Aux Comores, la culture survit dans un état second. On est à la limite de la scène de défiance, avec des acteurs qui ne savent que faire pour s’en sortir. La création récente de deux structures – Nguzo et Ilatso – pourrait possiblement réamorcer la pompe. Mais elles ne sont pas les seules à cheminer à cet endroit. Encore faut-il qu’elles aient les moyens d’innover dans un secteur à moitié défait.
On l’a dit et redit. Il y a longtemps que la scène comorienne stagne sur elle-même. Elle brille par son incapacité à charrier des dynamiques collectives. Ses interrogations exigent pourtant une réponse globale. Absent sur ce terrain, l’Etat est occupé à régler d’autres priorités, ailleurs. Quelque peu dérouté par la nouveauté, le public, lui, demande à se renouveler, les goûts et les habitudes ayant évolué depuis trente ans. A époque nouvelle, nécessités nouvelles ! Dans les années 1970, l’utopie du msomo wa nyumeni paraissait partagée par toute la jeunesse de l’archipel et permettait à de nouveaux récits de se formaliser, au nom du progrès et des luttes d’émancipation. La décennie suivante s’est étrangement enfoncée dans les petits calculs à horizon limité. On s’est mis à la jouer perso. A écraser plus faible que soi. Seuls s’en sortaient ceux qui avaient de l’entre-gens, qui connaissaient du monde et qui pouvaient frapper à la bonne porte.
Ceci expliquera peut-être le sentiment de défiance, qui tend les relations au sein de ce petit milieu. Mais d’autres soucis restent à prendre en considération. Par le passé, il n’y avait jamais d’enjeu à caractère individuel. A la fin des années 1970, on a vu arriver cette notion nouvelle de l’artiste avec son cortège de malentendus. On s’est retrouvé du jour au lendemain avec la gueule de bois. Avec en arrière-fond cette image de l’artiste omniscient et omnipotent, prenant le dessus sur la logique du groupe. Un élément nouveau et perturbateur dans un pays où tout se ramène traditionnellement au commun. Dans un de ses morceaux mythiques – Mdjuzi – Salim Ali Amir n’a pas manqué de signaler ce changement d’époque. Il a ainsi parlé des poètes, qui laissaient choir leur inspiration d’antan, pour s’inventer des manières d’exister dans les salons. L’appât du gain sur le front, ils mendiaient leur pitance, selon les nouvelles lois de l’offre. « Ngwandzo mali » chantait Salim dans une période où faire acte de création engageait à cheminer au-delà des frontières archipéliques connues : contrats, tournées, visas d’expatriation.



Au temps du mouvement culturel, des associations culturelles, des orchestres. Ici des militants du msomo wa nyumeni en train de répéter, un groupe de danse traditionnelle le jour de l’arrivée de Mitterand aux Comores, des membres d’Aouladil Comores à Moroni. Un temps qui n’était pas encore celui de l’artiste…
C’est aussi à ce moment-là que les ego et les querelles intestines ont décuplés, annonçant l’implosion de la plupart des associations portées sur le culturel au service de l’intérêt général. Ce petit monde s’est alors fragilisé, obligeant ses principaux acteurs à se soumettre à une étrange de loi, où ce sont les mêmes, qui, toujours, se pointaient devant les portes de l’ambassade de France _ le seul guichet culturel gratifiant de la place pour les ambitieux et les opportunistes. La coopération française, qui, culturellement, a besoin de tenir sa zone d’influence, a su s’ouvrir à ces acteurs culturels des temps nouveaux, qui, reniant le sens de leurs contenus et de leur savoir-faire, ont préféré se bousculer pour mériter trois francs six sous auprès du bailleur. Ces années-là, qui ont signé la fin des dynamiques collectives, ont consacré à jamais cette notion du créateur, pourtant inconnue sous nos tropiques, jusque-là. Le poète chez les Anciens répondait à une nécessité, empruntant volontiers le visage de la rue pour exister, sans cette obsession de perdurer qu’ont les artistes d’aujourd’hui. Créer n’était pas une fonction en soi, mais le moyen de contribuer à un moment de vie et de mémoire partagées en société.
A partir des années 1980, les choses changent, à une vitesse inattendue. Créer devient un moyen de survivre pour soi-même. Une autre conception, qui génère un esprit de compétition et des déchirements. Certains acteurs de cette scène ont commencé à vouloir plus profiter de leurs pratiques, sur un plan pécuniaire. D’autres sont partis se former à l’école occidentale. D’autres encore ont pris la tangente pour ne plus revenir dans le pays qui les a vus naître. Mais la volonté de se désolidariser du groupe les a tous éloignés de la logique-pays. Ils ont cheminé, pour les plus méritants, dans des univers où leur carrière s’effondrait, dès lors que les opportunités pour l’Europe se réduisaient. Opportunités, qui, la plupart du temps, étaient liées au seul hasard des rencontres, et non à une réflexion concertée et agissante pour le salut de tous.
