas son quotidien, en étant hors de l’action. Mndwa ngoma uko ngomani. Le pied du danseur, pérore-t-on/ au risque de provoquer de vives émotions/ c’est sur la piste de danse qu’on le retrouve/ et non en dehors. Sauf que nos concitoyens ont fini par désapprendre l’art de se voir à travers le propos construit de celui qui pense.
Ils se sont repliés sur des logiques de groupe/ qui ne supportent plus la contradiction. Le refus du miroir déformant. Ils ne feront donc pas de cadeau à l’intellectuel. Ils anéantiront jusqu’à sa réputation/ le menaceront de viol collectif dans sa fragile intimité/ et briseront son esprit à la faveur de lynchages publics, bien orchestrés sur des bangwe virtuels, où règne l’anonymat des opinions et où se diffuse l’indétrônable « pensée unique des plus valeureux d’entre nous » – qui ont peut-être fait le grand-mariage, qui sont des fils et des filles de bonne famille, qui possèdent plus d’argent et savent corrompre – avec la complicité d’une grosse majorité de taiseux.
Le summum des agoras pour nous a été le bangwe. L’endroit où l’on parlait en légitime et où l’on apprenait à se taire à jamais. Le lieu où l’on négociait sa honte en société. Le lieu du simulacre en réalité, puisque les échanges étaient biaisés par le désir de contenter l’assemblée des notables présents ou par la nécessité de briller à la manière des gens de l’entre-soi. Rien à voir avec la volonté d’expression d’une pensée rationnelle. En fait, les places publiques – de par leur fonctionnement – appauvrissent le débat/ se prêtent au monolithisme des idées/ se gargarisent dans la satisfaction d’une opinion majoritaire/ et soutiennent la diffusion d’un discours dominant.
Chaque semaine y officie une poignée d’individus, qui résument l’actualité mondiale et nationale à l’aune de leurs petits intérêts « villageois ». Ils se pensent représentants de l’opinion générale, alors que bien souvent ils ne sont que l’écho d’un milieu social bouffé par les conventions, ignorant des vrais combats que se livre cet archipel. N’empêche ! Ce sont eux qui censurent et condamnent les intellectuels au silence, en noyant les crises sociales dans l’insignifiance la plus totale. Ceux qui se refusent à ces joutes d’un autre âge/ qui aspirent à les dépasser/ pour ne pas sombrer dans les pièges du lieu commun/ se font rares, de nos jours.
Au fond, à quoi ressemblerait l’intellectuel, le vrai ? Ni « pacificateur », ni « bâtisseur de consensus », l’intellectuel se doit, comme le disait le Palestinien Edward Saïd dans Des intellectuels et du pouvoir (Seuil, Paris, 1996), « au mieux de ses capacités, de dire la vérité », de risquer « son être sur la base d’un sens constamment critique », de refuser « quel qu’en soit le prix les formules faciles, les idées toutes faites, les confirmations complaisantes des propos et des actions des gens de pouvoir et autres esprits conventionnels » et surtout de s’engager « à le dire en public ». Il ajoutait aussi que « le choix majeur auquel l’intellectuel est confronté est le suivant : soit s’allier à la stabilité des vainqueurs et des dominateurs, soit – et c’est le chemin le plus difficile – considérer cette stabilité comme alarmante, une situation qui menace les faibles et les perdants de totale extinction, et prendre en compte l’expérience de leur subordination, ainsi que le souvenir des voix et personnes oubliées ».
Soeuf Elbadawi
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