Est-il possible idées de débattre de tout dans l’archipel ? Après le dialogue avorté autour de Moroni Blues/ Chap. II (Bilk & Soul), retour sur un débat qui soulève l’absence de débat. Les conférences accompagnant la sortie du livre de notre collaborateur Soeuf Elbadawi ont suscité une levée de bouclier et un tract nauséabond dans la capitale. Au-delà de l’appréciation de l’ouvrage, la rédaction de Kashkazi a été interloquée par ces réactions visant à tuer toute tentative de débat. Simple paresse intellectuelle ou refus d’un échange d’idées enraciné dans une structure sociale qui aliène la critique sociale ? Cet article est paru dans le numéro 61 du journal Kashkazi, sorti en mars 2007.
Au hasard des lectures, notre regard s’est posé sur un passage du discours antillais d’Edouard Glissant sur l’effort « intellectuel » où il explique que « la tentative d’approcher une réalité tant occultée ne s’ordonne pas tout de suite autour d’une série de clarté » et réclame de ce fait « le droit à l’opacité ». Cela justifie le saut en arrière que propose d’effectuer cet article afin de diagnostiquer le mur de pierres qui s’est abattu sur Moroni Blues pour tenter de l’ensevelir. Le livre de l’essayiste, dramaturge et journaliste Soeuf Elbadawi[1] ne fait rien d’autre que cet effort « intellectuel » d’avancer dans les obscurs dédales d’une cité qui se refuse à adopter les contours de la ville capitale qu’elle est devenue. En touchant du doigt une réalité que les témoins quotidiens croisent sans voir, l’auteur oblige nécessairement à une plongée dans la mémoire collective pour faire ressortir les raisons enfouies de cette cécité. Dans cette fouille de la mémoire, l’auteur n’a pu s’éviter de mettre les pieds dans des lieux interdits. Il interpelle les siens sur les archaïsmes, les enfermant dans des schémas dépassés par les mutations spatiales de leur cité. Afin de comprendre les rigidités d’une tradition à laquelle ils s’accrochent tels la chauve-souris qui ne veut pas lâcher la branche sur laquelle elle est suspendue par peur du vide, quitte à ne jamais progresser. Un pavé dans le débat social ! Moroni Blues/ Chap. II éclabousse évidemment, parce qu’il exprime à la cité moronienne la nécessité vitale de se projeter au-delà des remparts qui l’emprisonnent dans une perception intra-muros, la seule condition pour parvenir à construire une nouvelle citoyenneté.
Pour une fois qu’un auteur ne s’attache pas à nous renvoyer le reflet complaisant de nous-mêmes, mais questionne une réalité pour comprendre « les forces en œuvre » dans ce processus de repli villageois, il entre nécessairement comme un loup dans la bergerie. L’écriture prend du coup le contre-pied du compromis social qui voudrait qu’elle en soit le reflet. L’auteur n’est plus dans la posture du lettré-notable, cet alter ego du notable de tradition orale. Il n’assène pas de leçon magistrale, de vérité absolue et incontestable – en tout cas pas contestée – qui maintient son public dans des lieux communs et qui l’empêchent d’investir d’autres horizons. En se positionnant hors de cet espace non-productif de l’écriture convenue, Soeuf Elbadawi bouscule l’ordre établi. Alors que le lettré-notable s’évertue à ressembler au « corps collectif », Moroni Blues se distingue de la masse et se démarque de la norme. Il est le fruit d’une réflexion propre et personnelle, et par essence, ne prétend pas distiller une vérité. Il apporte juste un regard, celui de son auteur. Si un tel travail est voué à un quelconque destin, – et dans ce cas seulement, il aura eu le mérite d’exister -, c’est de provoquer un débat, susciter un échange d’arguments et de contre-arguments, alimenter la réflexion et espérer contribuer à la transformation sociale.
Or, c’est tout l’inverse qui s’est produit à Moroni, lors de la rencontre provoquée par l’auteur de Moroni Blues/ Chap. II. Le public attendait quelqu’un qui lui assène des vérités, et non qui le pousse à réfléchir. Déstabilisé par cette posture inédite sous nos tropiques de la part de l’auteur, et ne disposant pas des codes du nouvel espace que l’écrivain propose d’investir, le public a paru perdre ses repères. Ceux qui pouvaient saisir l’instant d’un vrai débat, se sont ligués contre le conférencier, prenant prétexte de menus détails pour lui faire le mauvais procès de celui qui « n’a rien compris », « qui confond tout ». Les réactions qui suivront cette rencontre ont été plus sournoises, mais non moins claires dans leur intention d’étouffer le principe même du débat.