De tous temps, ces acteurs ont exprimé leur méfiance, y compris face à l’Etat, qui, lui, a continué à les négliger. Les rares, qui se rapprochaient de lui, n’y allaient que de manière opportuniste et provisoire, en lien avec l’autorité du moment. La même logique accompagnait les relations avec le monde de la coopération. Celui qui payait l’orchestre, avait la main sur la partition. Et bien que certains s’en rendissent très vite compte, la défiance entre les uns et les autres fut telle qu’aucune initiative commune n’aboutissait. Tout le monde prétendait en même temps avoir tout tenté, histoire de se dédouaner la conscience. Il y a un peu plus d’un an, cependant, que des acteurs culturels indépendants ont voulu prendre le taureau par les cornes. Ils ont commencé à se voir dans le but de changer la donne. Ils ont sollicité certains des plus connus parmi eux. Cheikh Mc, Lee Nossent, Seush, Salim Ali Amir, Abdallah Chihabi à Ngazidja ont été approchés. Et l’idée est née en février 2022 de fédérer des artistes dans la moiteur du Muzdalifa House à Moroni _ Une première étant donné la situation désespérée dans laquelle patauge certains de ces acteurs. Mais comme souvent, il y eut beaucoup de paroles et très peu d’action. L’idée a vite été suspendue aux egos des uns et des autres…



L’artiste Lee Nossent, président de Nguzo, en train d’oeuvrer dans son lieu à Mapvinguni, le styliste Abdou Chakour à la tête d’Ilatso au Muzdalifa House, le ministre de la culture Djaanfar Salim.
Une éclaircie a néanmoins été trouvée, à la suite d’une entrevue récente avec Djaanfar Salim, le ministre chargé de la culture au niveau de l’Union. Sa promesse d’une ligne de subvention de l’Etat fit sentir le besoin à tous de concrétiser la proposition sur un possible front commun. Les choses se sont précipitées, en même temps que se faisait sentir les conflits d’intérêt entre les créateurs ainsi rassemblés. Et deux associations – ironie du sort – se sont créés à la suite de ce mouvement en apparence soudain. Le même jour – un 9 septembre – deux assemblées se sont constituées, l’une au Retaj avec des artistes maintes fois consacrés, l’autre au Muzdalifa House avec des noms un peu moins connus. La première se nomme Nguzo, avec à sa tête le chanteur Lee Nossent, la seconde Ilatso, avec comme président le couturier Abdou Chakour. L’appellation de la première signifie le « pilier », comme une manière de donner sens au rassemblement autour d’une force commune. Celle de la seconde signifie un « leurre » chez les devins, une manière de déjouer l’adversité dans la cosmogonie comorienne et d’avancer dans l’ombre. Dans les deux cas, l’essentiel semble de défendre et de protéger les droits des acteurs réunis.
En soi, l’enjeu rappelle d’autres situations associatives, similaires mais probablement moins médiatisées. Mais le tout n’est pas de créer une association. Encore faut-il se donner les moyens de la rendre utile aux yeux du grand nombre. Qu’il y en ait dix ou vingt, qu’elles se prénomment CCLB, CCAC, Pomwezi ou Uwanga, l’essentiel est qu’elles rendent toutes service aux principaux concernés _ les artistes et leur public. Or ce n’est pas toujours le cas. A commencer par l’état de lieux à opérer, pour offrir ne serait-ce que des éléments de compréhension aux partenaires éventuels de cette scène. Djaanfar Salim, le nouveau ministre de la culture, qui dit ne pas saisir ce que ses prédécesseurs ont pu faire à son poste avant lui, est le premier à révéler aux créateurs qu’il existe, par exemple, une ligne budgétaire les concernant, mal employée, bien que significative, au sein de son ministère. Le cœur sur la main, il se se dit prêt à soutenir toute initiative, de nature à faire avancer le secteur. Mais les promesses n’engageant que ceux qui les entendent, la prudence reste de mise. Car la vraie question demeure. Les acteurs culturels sont-ils prêts à changer de logiciel et à identifier une communauté de problèmes, n’engendrant pas de compétition puérile entre eux ?
Tant que les premiers s’attaqueront aux seconds, en étant dans le même camp, rien n’avancera. Faire front commun, comme dans les années 1970, à l’époque du « mouvement culturel », a toujours eu plus de sens. En attendant de savoir comment y répondre, les associations Nguzo et Ilatso, qui ne se parlent pas, qui ne communiquent pas entre elles, feignent de s’atteler à des urgences, chacune de son côté. L’accès aux moyens de production et de diffusion pour la plupart des créateurs leur paraît être une nécessité. La mise en place d’un réseau de diffusion locale en est une, aussi. La formation en ingénierie, notamment au niveau de l’administration culturelle, y participe. La logique actuelle, qui consiste à miser sur l’événementiel, ne permet pas de pérenniser les actions menées à leurs yeux. D’autant que les choses sur le plan culturel n’ont que trop peu avancées dans le pays, ces dernières années. La technicité, le rôle des accompagnateurs, les moyens mis à contribution, le rôle du public que l’on oublie souvent d’interroger, la fameuse politique culturelle, qui, jamais, n’arrive. Tout est à reconsidérer. Mais l’entente entre les différents acteurs paraît essentielle, avant de chercher à imaginer des solutions durables pour le secteur. A moins de vouloir se retrouver sur les mêmes schémas que d’habitude, avec les uns qui montent des festivals sans festivaliers, les autres qui travaillent à leur consécration avec un public limité, et des difficultés insurmontables, qui ne disparaissent que lorsque déboulent des talents venus de l’ailleurs pour briller sur cette scène. 2022, pour ne citer que cette expérience récente, n’a consacré que des artistes étrangers sur la scène de Maluzini à Moroni. De quoi rendre plus d’un perplexe à l’heure où les gens de la direction nationale de la culture travaillent à inventer un statut pour l’artiste…
Med
A la Une : certains membres de l’association Ilatso le 9 septembre 2022.