En 1992 paraissait Le kaffir du Karthala aux éditions L’Harmattan. Un roman ambitieux sur une situation politique des plus explosives : les Comores sous le régime des mercenaires. L’auteur, Mohamed Toihiri, y racontait de quelle manière le Dr Idi Wa Mazamba, condamné à une mort certaine par un cancer, décidait de se sacrifier au service de son peuple, tout en critiquant le ronronnement dans lequel se réfugiait une certaine élite intellectuelle. Entretien avec l’auteur.
Que dites-vous de la grande solitude de l’intellectuel comorien ? Obligé de se terrer dans le silence sous peine de voir ses convictions mises à mal par l’opinion du grand nombre…
MOHAMED TOIHIRI : Si on appelle « solitude » cette île d’incompréhension ou cette impression de ne pas parler la même langue que les autres alors que l’on partage la même langue maternelle, et bien oui ! C’est vrai que l’intellectuel comorien vit une véritable « rupture » avec la société. Il y a comme une « fêlure intérieure ». Néanmoins, je crois qu’il est possible de dire qui on est et qu’est-ce que l’on pense, même si ce que l’on est et ce que l’on pense sont immédiatement qualifiés d’iconoclastes.
Dans Le Kaffir… votre narrateur n’y allait pas de main morte : « L’intellectuel comorien, cet homme, ancien rebelle de la pensée, tombé dans l’imitation coutumière la plus servile. Plus de pensée libre, ni de libre pensée. On le voyait souvent appuyer le conformisme le plus roide. Son « moi » social était surdéveloppé. Il ne pensait plus qu’à son shewo, cet honneur social dans lequel il se drapait avec des airs de vierge effarouchée. Il redevenait le doux fils du clan et de la caste ».
MOHAMED TOIHIRI : Absolument. Je continue à penser que le « moi » coutumier de certains « intellectuels » est « boursouflé ». Pas seulement ce « moi » coutumier, mais leur « moi » tout court. Pourriez-vous d’ailleurs nous aider un jour à définir ce terme dans son contexte comorien ? Rien n’est plus « horripilant » que cet intellectuel qui se dit intellectuel comme s’il suffisait de la méthode Coué pour que cela soit. Je crois que ce renversement de valeurs, qui fait que l’intellectuel n’existe que par sa pesanteur sociale, est dû au fait qu’il n’existe pas – hélas! chez nous – un terrain favorable pour l’exercice ludique de la pensée. Ce que Montaigne a appelé le jeu. Est-ce dû à la peur de froisser un tel ou un tel que l’on risque de rencontrer le lendemain dans la rue ?


Mohamed Toihiri, lors d’une rencontre au Muzdalifa House.
Votre personnage principal, lui, se sacrifie à la fin du Kaffir… au nom de sa liberté et au nom de la mémoire. Héros suicidaire ! Est-ce le prix à payer pour qu’un intellectuel puisse s’exprimer dans cette réalité comorienne ?
MOHAMED TOIHIRI : Je crois, hélas, que tant que ceux qui se disent intellectuels ou « cadres » – pitié ! pitié !- ou les « jeunes » politiques n’auront pas suffisamment de culture démocratique pour accepter la critique, pour accepter de voir leur nom ou leur photo apparaître sans leur aval, ce saut délicieusement vertigineux sera nécessaire. Comme quoi ce n’est pas parce que l’on a passé deux ans à Dakar ou à Amiens ou Rabat que l’on a une culture démocratique, et ce n’est pas parce que l’on se dit jeune que l’on est démocrate.
Dans un entretien accordé à RFI, vous vous insurgez contre le fait que l’intellectuel comorien confond son rôle de transformateur social « avec un engagement politique », où il s’agit essentiellement d’« aller à la soupe ». Vous le pensez toujours ?
MOHAMED TOIHIRI : Je le pense d’autant plus que je le vis tous les jours. Une des ex-émi- nences de ce pays, qui n’hésitait pas à se présenter comme un « intellectuel » lui-même me reprochait, en mon absence bien entendu, d’être un intellectuel substantif, un adjectif que personnellement je ne me suis jamais accolé. Il voulait dire que lui, en plongeant dans la politique comme dans un bain de confiture, en faisant de la politique ses seules sources de revenus, le seul moyen de gagner sa vie, il avait choisi la bonne voie. Il a peut-être raison, parce que à l’heure qu’il est, il est mille fois, que dis-je, cent mille fois plus riche que moi. Et puis quand tu choisis d’errer dans les landes et les sphères gratuites, épineuses et escarpées de la pensée, ne t’attend pas à être riche, ni à être compris par ceux dont l’essence de la pensée et de l’action est d’amasser.
Propos recueillis par Kamal’Eddine Saindou