Moroni vue depuis la mosquée Al-Qasmi…
Une telle réaction qui consiste à avancer voilé, à s’en prendre à celui qui dit et non à opposer des arguments aux siens, vise à retirer la parole (qu’elle soit dite ou écrite), sous prétexte que celui qui se l’approprie n’est pas habilité. Une première raison de l’absence de débat aux Comores tient dans cette idée d’une légitimité de la parole qui n’est pas le fruit d’une construction personnelle, mais le caprice du groupe. Celui-ci s’arroge le droit de l’accorder à qui il veut. « Au nom de qui – et non de quoi – veux-tu prétendre au droit à la parole ? » dixit la pensée populaire. La parole se transmet ainsi par filiation au même titre que le sang ou la noblesse. La parole devient héritage. Elle ne se prend pas, elle se lègue : « Je suis griot, parce que fils de griots ».
Héritière de la tradition orale dont le processus de conservation passe par la répétition, la parole ne se nourrit pas du temps qui court. Ce qui « la prostituerait » sans doute. Elle a vocation à conserver sa propre voix. Elle est mémoire, donc figée, hermétique à toute contestation. La destituer de ce trône reviendrait à « l’altérer ». Ce qui mettrait en cause la vérité originelle qu’elle est censée véhiculer. On retrouve dans cette résistance au débat, la peur de la remise en cause de l’ordre établi. Décoffrer la parole de ce marbre, c’est prendre le risque de la rendre intelligible et accessible, donc possible d’être décodée par la plèbe. La laisser filer dans la bouche du premier venu, c’est accepter de dépouiller ses prétendus dépositaires. Là aussi, le risque est grand de perturber les codes du statut social qui s’attache à ce droit à l’expression. C’est toute une conception de la cohésion sociale qui emprisonne le débat et le vide de son sens. La place publique (le bangwe) est en ce sens le lieu privilégié du non-débat. C’est donc dans les fondements mêmes de la société comorienne qu’il faut chercher les mécanismes qui bloquent toute possibilité d’échange des idées. La stratification sociale en classes d’âge établit des frontières entre les groupes. La communication se fait suivant des normes obéissant à la structure verticale de l’organisation sociale. Ce qui établit une relation de soumission à la hiérarchie sociale qui n’autorise pas un véritable échange intergénérationnel. Le seul espace de débat n’est donc possible que sur le plan horizontal au sein du même groupe d’âge.
Même à ce niveau, il est difficile d’établir des règles. Seul lieu où l’égalité sociale est possible, le groupe se montre réticent à laisser s’exprimer les différences individuelles, pour conserver son homogénéité. Cette dictature du groupe est poussée à son extrême au point de réprimer toute affirmation personnelle, qu’elle soit comportementale ou au niveau des idées, qualifiée d’attitude déviante, voire étrangère (twabia ya shizungu). C’est dans cette optique qu’il faut décrypter les reproches de certains auteurs comoriens qui ont jugé que la démarche de l’auteur de Moroni Blues est celle d’un « civilisateur ». Penser différemment c’est se situer hors du champ social traditionnel. On touche là au déni du « moi », à la négation de l’individu capable de penser par lui-même. « Enda hata, ngodjo redjeyi pvanu ». Une fois que tu auras fait le tour, tu nous reviendras. Autrement dit : quel que soit son esprit d’ouverture, le Comorien finit par retourner dans la coquille sociale. Ce fatalisme sert souvent d’excuse pour les cadres du pays cherchant à justifier leur incapacité à construire un projet de transformation sociale qui passe nécessairement par une prise sur le réel. Un réel que l’on fuit physiquement par l’exil ou intellectuellement en suivant la masse. « On peut parler ici de liberté économique, mais pas de liberté individuelle », soutient l’étudiant en sociologie et syndicaliste Boinali Saïd. « Cette question n’a d’ailleurs jamais été posée : la liberté du sujet… Ici, l’individu au sens occidental du terme n’existe pas. Il se nourrit du groupe en tant que moyen d’exister, et réciproquement le groupe a besoin de l’individu pour le substituer. Quelqu’un qui sort de la norme s’exclut du groupe. Ce n’est pas le groupe qui le rejette, c’est lui qui ne se nourrit plus du groupe ». Il sort des clous comoriens pour rejoindre la réflexion occidentale ; est qualifié – péjorativement – de m’zungu, d’assimilé… Mais pourquoi ne l’écoute-t-on pas ? « Provoquer le débat, c’est provoquer le désordre », dit B. Saïd. « Nous avons pris l’habitude, à Moroni comme à Mamoudzou, comme à Mutsamudu, de penser le désordre comme venant de l’extérieur. Les relations claniques n’acceptent pas qu’un désordre puisse venir de l’intérieur. Ce n’est pas possible ! » Si l’on ose aborder la question de l’esclavage à Moroni, de la comorianité de Maore à Mamoudzou, de la notabilité féodale partout, alors, « on est considéré comme un traître », soutient B. Saïd. Et fort logiquement, « aucun individu n’a envie de passer pour un traître ».



Moroni, sa place, ses citoyens, de première et seconde zone…
Les seuls qui assument sont aussitôt perçus comme fous. Isabelle Mohamed, enseignante observatrice de la société comorienne depuis des années, note pour sa part que de tout temps, le fou a eu un rôle au village. « Quelqu’un qui sort de la norme devient automatiquement pour les autres un fou. Un fou qu’on écoute, mais qui n’est pas pris au sérieux. D’ailleurs, les personnes qui sortent de la norme acceptent de se construire une image de fou. A Anjouan, [l’auteur à la réflexion très poussée, ndlr] Saindoune Ben Ali est considéré comme fou, et il cultive cette image ». Selon elle, « ceux qui critiquent la société sont des êtres considérés à part. Quand je demande à mes élèves « quel est votre avis ? », je sens que cette question recèle une violence, car ni dans la famille, ni dans la littérature orale, on ne demande l’avis des individus ». Ce déni de la pensée pose selon Boinali Saïd « le problème du développement ». Comment une société qui refuse le désordre de l’intérieur, donc l’autocritique, peut-elle évoluer ? Si pour B. Saïd la colonisation a joué un rôle essentiel dans cet enclavement –« le système colonial a permis aux villages de se constituer en tant que villages fermés », le bangwe est également générateur de statu quo : « L’écrit permet des modifications structurelles. A l’inverse, l’oral permet la transmission du savoir. L’oral fixe. L’art de la palabre n’est pas celui de changer les choses, mais celui de la parole. Si je veux palabrer, je dois respecter le modèle qui m’est fixé. Pour changer, on est obligé d’utiliser le support écrit ». « La parole », renchérit Isabelle Mohamed, « n’est pas faite pour résoudre des problèmes, elle est fait pour avancer dans la société ». Notre enseignante voit d’autres raisons à ce refus de l’autocritique, comme la mondialisation, qui met en danger la spécificité culturelle et pousse au repli sur soi. En outre, les strates sociales, dont certains sont encore considérées comme inaudibles, ne permettent pas l’apport d’idées neuves, le métissage des pensées. « Personne n’accepterait à Mutsamudu qu’un gars du Nyumakele vienne faire des propositions », dit-elle. Or ce ne sont pas les strates dites supérieures, donc privilégiées, qui vont apporter un discours critique. On ne scie pas la branche sur laquelle on est assis confortablement…
En 1989, après la mort du président Abdallah, les dirigeants du Front démocratique et notamment son chef Moustoipha Saïd Cheik retrouvent leur liberté. Dehors, les militants de base attendaient ce moment pour engager un débat sur la stratégie du parti et sur le comportement des « cadres » qui avaient retourné leur veste au premier coup de semonce. Au congrès de ce parti en 1990, le débat a été escamoté, évitant l’exercice de bilan qui aurait permis sa reconstruction. Cette stratégie d’évitement dans le débat est à l’origine de l’implosion de la société civile comorienne, qui, parce qu’elle n’a pas su provoquer le débat nécessaire pour repenser son rôle de force citoyenne, s’est laissée instrumentaliser par les politiques. Tant que le pays ne fera pas le bilan de trente années d’échec politique, il ne peut construire un vrai projet de développement. Mais personne ne s’y aventure, de peur de devoir demander à Mouzawar Abdallah, Ali Mroudjaé, Abbasse Djoussouf, Caambi El Yachourtui, Mtara Maecha, Saïd Ali Kemal, Abeid, Abdallah Ibrahim et à d’autres des comptes sur leur responsabilité dans la déstabilisation du pays. A travers leur complicité avec la France, avec les mercenaires et avec tous ceux qui ont mis les Comores en coupe réglée. « Notre histoire est trop récente et ses acteurs sont encore vivants. Comment voulez-vous qu’on en parle avec sérénité ? » nous confiait récemment un politicien, tout en admettant que ce travail est nécessaire, afin de poser les fondements d’une nation. Il est facile de parler des absents. Beaucoup préfèrent cette lâcheté au courage d’affronter le réel. Dans un dossier sur la mémoire aux Comores[2], nous soulignions une certaine propension à l’amnésie. Mais si la mémoire individuelle peut être défaillante, la mémoire collective reste vivace et tout processus de construction est vain si on ne l’interroge pas.
Kamal’Eddine Saindou & Remi Carayol
[1] Lire Kashkazi n°60. Moroni Blues Chap. II est paru en 2007 aux éditions Bilk & Soul.
[2] Bangwe n°1 in Kashkazi n°53.